chapitre 34

Elisabeth

Je suis allée au Sam's Paradise dans l'idée que boire un smoothie et manger une gaufre au Nutella avec supplément chantilly et morceaux de fraise me réconforterait.

Puis je me suis rendu compte que cette collation alimentait au contraire mon moral défectueux. Alors j'ai reposé ma cuillère, et j'ai laissé de côté ma gourmandise.

Depuis vingt minutes, je promène mes yeux un peu partout dans le diner. Cela m'occupe de voir les autres s'empiffrer sans se soucier de leurs problèmes. Une fillette joue avec la paille de son smoothie. Je ne lui donne pas plus de sept ans. Ses cheveux, longs et noués dans une tresse sophistiquée, lui arrivent jusqu'au dos. Je n'ai jamais vu de chevelure aussi belle : elle brille, s'agite gracieusement, et ne comporte aucun nœud. À quand remonte l'époque où mes cheveux étaient aussi faciles à entretenir ? La petite fille surprend mon regard. Elle m'offre un joli sourire qui me permet de voir qu'il lui manque une dent du haut. Cette imperfection la rend d'autant plus mignonne. Je suis au bord du trou, et même pire, mais je m'efforce de lui rendre le sourire par gentillesse.

Maman pense que je fais une petite dépression, ce qui est ridicule car on sait tous que la dépression est une maladie mentale qui n'est pas à prendre à la légère, et qui ne survient probablement pas à la suite d'une simple rupture d'adolescents. À la rigueur, je suis déprimée. En tout cas, c'est ce qu'attestent mes larmes lorsque je tombe sur le morceau de The Midnight chaque soir avant de dormir. C'est celui que Kai m'a fait découvrir, du coup, c'est plus fort que moi, dès que les premières notes commencent, je repense à lui et m'effondre en pleurs. Je sais que c'est bête et que j'ai l'air d'une faible d'esprit. Peut-être que je le suis vraiment, après tout ? Robert, avec qui ma mère a parlé de mon état, avance qu'il me faut seulement quelques heures de sport dans la semaine pour aller mieux. Pour lui, rien ne vaut les petits exercices physiques matinaux. Il n'y a pas pire comme bêtise, mais je le laisse croire qu'il a raison. Ce n'est pas pour autant que je me mets à la tâche. Et puis quoi encore ? Broyer du noir est une chose. Broyer du noir en courant, c'en est une tout autre.

Je me suis documentée. J'ai fait de nombreuses recherches pour comprendre comment me sortir de cette émotion douloureuse. Comme les livres ne m'aidaient pas vraiment, j'ai dû préciser mes problématiques sur Google. Par exemple, j'ai tapé sur la barre de recherche Comment oublier la personne qu'on aime ? Je suis alors tombée sur un article qui proposait 18 étapes plus débiles les unes que les autres. De guerre lasse, j'ai ensuite cherché Comment faire pour ne pas détruire sa relation avec sa meilleure amie ? et Comment avouer à sa meilleure amie qu'on est sorti avec son ex ? La conclusion de tout cela : effectuer ces recherches était une vraie perte de temps.

— T'en tires une tête, toi ! surgit la voix de Sam par-dessus mon épaule.

Il vient s'installer sur le siège en face de moi. Son tablier est taché d'huile à friture et sa charlotte retombe un peu sur le côté droit, lui conférant un air comique.

— Salut, Sam.

Je perçois moi-même la tristesse dans ma voix. Super.

— Je te regarde depuis tout à l'heure, qui n'as pas touché à un seul morceau de ta gaufre. Elle n'est pas bonne ?

— Pas du tout. Rassure-toi, tout ce que tu fais est délicieux. Je n'ai aucun appétit, c'est tout.

Je triture nerveusement les cuticules de mes ongles.

— Est-ce que ça va, Elisabeth ? demande doucement Sam.

Je n'ai pas la force de lui mentir.

— Pas trop, reconnais-je.

— Petit coup de mou ?

— Petit coup de mou, oui.

Mon interlocuteur esquisse un air consolateur. Cela ne dure qu'une fraction de seconde, et pourtant, j'ai l'étrange impression de voir mon frère en lui.

— Qui t'a brisé le cœur, ma petite ?

— Personne. En fait, c'est plutôt moi qui ai brisé le cœur de quelqu'un.

— Ça m'étonne de toi mais, si c'est le cas, alors tu devais avoir une bonne raison, tranche Sam.

Mes épaules se lèvent toutes seules. Sa totale confiance en moi ne fait qu'accroître ma culpabilité.

Il se penche vers moi, comme s'il était sur le point de me faire une confidence.

— Tu veux m'en parler ?

— Je ne voudrais pas te déranger. Tu dois avoir beaucoup de travail en cuisine...

— Oublie ça, d'autres personnes s'en chargent. Je suis là jusqu'à ce que tu ailles mieux, d'accord ? C'est le minimum que je puisse faire après toutes les fois où ta mère et toi m'avaient consolé. Crois-moi, une oreille attentive te fera le plus grand bien.

Et il a raison.

