chapitre 3
Elisabeth.
Qui dit samedi, dit journée en famille. Avec Maman, nous sortons pour aller rendre visite à mon frère, Charlie, qui ne vit plus avec nous depuis maintenant trois ans. Pendant le trajet en voiture, je me sens impatiente. À chaque fois que nous devons le voir, j'ai le sentiment de retomber en enfance.
Charlie est de quatre ans mon aîné. Il a eu vingt-et-un ans la semaine dernière, et pour fêter cet événement en bonne et due forme, nous avons mis les bouchées doubles pour lui faire plaisir : ballons de baudruches dans tous sens et de toutes les couleurs, cadeaux à gogo, et gâteau d'anniversaire au chocolat et à la framboise, comme il les aime. Charlie était très content de cette journée. Quand il nous a récompensées d'une tonne de baisers baveux, j'ai failli en avoir la larme à l'œil, plutôt que d'être dégoûtée. Rien ne peut me dégoûter chez mon grand frère, même quand il pète – et croyez-moi, ça arrive plus souvent qu'on ne le pense.
— Nous y voilà ! annonce Maman en éteignant le moteur de la voiture. Tu vas chercher ton frère pendant que je m'occupe de Suzie ? dit-elle comme à l'accoutumé.
— Comme d'hab'.
Suzie est l'auxiliaire de vie de Charlie. Petit bout de femme d'un mètre soixante dans la fleur de l'âge et avec des lunettes et aux cheveux blond foncé, elle a facilement le sourire et ne manque jamais de lui faire des blagues quand il n'a pas le moral. Avec Maman, nous lui avons donné toute notre confiance car elle s'occupe très bien de Charlie. Une fois, il m'a même soufflé à l'oreille qu'il l'aimait beaucoup, mais à ma connaissance, il ne le lui a jamais avoué en face. La timidité est monnaie courante chez les enfants Dawson, que voulez-vous.
Nous entrons toutes les deux dans l'immeuble et nous séparons dans le grand hall d'entrée, l'une allant à droite, l'autre courant dans le couloir à gauche. Sur mon chemin, j'esquive de peu une femme âgée en fauteuil roulant qui s'appelle Marylin, mais que tous surnomment Mary – cette mamie est trop adorable, sauf quand elle se met à vous traiter de « petite merde ! » sans raison particulière. Un effet du syndrome de Gilles de la Tourette... L'instant qui suit, je tombe nez à nez avec Suzie et m'arrête dans ma course.
— Oh, bonjour, Suzie. Ma mère était justement en train de vous chercher !
— Bonjour, Elisabeth, répond-elle avec un de ses éternels jolis sourires, avant d'arborer une expression faussement autoritaire. Combien de fois t'ai-je dit de ne pas courir dans cet établissement ? Tu te souviens des règles : on ne peut pas...
— ... s'agiter car ça agiterait les patients à leur tour, finis-je à sa place. Je sais. Désolée, c'est plus fort que moi. Charlie m'a tellement manqué !
Le visage de Suzie se radoucit. Elle pose une main amicale sur mon épaule et me fait un clin d'œil.
— Il est dans le fond de la salle, près de la fenêtre.
Elle n'a pas besoin de me le préciser, Charlie est toujours cloué au même endroit le jour de nos visites.
— Merci, Suzie, fais-je tout de même par politesse.
En m'approchant de mon frère, ce dernier tourne la tête dans ma direction, comme s'il m'avait senti venir avant même de me voir. Son regard s'illumine.
— Elisabeth !! crie-t-il assez fort pour que tout le monde l'entende et se retourne vers lui.
Mais il n'en a que faire des gens qui nous entourent ; il fait glisser les roues de son fauteuil et roule dans ma direction en chantonnant un air familier. Thnks fr th Mmrs, de Fall Out Boy. Je me baisse un peu pour que nos visages soient à la même hauteur. Ses traits n'indiquent aucune trace de mauvaises émotions, mais j'arrive à percevoir de la fatigue à travers ses pupilles noisette. Il a une barbe de plusieurs jours qui recouvre sa fameuse cicatrice sur le menton, signe qu'il n'a pas voulu que Suzie le rase. Charlie n'a pas le droit d'avoir d'objet contondant, il en va de sa propre sécurité. Est-ce que son refus a un rapport direct avec le fait qu'il semble un peu plus mince que la semaine dernière ? J'ai beau savoir qu'il est bien traité ici, une part de moi ne peut s'empêcher de m'inquiéter pour lui.
