chapitre 25

Elisabeth


Ma tête est lourde. Je le sais parce que chaque fois que je la tourne dans un sens, elle retombe sur mes épaules. Il me faut une minerve.

    Une minerve. Mi-ner-ve. M.i.n.e.r.v.e. Nom d'un petit bonhomme pas plus haut que trois pommes ! Il est moche ce mot, non ? Qui a eu l'idée de l'inventer ? Est-ce que le créateur était sous drogue dure quand il l'a fait ?

    Non ! J'ai mieux comme questions : par exemple, pourquoi l'orange porte-t-elle le même nom que sa couleur ? Et quel est le synonyme de synonyme ? Attendez ! J'ai encore mieux : À quoi servent les sourcils ? C'est vrai, quoi, on ne peut pas dire que c'est vraiment important ! Je suis sûre que Frida Kahlo s'est déjà posé la question plus d'une fois...

    Pouah ! Quelle drôle d'ironie de penser à Frida Kahlo ce soir. Ça me rappelle la soirée d'Halloween l'année dernière, lorsque j'ai rencontré Kai dans sa tenue Michael Myers. Il était si beau... D'ailleurs, où est-il, celui-là ? Je suis assise depuis quoi, une demi-heure ? une heure ? et je ne l'ai toujours pas vu dans le périmètre. Je devrais partir à sa recherche. Il me manque trop !

     Après avoir fait un décompte dans ma tête, je me mets debout puis entame une petite inspection des lieux. J'ai l'impression d'être dans un épisode de Columbo, à la recherche d'un coupable qui se cacherait dans les alentours. Au lieu d'une arme à feu, j'ai des poings prêts à cogner la mâchoire du premier qui se mettra en travers de mon chemin. Qu'ils essayent, pour voir ! Plus rien ne peut m'arrêter, pas même les foudres du ciel.

    Je ne me suis jamais sentie aussi libre de toute ma vie. Je déambule dans cette maison alors qu'il y a une armada de personnes, dont certaines me bousculent ou me dévisagent, mais aucun de ces faits n'entre en ligne de compte. Ils peuvent penser ce qu'ils veulent de moi – que je suis une pauvre fille, une coincée ou bien même une pestiférée – je n'en ai plus rien à faire ! Je suis Elisabeth Dawson, fille d'Evelyn Dawson et sœur de Charlie Dawson, et je sors avec le plus beau des garçons de cette ville, c'est tout ce qui compte !

     Une fille à la tignasse peroxydée et habillée de la dernière robe en vogue entre dans mon champ de vision. Je m'approche d'elle.

—    Hey, sympa ta perruque ! lui dis-je avec les deux pouces en l'air. Tu sais où est-ce que je pourrais la trouver ?

—    Ce sont mes vrais cheveux, objecte sèchement la fille.

—    Sérieux ? Incroyable ! Je pensais pas qu'il existait ce genre de coupe. C'est la mode ?

—    Pfff.

    Je la regarde qui s'éloigne avec une mine indignée. Je ne vois pas ce qui l'a offensé. Il s'agirait de ne pas être aussi susceptible et de croquer la vie à pleines dents, comme moi ! Ne dit-on pas qu'elle est trop courte pour se prendre la tête ? Je reprends mon chemin, déterminée à profiter à fond de ma soirée. Quand je trouverai Kai, je l'embrasserai si fort qu'il en perdra l'équilibre ; ensuite, nous irons dans un lit et nos corps nus se toucheront pour la première fois. Au diable les bonnes manières ! J'ai envie de lui et il a envie de moi, pourquoi brider nos impulsions ? Qu'à cela ne tienne, si Shirley nous surprend et qu'elle découvre le pot aux roses, je trouverai un moyen de rattraper le coup pour qu'elle ne m'en veuille pas trop. Après tout je suis amoureuse, et l'amour, on sait tous que ça ne se contrôle pas !

—    Houlà, t'es sûre que tu peux marcher, toi ? demande un type au moment où je m'élance dans les escaliers.

—    Quoi ? fais-je. Bien sûr que oui, je peux marcher ! Ce sont des escaliers, hein, pas le parcours du combattant !

    Je m'empresse de monter à l'étage. Dans le couloir, une porte s'ouvre sur un homme qui me percute de plein fouet. Je me retiens au mur derrière moi, évitant de peu la chute.

