chapitre 32

Kai


Dans mon travail, la patience est primordiale pour mener à bien le service. Les clients attablés prennent toujours entre deux et trois minutes pour réciter leur commande – la plupart parce qu'ils hésitent au dernier moment entre deux choix sur le menu. Attendre qu'ils se décident est donc quelque chose que je maîtrise plutôt bien.

    Enfin, pas ce soir-là.

    Le couple dont je m'occupe – deux quinquagénaires aux coiffures bouclées à coup sûr par une armada de bigoudis – met un millénaire à jeter son dévolu sur les desserts. De plus, ils ont un coup dans le nez, ce qui les rendent assez lourdingues. Je fais mine de les guider sur leur choix final, pressé d'en finir, mais ils ne semblent pas s'en formaliser. Pour tout dire, ils discutent entre eux sans même me remarquer. C'est à se demander à quoi je sers. Pour faciliter mon humeur, je me plais à espérer qu'ils sont blindés de thunes et qu'ils me gratifieront d'un pourboire d'au moins cinquante dollars en partant. Mais entre nous, il y a peu de chance que cela arrive. En général, les gens de la haute donnent peu. Ce sont ceux qui ont le moins d'argent qui se montrent le plus généreux.

—    Eh bien, eh bien. Nous prendrons finalement des glaces, jeune homme ! tranche l'homme en refermant la carte.

    Alléluia. Moi qui pensais mourir ici...

—    Quels parfums ? demandé-je, prêt à rebrousser chemin.

—    Vanille bourbon, s'il vous plaît, répond la femme. Il y a bien de l'alcool dedans, n'est-ce pas ?

    Je dois faire preuve d'un self-control surhumain pour ne pas ricaner. Elle vient de soulever un lièvre, là.

—    Vous m'en voyez navré, mais il n'y a pas d'alcool dans le parfum vanille bourbon, Madame.

—    Mais le bourbon est bien du whisky, non ?

—    Je vous l'accorde, mais il est aussi un terme propre à la vanille. C'est comme ça qu'on appelle la production de cette épice.

—    Allons bon, la vanille est une épice, maintenant ?

—    L'épice d'un fruit, pour être plus précis.

    La bonne femme ne cache pas sa déception. Son teint vire au rouge, dû aux verres qu'elle a ingurgités tout au long de la soirée, ou bien parce qu'elle déteste qu'un simple serveur de mon acabit la corrige sur un sujet qu'elle ne maîtrise pas. Si seulement je pouvais l'envoyer se faire foutre et lui dire que j'ai d'autres choses plus importantes à régler dans ma vie qu'une vulgaire histoire de vanille bourbon. Mais les directives sont claires : le client est roi, et ce qu'importe si celui-ci est une vieille pie qui confond un alcool et une épice.

—    Donc, pour résumer, le vanille bourbon est un type de vanille et il n'y a aucune goutte d'alcool dedans ? avance-t-elle, comme si elle s'attendait à ce que je me rétracte et lui dise que c'est elle qui a vu juste.

—    C'est ça.

—    Très bien. Nous prendrons des glaces au rhum raisin, dans ce cas.

—    Autre chose ?

—    Non. Ça sera tout.

    Elle s'empare des cartes et me les balance en pleine poire. Je les rattrape de justesse avant qu'elles ne tombent au sol. Quelle mégère, celle-là !

    Je retourne en cuisine d'un pas rageur. Ça y est, je suis encore plus de mauvaise humeur que je ne l'étais déjà. Un peu plus tôt dans la soirée, mon père m'a appelé pour me dire qu'aujourd'hui, c'est l'anniversaire de sa copine Natasha, A.K.A la blonde décolorée qui a élu domicile dans notre foyer voilà déjà deux ans. Sérieux. Qu'est-ce que j'en ai à faire de cette info ? Je ne connais même pas son âge ! Vu son physique, je ne lui donne pas plus de vingt-sept ans et franchement, ça me coûte de savoir que son âge est plus proche du mien que celui de mon père. Un homme comme lui n'a rien affaire avec une femme dont rien n'est plus important qu'un brushing parfait et des ongles pointus comme des stalactites. Comment fait-il pour la supporter ? Est-ce qu'il l'aime de son plein gré, au moins ? Elle m'horripile tellement qu'il y a encore une semaine, j'étais à deux doigts d'emménager chez ma mère rien que pour ne plus avoir à vivre sous le même toit qu'eux.

    Tout ça n'est plus d'actualité depuis qu'Elisa et moi avons rompu.