— Salut, grand frère, lancé-je en le prenant dans mes bras.
Charlie se laisse faire. Il resserre même un peu plus notre étreinte. Il sent le shampoing pour garçon et l'odeur du pain. Quand nous nous lâchons, sa bouche se plie d'une inquiétude naissante.
— Maman, souffle-t-il alors. Maman... elle est bien là, hein ? Tu n'es pas venue toute seule ?
— Non, ne t'inquiète pas, elle parle avec Suzie à l'autre bout de la pièce. Tu sais, Suzie, la dame qui s'occupe de toi et qui est tout le temps habillée en blanc, avec ses lunettes super rondes et moches.
Je ponctue ma phrase en mettant mes doigts autour de mes yeux. Je ne fais pas ça pour qu'il se souvienne d'elle, Charlie n'a aucun problème de mémoire. Je le fais simplement pour me la jouer sœurette cool et que mon frère puisse en rigoler. Ce qui fonctionne, car l'instant d'après il agite sa tête de haut en bas en gloussant, comme pour valider mon imitation.
— Suzie, oui ! Très bonne caricature, sœurette.
— Je te remercie, dis-je dans une courbette. Tiens, Maman arrive. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Oui !
— Mesdames et messieurs, je crois qu'il est grand temps de jouer au Monopoly... spécial Star Wars !!
Star Wars a toujours été sa saga de films préférée. Lorsque j'ai vu le jeu en rayon la dernière fois, je n'ai pas pu résister. Je savais d'avance qu'il adorerait.
Et je ne me suis pas trompée. À peine l'ai-je sorti de mon sac que les yeux de mon frère se remettent à briller, telle une boule à facette de discothèque. Face à ce spectacle, une image bien précise du Charlie d'autrefois me revient en tête.
C'était quand il avait treize ans, et moi neuf : nous nous chamaillions dans la cour de notre maison, des pistolets à eau dans les mains. Charlie, qui marchait encore à ce moment-là, était si heureux de me mitrailler de jet d'eau qu'il partait en fou rire à chaque tir. De mon côté, je courais dans tous les sens comme une furie pour essayer de le semer. Je criais si fort ! Malheureusement pour moi, Charlie était bien plus rapide que moi, résultat je me suis retrouvée trempée de la tête aux pieds devant un frère railleur et fier de sa victoire. Maman, qui assistait à la scène, hilare, en a profité pour immortaliser la scène avec son appareil photo. Aujourd'hui encore, le cliché est encadré dans un cadre qui repose sur ma table de nuit. J'aime me rappeler ce souvenir dont Charlie tient le rôle principal. Durant notre enfance, nous avons partagé pas mal de moments comme celui-là, à la fois drôles et complices, amusants et précieux, tendres et légers. Mais le jour de cette bataille d'eau ambulante, mon frère respirait la joie plus que d'ordinaire. C'était comme si tous les malheurs de la vie ne pouvaient pas l'atteindre. Comme si son rayonnement était plus fort que tout ce qui pouvait exister sur Terre.
En le voyant avec la même joie aujourd'hui, une bouffée de nostalgie m'envahit. Je réalise combien je suis heureuse d'avoir un frère comme Charlie. Peu importe ses défauts, peu importe son comportement imprévisible, peu importe son handicap ; c'est avec le cœur que je l'aime. Et chez les Dawson, le cœur ne ment jamais.
*
Le soleil est caché sous un ciel de nuages épais lorsque nous terminons notre partie de Monopoly. Charlie nous a battues à plates coutures, Maman et moi. Pour marquer le coup, nous décidons tous les trois d'aller nous promener dans le petit parc à côté du Centre. Sur le chemin, Charlie refuse mon aide pour pousser son fauteuil, déclarant qu'il n'a pas besoin de moi et qu'il peut très bien le faire tout seul. Face à mon silence, et tandis que Maman nous jauge d'un regard perplexe, il ajoute que de toute façon, il n'a pas d'autre choix que de compter sur lui-même et que son handicap est une connerie qui ne peut être soignée par personne, pas même par le Saint-Esprit.
— Foutue connerie, répète-t-il ensuite par deux fois pour lui-même, mais je l'entends quand même.
Au moment où je me dis que sa lucidité est revenue, impliquant cette part d'apitoiement légitime, son petit coup de colère s'évanouit instantanément pour laisser place à l'exaltation. L'exaltation, car selon lui, il est le plus heureux des hommes quand il est entouré de sa Maman chérie et de sa petite sœur préférée.