—    Mathieu, regarde où tu vas, sérieux ! s'écrie une voix féminine.

    La jeune fille retient ledit Mathieu par la veste, puis m'adresse un sourire penaud. Je la regarde prudemment. Après de longues secondes, je la reconnais enfin : c'est la sœur de Kai ! Adelaïde ? Non... Addison ? Oui, voilà, elle s'appelle Addison ! Je me souviens de son visage, pour l'avoir fixé à outrance au centre commercial. Autrement je n'aurais jamais pu faire le lien, car même si Kai et elle ont le même regard profond, la ressemblance s'arrête là. Tandis que Kai est grand avec un teint hâlé et des yeux un peu bridés, Addison est plus claire et a des yeux ronds. La différence entre les deux est si frappante qu'il en est presque impossible de déceler leur lien de parenté.

—    Désolée, il ne t'avait pas vu, dit Addison en pointant du doigt son petit ami, et je comprends qu'elle ne m'a pas reconnu.

    Pourquoi me reconnaîtrait-elle, d'abord ? C'est ridicule, comme idée !

—    Il est très maladroit avec les gens, c'est dans sa nature, ajoute-t-elle par acquit de conscience. Bon, là c'est plutôt à cause de l'alcool qui lui monte à la tête. Pas vrai, Mat ?

—    Hum..., marmonne ce dernier, l'esprit ailleurs.

—    Enfin bref ! reprend gaiement Addison. Nous on va y aller. Encore désolée qu'il ait failli te faire tomber. Rien de cassé, t'es sûre ?

—    Non... ça-ça va. Merci.

    Addison me sourit une dernière fois, puis traîne son copain saoul jusqu'au rez-de-chaussée. Je souffle un bon coup. La rencontre avec la sœur de Kai était inattendue, mais ça s'est plutôt bien passé, non ?

    Un peu titubante, je fais irruption dans la chambre de Fabianna. Cette dernière m'a dit en début de soirée que je pouvais m'y engouffrer si j'en ressentais la nécessité. Là, c'est plus vital que nécessaire. J'ai l'impression que ma tête va exploser : plus les minutes passent, et plus je ne me sens pas bien. Migraine, maux d'estomac, tournis, nausées. C'est de pis en pis, comme si on moulinait mes neurones et mes boyaux pour en faire du steak haché.

    Kai refait surface dans mes pensées. Je sors mon téléphone et lui écris :

        Moi : tu crois qu'il faut combien de temps avant qu'un mal de crâne cesse ?

        Kai : Ça dépend. Pourquoi ? Tu ne te sens pas bien ?

        Moi : Pas trop.

        Kai : Où tu es ?

        Moi : Dans la chambre de Fabianna.

    Il arrive en un temps record. Alors qu'il referme la porte derrière lui, je l'observe avec une idée derrière la tête. Il est tellement hot que je vais n'en faire qu'une bouchée !

—    La dernière fois que tu m'as rejoint dans une chambre, il s'est passé beaucoup de choses..., lancé-je en avançant doucement vers lui.

    Kai comprend tout de suite à quoi je fais allusion. Il esquisse un sourire malicieux.

—    Humm. C'est vrai que tu n'étais pas mal dans ton costume Frida Kahlo, avoue-t-il avant de passer ses bras autour de mon bassin.

    Il sent l'alcool, le parfum ainsi que la transpiration. Jamais je n'aurais pensé que ce combo serait agréable pour mes narines. Bon, en même temps c'est Kai. Tout me plaît chez lui.

—    Toi, tu étais carrément hyper, méga, ultra... seeeeexy dans ta combinaison Michael Myers, dis-je d'une voix aguicheuse.

     D'habitude, je fais jouer mon imagination quand je suis seule, en toute intimité, mais là... il m'excite tellement que je ne résiste pas à l'envie de satisfaire ma curiosité sexuelle.

    Je l'embrasse à pleine bouche, les sens en effervescence. Cela ne dure pas longtemps, car Kai a un mouvement de recul en fronçant les sourcils. Son sourire s'efface alors qu'il se défait totalement de moi. La peur au ventre, une question horrible assaille mes pensées : sentirais-je mauvais ?

—    Est-ce que ça va, Elisa ?