    Cette dernière ne veut plus de moi. Pour une raison que j'ignore, elle s'est persuadée qu'il serait plus facile de recoller les morceaux avec Shirley si nous n'étions plus ensemble. Et maintenant que tout est fini entre Elisa et moi, je refuse de vivre dans la même ville qu'elle alors que je n'ai plus la possibilité de lui parler ou de l'approcher. En l'état actuel des choses, autant cohabiter avec Natasha la sorcière.

    Putain. Vivement que mon service se finisse et que j'aille rejoindre mes potes pour me saouler la gueule. 

—    C'est quoi cette tête de déterré ? m'interroge Cho alors que je pénètre dans la cuisine.

    Ma collègue attend patiemment que de nouvelles assiettes arrivent. Toutes les cinq secondes, elle jette un œil rêveur à la bague au bout de son annuaire gauche. Sa petite amie l'a récemment demandé en fiançailles et, depuis, elle ne fait que loucher sur le gros diamant en question.

—    Journée difficile, avoué-je en m'essuyant d'un revers de main un front luisant de sueur.

    Cho agite un doigt sous mon nez.

—    Hé ! C'est moi qui me plains, d'habitude. Contente-toi de sourire et de faire fantasmer l'assistance. Des minettes ne vivent que pour ça.

    Je n'ai même pas la force de rire.

    Quatre assiettes sont prêtes. La vapeur qui s'en élève signale qu'elles sont brûlantes. Nous les prenons avec délicatesse puis ressortons de la cuisine.

—    Ah, on dirait qu'on te réclame à la table 13.

    Cho m'indique de la tête trois jeunes femmes qui viennent de prendre place. L'une d'elle rougit jusqu'aux oreilles en s'apercevant que je les ai remarqué.

—    Aish. Quand je te dis que tu as une fanbase, c'est pas des conneries, commente ma collègue.

—    Je te la donnerais bien volontiers, maugrée-je.

—    Désolée, mon cœur n'appartient qu'à une seule femme !

    Après un sourire railleur, ma collègue s'éclipse dans les rangées du fond de la salle. Je reprends mon chemin vers les tables que je dois servir.

    C'est alors qu'une voix familière s'élève non loin de moi.

—    Kai ?

    Je me stop net, manquant de peu de faire tomber les assiettes dans mes mains. La panique de mon interlocuteur, ou plutôt celle de mon interlocutrice, ne m'a échappé. Le cœur battant, je me retourne dans sa direction.

—    Salut, Shirley, dis-je en m'approchant de sa table.

    Plusieurs questions se bousculent dans ma tête, mais la plus étonnante de toutes est sûrement la suivante : pourquoi diable son visage a viré de la même couleur que le rouge carmin sur ses lèvres ?

    Nous observons un moment de silence, avant que Shirley se décide à reprendre contenance.

—    Je ne pensais pas que tu serais de service ce soir, confesse-t-elle d'une voix mal assurée. Tu travailles ici tous les jours ?

—    Je travaille quand je peux, rectifié-je.

—    Un paquet de clients doit t'attendre, j'imagine.

    À ce moment de gêne se substitue le doute. Pourquoi donne-t-elle l'impression de vouloir se débarrasser de moi ? N'est-ce pas elle qui m'a interpellé ? Je fais glisser mes yeux sur la chaise en face d'elle, sur lequel trône un cardigan. Un putain de cardigan jaune qui m'agresse les yeux tant il est laid. La personne avec qui Shirley dîne ce soir a des goûts affreux. Cela éveille ma curiosité ; jusqu'à preuve du contraire, Shirley adore les gens qui suivent la mode.

—    Homard et légumes, lancé-je en indiquant l'assiette de celui ou celle qui l'accompagne. Très bon choix, si je peux me permettre.

    Shirley se fend d'un air débonnaire. Croyez-le ou non, il se passe quelque chose de vraiment bizarre, et je ne suis pas le seul à m'en rendre compte.

—    Faut bien tester de nouvelle saveur, non ?

   Sur quoi, elle lève son verre qui, pour une fois, ne contient pas une seule once d'alcool. Sa phrase résonne à mes oreilles comme un sens à double tranchant.

    Je reviens sur le cardigan jaune. Pour ce que j'en sais, seuls les blaireaux portent ce type d'accoutrement. Va savoir le nombre de blaireaux qui vivent à Jacksonville. Ça pourrait être n'importe qui.

    Quoique.

    En revenant sur Shirley, je constate que son visage me renvoie la même lueur de suspicion. L'évidence me frappe soudain, aussi surprenante et absurde soit-elle.

—    Bon appétit à vous, achevé-je. Qu'il fasse attention à son plat, l'assiette est très chaude.

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