— Tu es aussi mon frère préféré, lui glissé-je en confidence – avec le temps, j'ai pris l'habitude de m'adapter à ses changements d'humeur.
Bien trop vite arrive l'heure où il faut retourner à l'intérieur de l'établissement. Mon ventre se noue car je sais ce que cela veut dire : je vais devoir partir en laissant mon frère ici. Maman me serre fort la main lors des aux revoir avec Charlie J'inspire profondément en redoutant la réaction de mon frère. Il déteste quand on doit le quitter. Nous avons beau lui assurer qu'on reviendra la semaine suivante, à la même heure et sans aucun retard, il ne veut rien savoir. Je crois qu'il craint qu'on ne l'abandonne et qu'on ne revienne plus jamais le voir – ce qui n'est pas près d'arriver. Même si un jour le monde doit s'effondrer et que le Jugement Dernier est prononcé, je trouverais toujours le moyen de rejoindre Charlie. Parce que je l'aime, et que je ferais tout pour lui sans la moindre hésitation.
— Bon, eh bien..., commence ma mère.
Suzie surgit soudain de nulle part, l'interrompant promptement.
— Excusez-moi de vous déranger, dit-elle un peu essoufflée. Je viens d'apprendre à l'instant qu'aujourd'hui exceptionnellement, les horaires ont changé, passant de dix-huit heures à vingt et une heures. Les familles peuvent donc rester plus longtemps avec les patients si elles le désirent.
— Vraiment ? s'étonne Maman. C'est une super bonne nouvelle ! Tu entends ça, Charlie ? On va pouvoir rester plus longtemps ensemble ! Tu es content ?
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Parfois, Maman prend vraiment trop Charlie pour un bébé.
— Bien sûr que je suis content ! s'exclame ce dernier, qui n'a pas l'air de l'avoir remarqué. Est-ce qu'on peut aller manger dehors ? propose-t-il juste après.
— Oh oui ! je jubile.
— Je ne sais pas si c'est une bonne idée..., hésite Maman. Il faut en premier lieu avoir le consentement de quelqu'un qui travaille ici...
Ça tombe bien, Suzie est encore là ! Je tourne précipitamment la tête vers elle à me rompre le cou, puis la supplie du regard, à base d'yeux de merlan et de bouche boudeuse. Allez, s'il vous plaît, Suzie, soyez sympa avec nous. Ça fait plus d'un an que Charlie n'a pas dîné en dehors de ce foyer. Un bon hamburger ne lui ferait pas de mal !
Suzie demeure silencieuse un instant devant ma petite imitation du Chat botté, pour finalement se décider à pousser un petit soupir.
— Très bien, Charlie peut sortir manger avec vous ce soir, nous accorde-t-elle à ma plus grande joie. Mais faites attention à l'heure, s'il vous plaît. Il faut qu'il soit revenu à vingt et une heures sans faute, d'accord ?
Je sautille de joie comme une gamine devant cette victoire. Charlie, tout aussi ravi que moi, entreprend un check et je lui tape dans la main. Maman se force à sourire pour faire bonne figure. Elle remercie Suzie puis se dirige vers la sortie ; nous la suivons en entamant un autre jeu qu'on a l'habitude de faire depuis notre enfance : le tic-tac boum spécial synonyme. Arrivés au restaurant, Charlie et moi sommes à égalité.
Pour que Charlie ne gêne le passage de personne avec son fauteuil roulant, nous prenons place à une table un peu à l'écart, près d'un aquarium qui abrite deux poissons-chats. Leur dos et leurs nageoires sont noirâtres et leur ventre, jaune olive. Ils nagent lentement et l'un d'eux passe juste devant nous, ses barbillons frôlant sur son passage la paroi en verre. Mon frère se met à le fixer avec un profond intérêt tout en grattant sa cicatrice au menton. Je ne crois pas me tromper en disant que les animaux le fascinent.
Maman lance :
— Alors, qu'est-ce que vous comptez manger de bon ce soir ?
— Je ne sais pas encore, dis-je. J'hésite entre du poisson et de la bonne viande.
— Moi, je veux des raviolis, déclare Charlie en détournant le regard du poisson-chat.
Sur la carte, trois types de raviolis sont proposés. Charlie hésite, puis finit par jeter son dévolu sur les raviolis aux légumes, sur leur lit de fromage à la ricotta. Le serveur ne tarde pas à venir pour prendre notre commande.
