chapitre 28
Elisabeth
Kai étant de corvée ce soir, nous nous séparons au détour d'un carrefour sur le chemin du retour.
Ma mère et Robert sont en train de parler dans la cuisine lorsque j'arrive à la maison. J'y accède de sorte à être à leur hauteur. Ils s'interrompent aussitôt, à croire que leur conciliabule était aussi confidentiel qu'une mission menée par la CIA.
— Un problème ? m'aventuré-je.
Ma mère se râcle la gorge en fuyant mon regard.
— Non, je ne pense pas, dit-elle. Robert, il n'y a pas de problème, hein ?
— Absolument aucun ! s'exclame celui-ci d'une voix plus aigüe que d'ordinaire.
OK. C'est bizarre. Faisons comme si de rien n'était.
J'ouvre le frigo et en ressort un jus à la rhubarbe. Ce n'est pas mon goût préféré, mais ça fera l'affaire.
— Alors comme ça, tu es rentrée tôt ce matin ? relance Maman après que j'aie remis le jus dans le frigo.
— Ouais. Je revenais d'une soirée.
— Elle s'est bien passée ?
— Ça peut aller. Il y avait Kai, on est resté un peu ensemble.
Son sourire s'étire en entendant ce prénom.
— Ce charmant jeune homme dépasse mes attentes. Je suis heureuse que tu sois avec lui, tu ne pouvais pas mieux tomber.
— De qui parle-t-on ? interroge Robert, perdu.
— Du petit copain de ma fille, répond Maman. C'est un chic type. Tu devrais le voir, il est drôlement mignon !
Je roule des yeux. Décidemment, Kai plaît à toutes les femmes de la planète. J'ai de quoi m'inquiéter pour plus tard.
— Au fait, Shirley était aussi présente à la soirée ? poursuit Maman. Tu ne parles plus trop d'elle, ces temps-ci. Tu devrais l'inviter à dîner cette semaine, tiens !
Les évènements de la veille ressurgissent devant mes yeux. Mon état second à cause de la drogue ; Kai et moi dans l'armoire, collés l'un contre l'autre et ma main dans son jean ; Shirley et l'inconnu sur le lit ; cette voix masculine familière... On peut dire qu'il s'en est passé des choses hier soir.
— Oui, Shirley était là elle aussi. Je lui parlerai de ton invitation quand je la reverrai.
— Parfait.
Plus personne ne parle. Le bruit des doigts de Robert tapotant contre le plan de travail emplit le silence. Pensive, Maman croise son regard ; lui-même semble hagard, ce qui contraste avec ses habituelles mimiques à la mords-moi le nœud. Ainsi soit-il, il serait temps que je m'éclipse avant que leurs mauvaises ondes m'explosent en plein visage.
Robert m'interpelle, tuant dans l'œuf ma dérobade.
— J'ai cru comprendre que tu es partie rendre visite à ton frère, dit-il avec une certaine gêne dans la voix. J'aurais vraiment aimé être là. Est-ce qu'il va bien ?
Reparler de Charlie me renvoie l'état dans lequel il était cet après-midi. Je jette un coup d'œil vers les marques sur mes poignets. Elles ont viré au violet. Je croise mes bras derrière le dos pour les dissimuler.
— Demande ça à ma mère. Ah non, j'avais oublié, elle ne peut pas savoir puisqu'elle n'est pas venue à cause d'un soi-disant empêchement de dernière minute.
— Ne commence pas, Elisabeth, me met-elle en garde.
— Je ne commence rien du tout, j'énonce juste des faits.
Si nous étions dans un manga, il y aurait des étincelles dans les airs pour marquer l'ambiance carabinée de la scène. Pour sûr je sens la dispute arriver à plein nez, ce n'est qu'une question de temps avant que la maison devienne un champ de bataille digne des tranchées de Verdun.
— Qui veut une infusion d'hibiscus ? s'interpose Robert en tentant de calmer le jeu. Ça a des vertus thérapeutiques, se hâte-t-il de préciser avec un sourire préoccupé.
D'un regard, maman le dissuade de continuer sur sa lancée ; la seconde d'après, il s'enfuit à l'étage pour ne pas s'attirer les foudres d'une mère et d'une fille en colère.
— Tu as laissé tomber Charlie aujourd'hui, j'enclenche une fois que Robert n'est plus à portée d'oreilles. Il a eu une crise assez violente, tu aurais dû être là pour lui, Maman.
