chapitre 31
Elisabeth
Le soleil disparaît peu à peu du ciel. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans la cabane. Il commence à se faire tard. Je dois rentrer à la maison avant que ma mère ne compose le 911. Quoique, occupée comme elle est avec Robert, pas sûre qu'elle remarque mon absence.
Je me lève difficilement, essuie du plat de mes mains les saletés sur mon jean, puis descends de la cabane de manière maladroite. Je me réceptionne sur la pointe des pieds, ce qui me vaut une légère grimace. Cette douleur n'est rien en comparaison avec ce que mon cœur ressent.
Sur la route pour rentrer, je me surprends à dévier de ma trajectoire. Je serre le guidon du vélo jusqu'à en avoir les jointures blanches. Ce n'est pas le moment de perdre pied.
En tournant à un embranchement, je passe devant le garage le plus côté de la ville, un entrepôt du nom de Angelo & Andrea dans lequel Maman est déjà allée pour faire gonfler ses pneus. Là-bas, trois hommes s'activent à l'avant d'une vieille Mustang. Ils sont de dos, mais leur bleu de travail maculé de crasse noire est facilement apercevable. L'un d'eux se retourne dans ma direction. Une nanoseconde me suffit pour reconnaître la personne.
Grace-la-garce. C'est Grace-la-Garce, alias le suppôt de Satan en personne.
Nom d'un chien. Est-ce que je viens de tomber dans une dimension parallèle ? Ça alors ! Depuis quand cette fille, principalement considérée comme la diva par excellence, travaille dans la mécanique ? Il y a une minute encore, je pensais qu'elle
L'huile moteur ruisselle sur ses mains, son front est imbibé de sueur. Pour sûr, avoir les mains dans le cambouis ne colle pas du tout avec sa personnalité. Non que je trouve cela mal. Les femmes peuvent elles aussi être mécaniciennes. Ce métier, comme tant d'autres, n'est pas réservé uniquement pour les hommes. Seulement, j'ai du mal à concevoir que Grace accepte de se salir à ce point. On parle quand même de celle qui adore prendre les gens de haut et qui exhibe quotidiennement sa beauté par tous les moyens !
Comme je la fixe, je ne fais pas attention au panneau devant moi, dans lequel je rentre si brusquement que mon vélo part en avant. Ce qui devait arriver arriva : je perds l'équilibre et tombe par terre.
— Aïe ! gémis-je.
Je me masse le front. Je me suis fait une bosse qui risque d'être spectaculaire. En me relevant, je laisse échapper un grognement sourd, telle une mémé boiteuse qui a dix ans d'arthrose derrière elle. OK. Il y a aussi moyen que je me sois fait un bleu sur chaque genou. Je ne me suis vraiment pas loupée.
Je pivote sur moi-même, prête à remonter en selle. C'est à ce moment-là qu'une silhouette surgit pour se mettre en travers de mon chemin.
— Qu'est-ce que tu fais ici, la geek à vélo ? siffle Grace d'un œil mauvais.
— G...Grace ? bafouillé-je. Comment tu as fait pour...
— Je t'ai posé une question, il me semble.
Je darde un air affolé alentour. Il serait vivement nécessaire qu'un signal – du genre coup de klaxon, clochette ou bien même bourdonnement d'un essaim d'abeilles, tout est le bienvenu – m'avertisse à chaque fois que Grace se trouve à moins de vingt mètres de moi. Je ne supporte plus les loopings que fait mon cœur lorsque je me retrouve avec elle.
— Je... Je rentrais chez moi, dis-je.
— Tu passes souvent par ici ?
— Euh... oui ?
Grace soupire de manière théâtrale.
— Très bien.
Comme elle ne dit rien de plus, je m'enquiers :
— Je peux y aller... ?
— Non. Je n'ai pas fini de parler.
Me dominant de dix bons centimètres, elle profite de cet avantage pour carrer les épaules et étendre son cou au maximum. Comme ça, elle semble mesurer un mètre de plus. Je m'oblige à la regarder dans les yeux. Son sourire est carnassier. Une sorcière, je vous dis ! L'odeur de sa tenue est insoutenable : c'est un mélange de sueur et de rouille qui me brûle les rétines. C'est horrible à supporter, mais je me garde bien de le dire de vive voix.