    Sa voix me paraît grave. Je n'aime pas trop la manière dont il a prononcé mon prénom. On dirait qu'il vient d'apprendre que j'ai tué trois cents chatons d'affilée. Je ne ferais jamais, jamais ça !

—    Oui, je vais très bien.

    Et je retente une seconde approche... qu'il esquive derechef.

—    Pourquoi tu fais ça ? hoqueté-je. Tu ne veux pas de moi ? Je pue, c'est ça ?

—    Quoi ? Non ! Non, tu ne pues pas, assure Kai. C'est juste que...tu es un peu bizarre. Je ne te reconnais pas. Tu as bu ?

—    Hein ? N'importe quoi, ce n'est pas mon genre !

—    Tu as fumé quelque chose, alors ?

—    Mais non ! J'ai rien fait ! C'est juste... à cause d'eux.

—    Qui ça, eux ? tique-t-il en fronçant davantage les sourcils.

    Je soupire. Passe une main dans mes cheveux.

—    C'est la bande de Fabianna. On était... dans une sorte de fumoir et ils... ils fumaient tous des cigarettes. Mais j'ai rien fumé, je te jure !

    Un éclair passe dans les yeux de Kai. Tous ses traits se durcissent, si bien qu'un pli que je ne lui connaissais pas apparaît sur son front. De là, il entame des cent pas comme un lion furieux qui tournerait dans sa cage, les mains entremêlées sur le haut de sa tête. Je suis sûre qu'il détient une vérité que j'ignore.

—    Qu'est-ce qu'il y a, Kai ? Dis-moi, tu me stresse !

    Il revient vers moi et pose une main sur mon épaule. Ce contact éveille en moi des images obscènes. Je réprime mes pulsions au prix d'un grand effort.

—    Ce ne sont pas de simples cigarettes qu'ils fumaient, Elisa. Il y avait autre chose qui traînait, dans la pièce où tu étais.

—    Tu veux parler de... drogue ? dis-je tout bas.

—    Oui. Ça expliquerait en partie pourquoi tes yeux sont injectés de sang.

—    Mes yeux sont injectés de sang ???

    Oh mon Dieu. Je ressemble à une Junkie, c'est la cata. Que va penser ma mère lorsqu'elle me verra rentrer ? Est-ce que le cannabisme passif constitue un délit selon la loi de notre État ? Combien de temps me faudra-t-il avant que cette saleté ne sorte de mon corps ? Oh mon Dieu oh mon Dieu oh mon Dieu.

—    Elisa, essaie de te calmer, me conseille Kai.

     Ma respiration devient laborieuse ; mes mains se mettent à trembler, signe d'une crise de panique imminente. Le monde vacille autour de moi.

—    Elisa, répète Kai. Il faut que tu...

    Sa voix est soudain étouffée par le bruit du lit alors que je tombe de tout mon poids dessus. Aïe. Ça fait mal.

—    Elisa ! Ça va ? s'inquiète Kai en se précipitant vers moi.

—    Hum, oui..., bredouillé-je.

    Un instant, je crois voir des oiseaux voler au-dessus de moi. Mais à ma connaissance, la fenêtre n'est pas ouverte, alors ils ne peuvent pas avoir eu l'opportunité de rentrer. À moins que... Non, il ne peut pas y avoir d'oiseaux fantômes, quand même ???

—    OK. Je vais te chercher un verre d'eau. Ne bouge pas de là, c'est compris ?

    Kai quitte la chambre tandis que j'opine en silence, les yeux toujours à la recherche du moindre volatile. Si j'en choppe un, il ne paie rien pour attendre, ce maudit piaf !

    Non, c'est faux, je dis n'importe quoi. Remettons les choses dans leurs contextes : je suis droguée, tout ce que je vois n'est pas forcément réel. Mes perceptions sont faussées, et les oiseaux ne font pas exception.

—    Je suis de retour, déclare Kai en revenant avec le verre d'eau. Tu n'as pas fait trop de bêtises pendant mon absence ?

     Alors qu'il s'apprête à fermer la porte, une voix s'élève depuis le couloir. Lorsque je reconnais à qui elle appartient, mon sang ne fait qu'un tour : je bondis du lit, emportant Kai avec moi dans mon élan.

    Shirley jaillit dans la chambre au moment où nous nous glissons à l'intérieur de l'armoire de Fabianna.

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