Je passe sous silence les actes de violence et les bleus sur mes poignets. Rien ne sert d'en parler, cela ne changera pas ce qu'il s'est produit.
— Je suis très triste d'apprendre qu'il a eu une nouvelle crise, mais tu exagères sur plusieurs points, me reproche Maman. Ce n'est pas parce que je ne suis pas venue une fois que je ne garde plus contact avec ton frère. Il y a aussi les appels vidéo. Je l'appelle au moins une fois par jour.
— Ce n'est pas pareil, contre-attaqué-je. Charlie a besoin de notre proximité, tu le sais aussi bien que moi, si ce n'est plus.
— Oui, c'est vrai.
Son ton s'est adoucit. Le moment devrait me pousser à faire profil bas, mais il m'est impossible de mettre un terme à cette conversation. Le poids des non-dits me pèse, j'ai besoin de parler à cœur ouvert et de faire ressortir tous les maux qui m'abîme.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ménages autant Charlie. Ce n'est plus un enfant de dix ans.
— Pourtant si, c'est en partie ce qu'il est, répond ma mère avec une mine triste. Son accident a provoqué quelque chose d'irrémédiable dans son cerveau. Malheureusement, il ne pourra jamais redevenir le Charlie qu'on a connu il y a trois ans. C'est dur à encaisser mais c'est comme ça, on ne peut rien y faire. Charlie est un adulte qui gardera tout le restant de sa vie cette attitude d'enfant imprévisible.
Je secoue la tête à m'en dévisser le cou.
— Je ne suis pas d'accord avec toi. Charlie a une manière de penser différente de la nôtre, mais le qualifier d'enfant est très réducteur. Tu ne devrais pas le sous-estimer ainsi.
— Je ne sous-estime pas mon fils, objecte ma mère.
— Mais tu n'essaies pas de le considérer comme ton égal, et c'est tout comme.
C'est la phrase de trop qui fait déborder le vase. En un éclair, une ombre passe dans son regard et elle s'emporte :
— Tu crois que j'ai le choix ? Tu crois que ça me plaît de voir mon propre fils constamment dans le malheur et l'apitoiement ? Est-ce que tu penses sincèrement que j'adopte ce comportement simpliste avec lui par plaisir ? Elisabeth, tu parles de choses que tu ne sais pas et qui te dépasse. Je refuse de te laisser me juger alors que tout est bien plus compliqué que ça.
— Alors vas-y, je t'écoute. Dis-moi ce qu'il en est ! Je suis en droit d'entendre la vérité.
— La vérité ? Tu veux vraiment la vérité ? Très bien ! explose-t-elle en tapant du poing sur le plan de travail. Quand ton frère était dans le coma et que toi tu étais à l'école, j'étais chez le psychologue en train de pleurer toutes les larmes de mon corps pour essayer de ne pas baisser les bras et continuer à assumer mon rôle de mère. Quand Charlie s'est réveillé et qu'on nous a prévenu qu'il garderait des séquelles physiques et psychologiques à vie, j'étais en train de passer tout un tas de rendez-vous médicaux pour savoir comment je devrai prendre soin de mon fils handicapé. C'est moi qui ai dû apprendre par cœur les bilans de santé, les fiches de secours en cas de danger absolu et les dossiers qui concernaient son traumatisme. C'est moi qui me suis occupée des démarches administratives pour lui trouver le meilleur endroit possible, car je n'avais pas assez d'argent ni de force pour aménager la maison à ses soins. Eh oui ma fille, tu ne le sais peut-être pas, mais il fut un moment où je croulais sous une montagne de dettes !
Sous le choc, je ne trouve rien à dire à cela. Nous avons eu des dettes ? Pourquoi ne l'ai-je jamais su ?
Je brûle d'en apprendre plus, mais Maman ne me donne pas le temps de réagir.