Grace poursuit en se rapprochant encore plus.
— T'as intérêt à ne rien dire à personne sur ce que tu as vu, c'est clair ?
— Qu'est-ce que je suis censée avoir vu, au juste ?
— Te fous pas de moi. Nos regards se sont croisés pendant que j'étais en train de retaper le moteur du cabriolet. Tu emporteras ce secret jusque dans ta tombe, dit-elle entre ses dents.
Ses narines s'évasent, signalant qu'elle est au summum de la rage. Je n'en reviens pas. Pourquoi se met-elle dans cet état juste pour... ça ? Je veux dire, elle faisait simplement de la mécanique ! Ce n'est pas comme si je l'avais surprise en train de déclarer qu'elle préférait une marque bas de gamme à Louis Vuitton ou Yves Saint Laurent.
— En plus, je sais ce que tu as fait, reprend Grace, une flamme de défi dans les yeux. Tout le monde le sait, d'ailleurs.
— Ce que j'ai fait ? m'étranglé-je.
Mon pouls s'accélère. Et si c'était elle qui nous avait grillé, Kai et moi, dans la chambre de Fabianna ?
— Tu crois vraiment que ça resterait secret ? Lui-même s'en est vanté !
— Qui ça ?
— Le blond au visage aussi joufflu qu'un pneu Michelin, idiote ! Avec qui d'autre t'es sortie, peut-être ?
Le blond au visage aussi joufflu qu'un pneu Michelin ? Oh, Bill, mais oui ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Je suis soudain rassurée. J'étais persuadée qu'elle parlait de Kai. On est passé à ça du désastre.
— C'est fini avec Bill, dis-je alors que je sais pertinemment qu'il n'y a jamais rien eu entre nous. Ça m'est égal si tout le monde est au courant. C'est de l'histoire ancienne.
Grace arbore une expression de dégoût.
— Si tu veux mon avis, c'est déjà énorme qu'un mec se soit intéressé à toi, alors ne crache pas dans la soupe, la geek.
Trop gentil à entendre, ça. Merci Gracie !
— J'ai une idée, fais-je à brûle-pourpoint.
La diva de la mécanique me coule un regard de biais.
— Je t'écoute.
Chez elle, ces trois petits mots pourtant si simples sonnent comme une menace. Connaît-elle au moins la définition du mot gentillesse ?
— On fait un compromis : je ne dis rien à personne sur tes talents de mécanicienne, et en échange, tu fais la promesse de ne plus m'embêter avec Chloe. Qu'est-ce que tu en penses ?
Waouh. Est-ce que je viens vraiment de mettre au défi celle qui me fait office de bourreau depuis des années ? J'en ai, de l'assurance ! Une première dans l'histoire de ma vie ; je mettrai ça dans mon journal intime pour marquer le coup.
Grace considère ma proposition avec irritabilité. Elle ne voit pas d'un très bon œil ma philosophie d'un prêté pour un rendu. Je ne m'attendais pas à ce qu'il en soit autrement. Elle tape du pied et étouffe un juron ; les plis de sa combinaison se soulèvent au niveau de sa cheville, laissant apparaître un petit tatouage sur sa peau nue : My life is my message – Ma vie est mon message. C'est du Gandhi. J'ignorais que Grace était aussi spirituelle et... cultivée.
— Ton compromis ne me plaît pas, grogne-t-elle. Si on te laisse tranquille, je n'aurais plus de tête de turc sur qui défouler ma colère.
— C'est si grave que ça ?
— Ben oui !
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Son comportement est tristement puéril.
— Grace. Tu n'as pas à t'acharner sur les gens. C'est stupide et ça ne sert à rien. En plus, la méchanceté gratuite, ça te va mal.
— Qu'est-ce que tu sous-entends ? grince-t-elle.
— Je dis juste qu'il y a d'autres moyens d'extérioriser sa colère, comme pratiquer la boxe, peindre, courir...