Sauf que, le serveur en question, c'est Kai, le petit copain arrogant de Shirley. Et ça, je ne l'avais pas du tout vu venir.
Prise de court, mes yeux s'élargissent et mes mains deviennent moites. Très, très moites. J'ai l'impression d'avoir un ruisseau d'eau sur mes paumes. Pourquoi faut-il toujours que le sort s'acharne sur moi ? Des restaurants, il en existe des centaines dans la ville ! Et des serveurs, encore plus ! Alors pourquoi Kai ? Dépitée, j'envisage un hara-kiri public sous peu.
— Vous avez choisi ?
Il a les yeux rivés sur son bloc-notes, déjà prêt à écrire notre commande et à passer à la table suivante. Je me recroqueville derrière la carte que je tiens à hauteur de mon visage pour éviter que nos yeux se croisent par inadvertance. Très sincèrement, je serai mieux à même de profiter de ma soirée s'il ne découvre pas que je fais partie de sa clientèle.
— Elisabeth, mais qu'est-ce que tu fais ? hasarde ma mère alors que je glisse de plus en plus de mon siège.
À la mention de mon prénom, Kai relève les yeux de son bloc-notes. Paniquée, j'ignore la question de ma mère et me focalise davantage sur les entrées que propose ce restaurant. Salade de chèvre chaud. Tartine de saumon fumé au fromage frais. Foie gras poêlé au caramel de cidre. Salade de tomate à la burrata... Dis donc, mais c'est qu'on a l'embarras du choix, ici ! Si l'hurluberlu qui nous fait office de serveur ne travaillait pas dans ce restaurant, je me serais fait une joie de revenir à l'occasion.
— Elisabeth, enfin ! insiste ma mère d'une voix empreinte d'impatience.
Et elle abaisse brusquement la carte de mon visage, coupant court à mon petit numéro. J'obtiens aussitôt l'attention de tous, en particulier celle de Kai. Mes joues deviennent cramoisies.
Étrangement, il met un petit temps avant de me reconnaître. Il faut dire que je ne suis pas habillée comme à l'accoutumé : la robe à pois que je revêts me colle au corps et mes cheveux ondulent sur mes épaules nues. À cela s'ajoute la petite touche de maquillage que Maman m'a mise sur mes paupières et mes lèvres. De fait, il y a un grand fossé si je compare cette tenue avec celle que je portais la dernière fois au Sam's Paradise.
Kai aussi est différent ce soir. Il porte une chemise de service blanche sous un veston noir et un nœud papillon de la même couleur ; son pantalon à pince et ses mocassins en cuir parachèvent le tout, lui conférant une classe que seuls les serveurs de restaurants étoilés arborent. Ses cheveux sont peignés en arrière, dans le style gominé. Il me fait penser à une star de cinéma, un peu dans le genre Leonardo DiCaprio dans Titanic. Dois-je préciser que Titanic est mon film préféré ? Grâce à lui, je serai à jamais fière du nom de famille que je porte.
Pour en revenir à Kai. Son visage affiche maintenant l'air espiègle que je lui connais bien. À l'évidence, ça y est, je suis démasquée. Ce n'est pas faute d'avoir essayé de rester discrète.
— Ce sera des raviolis aux légumes, et deux rôtis de bœuf confit, s'il vous plaît, se décide enfin Maman à son adresse.
Mais les yeux de Kai restent fixés aux miens, comme si plus rien autour de lui n'avait d'importance. Il s'autorise même un sourire de travers. Soit il se dit qu'il est le pire des malchanceux d'être de service le soir même où je viens dîner ici, soit il se moque de moi, je ne vois pas d'autre option.
Donnant le change, je prends l'initiative de soutenir son regard. C'est à celui qui détournera les yeux le premier que reviendra la défaite. Je sais, c'est puéril de ma part de réagir de la sorte. En général, je préfère me faire petite et ignorer tous ceux qui me causent des soucis. Seulement, pour une raison qui m'échappe, Kai a la capacité de mettre à feu et à sang mes émotions en un claquement de doigt.
Les secondes s'égrènent et aucun de nous deux n'a encore détourné le regard. À côté de moi, j'entends Charlie fredonner What do you mean ? de Justin Bieber et Maman s'éclaircir la gorge. Je leur jette un coup d'œil instinctivement. Se pourrait-il que notre animosité plane dans l'air et les mette mal à l'aise ?