— J'ai fait toutes ces choses seule, Elisabeth. Je ne pouvais compter sur personne d'autre que moi-même. J'ai bien essayé d'appeler ton père à plusieurs reprises, mais il n'a jamais décroché une seule fois son maudit téléphone. J'ai aussi demandé que tes oncles et tes tantes viennent à la maison, mais ils habitaient trop loin pour se déplacer jusqu'ici. Quant à toi, tu venais d'avoir douze ans. Tu étais trop petite pour saisir l'ampleur de la situation et je voulais te préserver de toutes ces charges pénibles et fatigantes qu'un enfant n'a pas à subir à cette âge. J'ai dû me battre contre vents et marées pour tenir le coup, et je peux te dire que ce processus n'a pas été de tout repos. J'ai vécu une sévère dépression où chaque matin, chaque soir, chaque nuit, les seules pensées qui me venaient à l'esprit étaient : Si je me laisse aller, qu'adviendra-t-il d'eux ? Pour vous, j'ai pris sur moi et je me suis débrouillée du mieux que je pouvais. J'en ai bavé, mais est-ce que j'avais le choix ? Non, c'était comme ça et puis c'est tout. À aucun moment je n'ai pensé à moi. Tous ces sacrifices, toutes ces insomnies et tout ce dur labeur n'a été que pour mes enfants, parce que votre bonheur passait et passera toujours avant le mien. Est-ce que tu comprends, maintenant ? Est-ce que tu réalises enfin tous les efforts que j'ai dû entreprendre pour que notre famille ne coule pas ? Je n'ai pas... je n'ai...
La voix de ma mère se brise. Sa colère est retombée, elle n'a plus force de continuer. Mon cœur se serre en la voyant aussi mal. Je n'aurais jamais dû la pousser à bout, mais en même temps, je pense que j'avais besoin d'entendre ces paroles. Prendre connaissance du parcours qu'Evelyn Dawson a affronté me fait réaliser qu'elle a autant souffert que moi, sinon plus, et que nous sommes dans le même bateau.
— Maintenant que c'est dit, il faut que tu saches que je consulte encore un psychologue, se décide-t-elle à dire.
Mes sourcils se froncent.
— Je croyais que tu allais mieux depuis que Robert était dans ta vie ?
— De ce côté-là, je le suis, vraiment. Mais l'amour ne suffit pas pour être heureux. C'est plus compliqué que ça.
Ça, je veux bien le croire.
— Je me suis renseignée à ton sujet, Elisabeth. Le psy pense que tes problèmes pourraient avoir un rapport avec la perte de ton père.
Je pince les lèvres. Il ne manquait plus que ça !
— Maman, les psys ramènent toujours TOUT aux parents. Tu ne vas quand même pas croire les élucubrations de ce type ?
— Ses paroles ont du sens, objecte-t-elle. À force de faire comme si tout allait bien quand ton père a quitté le cocon familial et quand Charlie a eu son accident, le traumatisme est ressorti à ton adolescence et dès lors, tu as eu cette manie de tout vouloir contrôler et de te bloquer avec tout le monde, y compris avec toi-même.
— Je rêve. C'est mon procès, maintenant ?
— Ce n'est le procès de personne, Elisabeth ! Pourquoi faut-il qu'il y ait absolument un coupable dans cette histoire ?
— Parce que c'est le cas ! Tout arrive toujours à cause de quelque chose ou de quelqu'un.
Excédée de constater que nous ne parvenons pas à trouver un terrain d'entente, ma génitrice croise les bras contre elle, un rictus sur le visage.
— En supposant que tu aies raison, dit-elle, es-tu sûre que le coupable fait partie de cette famille ?
— Où veux-tu en venir ?
— Je dis juste que tu devrais rediriger ta colère vers une autre personne. Ni toi, ni moi, ni même Charlie sommes responsables du manque que tu ressens au fond de toi. Il n'y a qu'une seule personne qui t'a abandonnée, et c'est ton père.
— C'est bon, j'en ai assez entendu pour aujourd'hui.
Je décampe de la cuisine, furieuse que notre échange ait pris cette déplaisante tournure. Quel est l'intérêt d'évoquer mon père ? Qu'a-t-il à voir avec ce que je suis devenue ? C'est d'un ridicule que de penser que ce fantôme de mon passé est le fruit de mes préoccupations actuelles. Je n'en ai plus rien affaire de cet homme. Pour moi, c'est comme s'il était mort.
— Minute ! s'écrie ma mère tandis que je monte les escaliers. Reviens ici tout de suite, la discussion n'est pas terminée !
J'atteins l'étage en faisant mine de ne pas l'écouter, puis je m'engouffre dans ma chambre avant de refermer la porte à doubles tours. J'ai le cœur qui bat à cent à l'heure. Diverses émotions m'assaillent, la majeure partie étant si négatives qu'elles me donnent envie de vomir.
C'est en m'allongeant dans le lit que je me rends compte que j'avais les jambes en compote. Je ferme les yeux, tout en serrant le plus fort possible mon oreiller dans mes poings.
Peu de temps après, je m'endors en pleurs.
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