La brune m'examine longuement, comme elle examinerait de la vaisselle sale débordant à ras bord d'un évier après un repas qui aurait duré toute une nuit. Un énième soupir sort de sa bouche.
— C'est bon, j'accepte le deal. Mais n'oublie pas une chose : toi et moi, on n'est pas amies pour autant et on ne le sera jamais. Capisce ?
— Capisce.
— Maintenant, hors de ma vue !
Je tourne les talons et m'éloigne, avant de revenir soudain sur mes pas. Je commets sans doute une erreur monumentale, mais j'en ai ma claque d'agir constamment sous les ordres de Grace. Elle n'a aucun droit sur moi, je ne lui dois absolument rien. Elle m'impressionne toujours, toutefois, si je me défile une fois de plus, j'ai l'impression que je n'aurais plus jamais l'opportunité de me défaire de ses griffes. Alors, même si je m'apprête à m'attirer son courroux, j'ai l'intime conviction qu'il est temps que je donne le change.
— En fait, je pense que c'est toi qui devrais partir, Grace.
Ma voix sonne étonnamment audacieuse. Je serre les poings, tâchant de réprimer du mieux que possible les tremblements qui parcourent mon corps. Quitte à la rendre folle de rage, autant paraître convaincante.
Mais au lieu de partir au quart de tour, Grace émet un ricanement sans joie.
— Je rêve, ou tu viens de me dire que je devais dégager ?
— Non, tu ne rêves pas.
Elle n'en croit pas ses oreilles – et pour tout dire, moi non plus. Qui aurait cru que j'avais autant de répondant ? Cette sensation est très inattendue, et en même temps, super grisante !
C'est décidé. À compter d'aujourd'hui, je ne me laisserai plus jamais faire par qui que ce soit.
— Tu cherches les problèmes, la geek ?
— Pas nécessairement. Et toi ?
Ma phrase la prend de court. Sourcils haussés, elle ne trouve aucun mot pour me répondre. Quelle belle victoire ! Je profite de ce moment d'extase pour lui poser la question qui me taraude depuis toujours.
— Pourquoi tu me détestes autant, Grace ?
Son regard traduit une cruelle exaspération.
— Détester est un grand mot. Ne te donne pas plus d'importance que tu n'en as réellement, marmonne-t-elle en croisant les bras contre son bleu de travail.
Venant d'elle, cette objection est ce qui se rapproche le plus d'un compliment.
— Tu vois ? Tu es encore en train de te la jouer mauvaise. Je ne comprends pas pourquoi tu aimes à ce point te donner cette allure de peste. N'y a-t-il qu'avec ton petit copain que tu es gentille ?
— De quel foutu petit copain est-ce que tu parles ? demande Grace sèchement.
— Ben, Eddy...
Ses yeux s'agrandissent, exprimant son choc.
— Tu rigoles, j'espère ?
Comme je garde le silence, troublée, elle part d'un rire méprisant.
— Mon Dieu ! Je savais que tu étais perchée, mais pas à ce point ! C'en est presque comique.
— Eddy et toi n'êtes pas ensemble, c'est ça ?
— Eddy est surtout mon frère, idiote !
J'ai un temps d'arrêt. Eddy et Grace, frère et sœur ? Décidément, Grace est l'être humain le plus surprenant qu'il m'ait été donné de rencontrer.
— Je suis désolée, fais-je. Je ne savais pas que... enfin, c'est juste que vous n'avez pas la même couleur de peau. Pardon, je n'aurais pas dû dire ça. C'était déplacé.
Grace roule des yeux.
— C'est bon, détends-toi. Tu n'es pas la première à me faire la remarque, et tu ne seras sûrement pas la dernière. Eddy et moi venons d'une famille recomposée. C'est le fils de mon beau-père, mais je le considère comme mon vrai frère. Les liens du sang veulent dire que dalle.
Sur ce point, je suis bien d'accord avec elle.
— Bon, étant donné que tu n'es pas prête à débarrasser le plancher, c'est moi qui me tire, conclut-elle.
— Salut, Grace.