Je reviens à Kai et me rends compte que je viens de perdre bêtement notre duel de regard. Eh merde ! Il m'a battu à mon propre jeu.
Je me sens tout à coup très embarrassée.
Charlie est le premier à remarquer que je gigote sur ma chaise. Il glousse :
— Waouh, Elisabeth est toute rouge ! Elle...
— La commande est faite, balancé-je à la hâte, avant que mon frère n'en rajoute une couche et ne sorte je ne sais quelle stupidité qui rendrait l'atmosphère encore plus gênante qu'elle ne l'est déjà. Vous pouvez retourner en cuisine, merci.
Mon ton est plus abrupt que celui auquel je songeais. Mea culpa. J'ai pris Kai en grippe depuis le jour de notre rencontre officielle avec Shirley au Sam's Paradise.
— Elisabeth ! me reproche ma mère.
— Ben quoi ? C'est son métier, non ?
— Ça l'est, oui, approuve Kai sur le ton de l'amusement.
— Désolée, c'est une discussion entre ma mère et moi, interviens-je pour le remettre à sa place. Vous n'y êtes pas convié.
Charlie suit cet échange comme s'il assistait à une partie de tennis en rigolant de plus belle.
— Un peu de tenue ! Ce charmant jeune homme ne t'a rien fait ! réplique Maman avec un regard qui se veut sévère.
Oh si Maman, au contraire, il a tout fait, et bien plus encore.
Me faire passer un savon par ma mère devant le concerné est la dernière des choses qui devait se produire. Cela dit, je suis bien trop en colère pour faire la part des choses. L'heure n'est plus du tout au politiquement correct.
Aussi, je me rencogne un peu plus dans mon siège et croise les bras contre ma poitrine, l'air boudeur.
— Ce n'est rien. Il y a des jours avec et des jours sans, je comprends, garantit Kai d'un ton factice que je suis la seule à percevoir.
Derrière son masque de serveur solennel, ses yeux sont mâtinés de malice. Je suis persuadée qu'il prend son pied à me voir les nerfs en pelotes. J'aimerais tant lui rabattre son caquet et défigurer ce joli minois !
Il reprend nos cartes. Maman s'excuse avec un réel intérêt pour sa personne.
— Je suis vraiment désolée. Je comprendrais si vous changiez de table pour le reste de votre service.
— Ce ne sera pas nécessaire, répond Kai de manière professionnelle.
Là-dessus, il tourne les talons en direction de la cuisine.
Maman attend qu'il ne soit plus à portée d'oreille pour jouer son rôle d'éducatrice.
— C'était quoi, ça, Elisabeth ?
— Rien du tout. J'ai juste faim.
— Ce n'est pas une raison pour se montrer aussi insultante ! Ce pauvre garçon ne savait plus où se mettre. J'espère vraiment pour toi que tu ne l'as pas blessé.
Blessé, sérieusement ? J'en déduis qu'elle prend son parti juste parce qu'il est jeune, beau et gentil en apparence. Ridicule.
— Est-ce que vous vous connaissez, tous les deux ? soupçonne-t-elle alors, et un éclat de surprise passe dans ses yeux.
— Quoi ?
Je m'éclaircis la voix.
— Non, pas du tout. C'est la première fois que je le vois...
— Maman ? lance Charlie.
Ma mère et moi tournons la tête dans sa direction.
— Oui, Charlie ?
— J'ai besoin d'aller aux toilettes, déclare-t-il.
La honte de dépendre de quelqu'un pour entreprendre cette tâche est perceptible sur son visage.
— D'accord, allons-y.
Ma mère va pour se lever mais je la devance.
— Laisse. Je m'en occupe.
Son expression s'adoucit.
— Merci, souffle-t-elle, si bas que je suis la seule à l'entendre.
Mon cœur se serre. Son merci est une politesse empoisonnée. S'il en avait été autrement, Charlie n'aurait pas été en fauteuil roulant et alors, il pourrait se soulager sans avoir à demander de l'aide.
Nos assiettes sont servies lorsque nous revenons à table cinq minutes plus tard. Charlie ne tarde pas à engloutir ses raviolis, tachant au passage les coins de sa bouche. Malgré mon manque d'appétit, j'embroche le rôti et me force à manger bouchée par bouchée.
Mon esprit est ailleurs tout au long du repas.