Une demi-heure plus tard, après lui avoir résumé mes dernières péripéties, je me sens un peu plus légère. Parler de tout et de rien sans redouter des sermons ou des jugements s'avère être libérateur, digne d'une séance de thérapie. Je devrais partager mes émotions avec quelqu'un plus souvent.

— Donc, si je comprends bien, reprend Sam, tu aimes un garçon, et ce garçon t'aime aussi, mais vous ne pouvez pas être ensemble parce que Shirley est sortie avec lui et qu'elle souffre de savoir qu'il a tourné la page ?

— C'est ça.

— Et tu dis qu'elle ne sait toujours pas que c'est toi que Kai a fréquenté ?

— Tout juste.

Sam tire la grimace, l'air de penser que la situation craint. Et c'est le cas de le dire.

— Vous avez un code entre filles, non ? Du genre « Les copines avant les mecs, sinon je te cause plus, pouffiasse ! » pépie-t-il en imitant la voix d'une adolescente hystérique.

Je ris. Il en rajoute une couche en adoptant une posture de pin-up. Incroyable ! Il imite à la perfection Grace et Chloe.

— Si on omet le « pouffiasse » et l'attitude de bimbo, oui, c'est vrai, Shirley et moi fonctionnons comme ça. C'est mal ?

— Je n'en sais trop rien, avoue Sam. D'un côté, je peux comprendre qu'il y ait cette forme de respect entre vous. Mais d'un autre côté, c'est un peu dictatorial comme attitude, non ? Shirley sort avec qui elle veut quand ça lui chante – et corrige-moi si je me trompe, elle n'a pas l'air d'être quelqu'un qui ressasse le passé en s'apitoyant sur son sort, puisqu'elle finit toujours par avoir ce qu'elle veut. Malgré ça, tu ne la juge pas et tu acceptes son train de vie, même s'il ne te viendrait jamais à l'idée de vivre de la sorte.

— Où veux-tu en venir, Sam ?

— Je dis juste que c'est facile de se mettre à sa place quand on sait que c'est elle la plus expérimentée de vous deux. Mais pourquoi ne serait-ce pas à elle de se mettre à la tienne, cette fois-ci ? Kai est ton premier copain, et il est incontestable que tu es amoureuse de lui. Si Shirley te considère vraiment comme sa meilleure amie, elle le comprendra et finira par accepter votre relation.

Je fais tournoyer la cuillère dans mon verre, le cerveau tournant à plein régime. Derrière moi survient un bruit de canette que l'on ouvre, mais je suis trop focalisée dans mes pensées pour y prêter attention.

Je n'ai aucun doute sur le fait que Shirley m'aime. Mais soyons réalistes : si je lui avouais que je suis celle avec qui Kai est sorti après elle et que tout cela s'est fait à son insu, notre amitié en pâtirait forcément. Il y a des choses que l'on ne peut accepter dans une amitié, et le mensonge n'en fait pas exception.

Grace

J'étais en train de siroter mon soda quand j'ai surpris une conversation à la table voisine. Du coup, j'ai ouvert grand mes oreilles pour savoir ce qu'il retournait. Quand je me suis rendu compte que c'était la geek à vélo qui pleurnichait sur son sort, j'ai pris soin de ne pas en louper une miette.

À présent, je sais tout. Non seulement la gamine a rompu, mais en plus c'est elle qui l'a décidé. Oh, et j'oubliais le plus important ! Le mec en question n'est pas Bill, comme tout le monde le pensait, mais Kai, alias le brun ultra-hot qui a joué avec nous à Action ou Vérité à la fête de Fabianna. Incroyable, hein ? Franchement. Qui aurait cru que les geeks se taperaient un jour des bêtes de sexe ? On aura beau dire ce qu'on veut à son sujet, Elisabeth est très intelligente. Elle a réussi à embobiner tout le monde, y compris Shirley, sa meilleure amie.

Mon regard se pose sur la blonde qui me fait face. La bouche de Chloe s'anime. Elle est sûrement en train de jacasser à propos d'un sujet auquel je ne porte aucun intérêt. Ce qu'elle peut être un moulin à paroles ! Comme à l'accoutumé, je la laisse parler dans le vent, et réfléchis en silence, la paille entre mes lèvres. Mon Coca Cola Light a le goût des représailles que je suis sur le point de mettre en place.

De quelle manière ajouter mon grain de sel dans la vie tumultueuse d'Elisabeth ? J'ai envie de ficher la pagaille, c'est plus fort que moi. Je veux l'emmener au casse-pipe afin de voir de quel bois elle se chauffe. Si, sur le front, son comportement corrobore avec l'image prude qu'elle renvoie. Je suis sûre que non. Les gens calmes cachent en réalité une facette beaucoup plus sombre de leur personnalité, c'est de notoriété publique. Je parle en connaissance de cause. Aujourd'hui je suis sûre de moi et j'ai le monde à mes pieds, mais il n'en a pas toujours été ainsi.