Elle ne me retourne pas la politesse.
*
Je me laisse mollement tomber dans mon lit, avant de me réfugier dans les draps. J'enfouie ma tête sous la couette. J'aimerais penser qu'avoir eu le dernier mot et de ne pas m'être dérobée face à Grace me rend de bonne humeur, mais Kai me revient sans cesse en tête, et je me sens alors triste, déboussolée, et un peu en colère de savoir qu'entre nous deux, c'est fini.
Une rupture fait toujours mal, de ce que disent les cœurs brisés. Il n'empêche que j'étais loin de me douter que la douleur serait aussi forte. J'ai l'impression qu'on a enduit mon ventre d'acide, qu'on a fait de mon cœur du steak haché. C'est un monde, de souffrir ainsi alors que je n'ai été avec Kai seulement quelques semaines ! Comment vivent ceux qui divorcent après des années de vie commune ?
Plus je tente de faire le vide dans ma tête et pire c'est. J'entame une série de coups contre mon oreiller, dans l'espoir de me délester de tous mes maux.
C'est le moment que choisit ma mère pour entrer dans ma chambre, mettant court à ma petite crise de nerfs. La silhouette de Robert se découpe dans le couloir juste derrière elle. On dirait son ombre.
— Que se passe-t-il, ici ? hasarde-t-elle avant d'appuyer sur l'interrupteur.
Un flot de lumière aveuglante éclaire subitement ma chambre. Je m'empresse d'essuyer les larmes sur mes joues, mais c'est trop tard, Maman les a vues. Et Robert aussi. Punaise.
En désespoir de cause, je me tourne dos à eux : je ne veux pas qu'ils me voient dans cet état-là, c'est trop humiliant. Je sens le matelas grincer et le corps de ma mère se rapprocher de moi. Ce qu'elle est tenace !
— Raconte-moi, murmure-t-elle en passant une main dans mes cheveux. Robert est retourné en bas, ne t'en fait pas.
— Il n'y a rien, fais-je dans un souffle.
— Permets-moi d'en douter, ma chérie.
Je soupire. Maman prend son mal en patience, elle attend de bonnes minutes avant que je décide de parler.
— Scarlett n'est plus avec le garçon, dévoilé-je enfin.
— Oh, mon trésor...
Elle me serre dans ses bras et je me remets à sangloter.
— Tu sais, commence-t-elle, bien avant de rencontrer ton père, je sortais avec un garçon qui s'appelait Jake McDonovan. C'était mon premier amour. J'étais persuadée que je finirai ma vie avec lui. Puis un jour ton père est arrivé, bousculant mon petit monde, et tous les sentiments que je pensais avoir pour Jake se sont avérés soudain superflus. Je pensais dur comme fer que je l'aimais, mais je me trompais.
Je relève la tête dans sa direction. Maman me retourne le même regard peiné.
— Est-ce que tu regrettes d'avoir laissé Jake pour papa ? demandé-je.
— Pas du tout. On n'était pas fait pour être ensemble, admet Maman, mais malgré tout, c'est en partageant des années de ma vie avec lui que je vous ai eu, Charlie et toi. Vous êtes la plus belle réussite de mes échecs, pour rien au monde je changerais le cours de ma vie.
C'est la plus belle et en même temps la plus triste des choses qu'on m'ait dite. Je renifle contre le chemisier en soi de ma mère, les yeux brûlants à force d'avoir trop pleuré. Peut-être que, comme Jake avec Maman, Kai et moi n'étions pas faits pour vivre un bout de chemin ensemble ; peut-être qu'un jour, je rencontrerai un autre garçon qui me fera comprendre ce qu'est l'amour, le vrai, et alors je serai une femme comblée.
Mais en attendant, je suis un cœur brisé qui a du mal à voir au-delà de ses états d'âme.
— Pardonne-moi de t'avoir poussé à bout hier, déploré-je. Toutes les choses que tu as dû accomplir toute seule... Maintenant j'ai compris, Maman. Maintenant j'ai compris.
Ce sont mes dernières paroles avant que je sombre dans ses bras protecteurs.
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