Le suivant au doigt et à l'œil, je note que Kai jette quelques regards inquisiteurs à Charlie. Sans grande surprise, les clients attablés non loin de nous font de même, certains avec plus d'embarras que d'autres. Je me crispe et serre fort la fourchette que j'ai dans la main. Mon frère n'est pas une bête de foire. Il ne mérite pas qu'on le fixe de la sorte et qu'on le considère comme un intrus dans la société. OK, il ne réagit pas comme tout le monde et est en fauteuil roulant en raison de son handicap. Cependant, ce n'est pas une raison pour marcher sur des œufs en sa présence ou le prendre en pitié. C'est un être humain doté d'un cerveau et d'une conscience à part entière comme tout un chacun !
Depuis qu'il est comme il est, beaucoup de gens se conduisent mal à son égard. Quand ce ne sont pas des regards insistants... eh bien, ils ne le regardent pas du tout. Il y a aussi les moqueries, et ceux qui s'écartent d'un bon mètre comme si son handicap était une maladie contagieuse. La plupart du temps je fais comme si de rien n'était mais, quelquefois, en l'occurrence ce soir, leurs jugements et leurs attitudes sont si lourds que j'en ai le cœur au bord des lèvres.
Tout le contraire de Maman qui, à ma grande tristesse, se comporte à ces moments-là comme si cela la mettait dans une position embarrassante vis-à-vis d'elle, et non de Charlie. Voilà pourquoi nous ne sortons que rarement avec mon frère en ville.
Retenant une larme, je tourne la tête vers l'aquarium. Comme mon frère, je me mets à observer les deux poissons-chats. Les voir nager de droite à gauche inlassablement dans cette petite étendue d'eau a quelque chose de réconfortant. Ils me rappellent que, contrairement à eux, je suis libre d'aller où je veux et de faire ce qui me plaît, quand bien même je me contente du minimum des folies de la vie.
Les desserts font leur entrée ; des Ah ! et des Oh ! admirateurs s'élèvent à l'unisson, amplifiant le volume sonore dans la salle. Tandis que Maman observe un vieil homme en train de déguster des Banana Split, Kai revient pour nous présenter la carte des desserts. Maman opte finalement pour un Mille-feuilles revisité, Charlie pour un Cheesecake saveur Oréo. Je décline la proposition. J'ai perdu toute trace d'appétit et de gourmandise.
Après avoir payé l'addition, Maman gratifie Kai d'un bon pourboire. Je me dis qu'elle fait ça plus par politesse que par envie. Celui-ci la remercie et m'envoie un clin d'œil quand elle a de nouveau le dos tourné. Je réponds à sa provocation par un regard qui fusille.
Nous déposons Charlie à la clinique à l'heure. Suzie est là pour l'accueillir et le raccompagner dans sa chambre. Mon frère est si fatigué qu'il ne trouve pas la force de piquer sa crise. Avec Maman, on respire un bon coup, délestées toutes les deux d'un poids difficile. Le trajet du retour à la maison se fait dans le silence complet.
Dans ma chambre, je referme la porte à clé puis enfile mon pyjama en un éclair. Mon lit m'accueille avec une odeur de lessive et la douceur des draps. Le confort ultime après ce fiasco. Je fais l'étoile de mer, le visage dirigé vers le plafond et l'esprit glissant vers une partie taboue de mon cerveau.
Kai.
Ce soir, il était magnifique. Quand nos yeux se sont croisés, j'ai cru faire un infarctus. Parce qu'il y avait ma famille, et parce que je ne suis pas ce genre de fille qui laisse transparaître son désir devant le principal intéressé, je me suis forcée à afficher une expression neutre.
Maintenant que je suis seule, à l'abri de tous, mes pensées s'éclaircissent et prennent un chemin vers quelque chose qui m'est étranger, mais terriblement tentant.
D'elle-même, ma main descend le long de mon ventre pour atterrir à un endroit sensible de mon corps. Je ferme les yeux. Le plaisir gagne en intensité et je me laisse aller. Kai. Sa chemise qui sculptait à la perfection son torse. Kai. Son regard ténébreux. Kai. Son sourire arrogant. Kai...
Puis soudain, je repense à Shirley, et la magie se brise. Je n'ai pas le droit de faire ça. C'est ma meilleure amie, bon sang !
Je me tourne sur le côté et remonte les draps jusqu'à mon cou. Je supplie mon inconscient pour qu'il ne m'ait pas à l'usure durant mon sommeil.
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