Du temps où j'étais au collège, je pesais plus de quatre-vingts kilos pour 1m62. Mes parents disaient que j'étais potelée, mais c'est faux. J'étais obèse. J'étais grosse. Les couches de graisses que supportait mon squelette m'occasionnaient des maux de dos et des essoufflements au moindre effort physique. Pour aller en cours, j'avais droit à un laissez-passer pour prendre l'ascenseur, car les escaliers me causaient trop de difficultés respiratoires. Dans le bus, je prenais deux places au lieu d'une, ce qui me valait le regard haineux de mes camarades. Ils m'en voulaient de ne pas être attirante. Comme si j'avais choisi d'être comme ça !

À chaque récréation, c'était la même rengaine : je me précipitais dans les toilettes pour ne plus avoir à être le centre des moqueries. Sale truie. Espèce de grosse vache. Dents écartées. Tous les surnoms y sont passés. Entre ces quatre murs je ne me sentais pas plus rassurée, mais j'avais au moins le loisir de pleurer tout mon soûl à l'abri de tous.

C'est dans ces toilettes que j'ai fait la rencontre d'Elisabeth. Comme moi, elle s'enfermait dans une cabine pour laisser couler ses larmes. Nous souffrions toutes les deux, chacune à notre manière, et pourtant nous n'avons jamais jugé utile de nous adresser la parole. Dans ce collège de malheur, le silence valait mieux que les mots. Pour rien au monde je n'aurais brisé ce semblant de tranquillité.

Je n'ai jamais compris pourquoi Elisabeth ressentait le besoin de se réfugier dans les toilettes elle aussi. Elle n'était ni obèse, ni moche, ni même détestée par les autres. Il est vrai qu'elle n'avait pas un paquet d'amis autour d'elle, voire aucun ami du tout, mais on lui foutait la paix. Personne ne la bousculait dans les couloirs, personne ne lui volait son goûter en prétextant qu'elle devait se mettre à la diète. Bordel, personne ne lui mettait de force la tête dans la cuvette en la traitant de mange merde !

Parce que je ne saisissais pas pourquoi elle se coupait volontairement d'un monde qui ne lui causait aucun tort, j'ai fini par éprouver de la colère envers elle. Et plus j'ai grandi, plus j'ai eu du mal à la supporter. Si je ne la porte pas dans mon cœur, c'est parce qu'elle me rappelle l'ancienne moi : renfermée sur elle-même, éperdument triste. Là où j'ai évolué, elle n'a fait que se conformer à son passé. Et je déteste ça.

Alors que plusieurs idées germent dans ma tête, de celles qui réveilleraient Elisabeth d'un bon coup de pied dans les fesses, un souvenir fugace refait soudain surface.

Ah oui, c'est vrai, j'avais oublié... ça.

Pas plus tard que trois jours, Elisabeth et moi avons fait un deal : elle garde le silence sur ma passion pour la mécanique, et en contrepartie, on lui lâche les baskets, Chloe et moi. J'ai donc une putain de dette envers elle.

Ça m'énerve ! Elle a bien fait son coup, la maligne. Sur le moment, je l'admets, j'étais tellement paniquée qu'elle m'ait prise en flagrant délit que j'ai accepté le compromis. Je craignais qu'elle moucharde pour de vrai, dévoilant à tout le monde ce côté garçon manqué et émotionnel de ma personnalité. À Jacksonville, personne n'est au courant que je travaille dans le garage de mon père. Cette activité est mon petit gagne-pain mais aussi la plus grande de mes passions. Ça ne viendrait jamais à l'esprit de quelqu'un qui croise ma route que j'aime être recouverte d'huile moteur. Que j'adore utiliser un pied à coulisse, poncer une carrosserie, manier une clé à molette, frapper au marteau sur de l'acier poli et... tout ça, quoi. Si cette information fuitait, je perdrais instantanément toute crédibilité. Les filles se moqueraient de moi et les garçons m'éviteraient parce qu'ils me trouveraient trop masculine à leur goût. Quant à Chloe, elle sauterait tout de suite sur cette occasion pour me regarder de haut, elle qui a horreur de se salir le moindre ongle.

Foutue deal à la con ! J'ai horreur d'avoir les fesses entre deux chaises.

— ... et puis c'est là que je lui ai dit que... Hé ! Tu m'écoutes ou quoi ? s'élève la voix criarde de Chloe, qui vient de se rendre compte que j'avais décroché de son monologue.

— Hmm...

Cette onomatopée a le mérite de la convaincre.

— D'accord ! Tant mieux ! Donc je disais...

Elle se remet à jacter à tort et à travers. Bla-bla-bla. Pia-pia-pia. Patati-patata. Je regrette d'être sortie avec elle, comme bien d'autres fois d'ailleurs. Elle parle beaucoup trop, c'est horrible !

Elisabeth se lève de son siège. Elle s'en va. Je reprends mon sérieux, mes yeux la suivant en filature jusqu'à ce qu'elle sorte du diner. Tout à coup, son regard croise le mien à travers la vitre. Mes épaules se voûtent : un sourire faiblard flotte sur ses lèvres. Je comprends très bien ce qu'elle essaie de me dire. « Tu as entendu tout ce que j'ai dit, mais n'oublie pas ce que je sais aussi sur toi. »

Je suis prise d'un rire qui fait sursauter Chloe.

Un point pour toi, Miss Geek.

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