chapitre 24

Kai


La soirée chez Fabianna a commencé pas plus tard qu'à 23h. Pour jouer le jeu, je suis arrivé à minuit pile. On sait tous qu'il est préférable d'avoir des minutes de retard et non de l'avance dans une soirée. Connaissant Elisa, elle a dû faire tout le contraire et venir bien plus tôt que prévu, à l'heure où les gens ne sont pas encore ivres et où la piste de danse est aussi vide qu'un concert des Jonas Brothers. Je voulais qu'on vienne ensemble, mais elle a insisté pour qu'on prenne chacun notre voiture. Elle craint que notre relation s'ébruite, et ça peut se comprendre : ici, alimenter les ragots est la première source de divertissement chez les débiles, et comme ils sont tous débiles... ça fait beaucoup de personnes à la langue bien pendue.

    Ma sœur Addison et son incontournable Mathieu-tête-de-nœud ont aussi répondu présent à la soirée. Je viens de les croiser dans la cuisine en allant me chercher à boire. En voyant la liqueur peu fiable qu'il y avait dans leur verre, je me suis contenté d'un air noir qui faisait clairement comprendre Reposez tout de suite cette merde, ou sinon je gâche votre soirée comme il se doit, les minus. Bien sûr, ma sœur ne m'a pas écouté, c'est son petit copain qui a dû l'inciter à le faire. Franchement, je ne comprends pas pourquoi Addison s'entête à me défier. Je fais ça uniquement pour son bien. J'espère qu'un jour elle le comprendra.

    Je m'engouffre dans le salon en priant pour ne plus les croiser de sitôt. Déjà que les fêtes ce n'est pas mon kif, en partager une avec ma sœur n'est pas très glorieux. Je regrette l'époque où elle n'avait pas encore l'âge de pouvoir dépasser le supermarché de notre quartier.

    En cherchant un endroit où poser mes fesses, mes yeux tombent sur une Shirley debout et étrangement songeuse, dans le fond de la pièce. Elle a un gobelet rouge à la main, pour ne pas changer. Ses cheveux, habituellement lâchés, sont ajustés en une queue de cheval haute qui lui donne un air plus solennel. Ça change. Je pivote mon regard et trouve Elisa assise sur le canapé pas loin d'elle. Elle a troqué sa salopette contre une robe bleue en flanelle qui lui va à ravir. Elle aussi semble également hagarde. Houlà, il y a de l'eau dans le gaz ou quoi ? Merde. J'espère qu'elles ne se sont pas embrouillées. Va trouver le moyen de calmer ces deux tempêtes après ça...

    J'observe plus longuement celle qui fait battre mon cœur plus que de raison. J'aime penser que, dans des habits plus serrés et moulants comme elle en porte ce soir, Elisa est plus attrayante qu'à l'accoutumée. Mais ce serait me mentir : même dans des vêtements amples, des joggings ou des pyjamas, elle m'attirerait toujours autant. C'est comme ça, on ne peut rien y changer. Je suis condamné à la trouver magnifique pour le restant de mes jours.

    Me rendant compte que je la regarde sans rien faire depuis au moins deux bonnes minutes, je m'active et creuse l'espace qu'il y a entre les filles et moi. Shirley a un léger mouvement de tête en me voyant ; Elisa préfère quant à elle conserver un visage fermé, pour ne pas trahir ses émotions. Très bien. Essayons de faire comme elle ! Même si j'avoue qu'elle est sacrément... étourdissante.

—    Salut, Kai, lance Shirley.

    Rien ne me fait suggérer que cette dernière est gênée ou fâchée de ma venue. Elle est juste... évasive, comme si elle attendait quelqu'un. Ça pourrait être pire.

—    Salut, Shirley, n'ai-je d'autre choix que de répondre. Et salut... Elisabeth.

    La manière dont j'ai prononcé son prénom la fait frémir. Ce n'est pas tous les jours que je l'appelle ainsi, elle est chamboulée. Si ça ne tenait qu'à moi, j'enverrais l'assemblée se faire foutre et je l'embrasserais sur le champ. Elle est vraiment à tomber, dans cette petite robe...

—    Tu es toujours là ? questionne Shirley, sans avoir la moindre idée de ce qui est en train de me traverser l'esprit.

    Une fois de plus, je n'étais pas conscient de m'être autant attardé sur Elisa. Cette fille me fait perdre la tête sans même le vouloir ! Je dois me ressaisir.

—    Je suis encore là, confirmé-je à Shirley.

—    Tu comptes rester avec nous toute la soirée ?

—    T'en a pas envie ?

    Du coin de l'œil, je vois Elisa qui me sermonne du regard. Ben quoi, qu'est-ce que j'ai dit ?

   Shirley me considère avec une expression inexpressive, avant de rouler des yeux.

—    Fais comme tu veux, conclut-elle.

    Elle porte le gobelet à sa bouche et finit cul sec son breuvage. Cette scène me fait alors rappeler qu'elle a un vrai problème avec l'alcool, et qu'il serait tant que quelqu'un le lui dise une fois pour toute avant que les choses empirent pour elle.

—    Shirley, je crois que..., commencé-je.

—    Oh ! Rachel est là ! s'extasie-t-elle soudain sans me laisser le temps de finir. Je vous laisse !

     Et elle s'éclipse sans même un regard derrière elle. OK. Le message est clair : elle ne souhaite pas passer la soirée avec nous. Quoi de plus normal à mon sujet, vu que je suis son ex. Mais pourquoi délaisse-t-elle Elisa de la sorte ? Je croyais qu'elles étaient meilleures amies. J'ai forcément loupé un truc.

—    Tu sais ce qu'elle a ? demandé-je à Elisa.

—    Pas vraiment. Depuis qu'elle est arrivée, je la trouve ailleurs. Elle n'avait même pas encore décroché un mot avant que tu nous rejoignes...

—    C'est vraiment bizarre. Tu crois qu'elle est au courant, pour nous deux ?

—    Crois-moi, si ça avait été le cas, nous serions les premiers à le savoir, déclare Elisa.

     Le silence se fait. Je m'installe à côté d'elle, profitant du peu de place que dispose le canapé pour me coller le plus possible à elle.

—    Il me semblait t'avoir dit qu'on ne pouvait pas se montrer ensemble, signale prudemment Elisa.

—    Je sais. Mais c'est plus fort que moi ! Mon corps appelle constamment le tien. Ne me fais pas croire que ce n'est pas réciproque, Frida.

—    Ça l'est, approuve-t-elle. Mais on aura tout le temps de combler cette attente lorsque nous serons seuls. Pour l'instant, il est préférable qu'on se tienne à l'écart. Tu comprends ?

—    Ouais, soupiré-je.

    Elisa se relève avec un air peiné, puis m'abandonne. Je la perds de vue très rapidement. Bon, je suppose que l'heure des câlins devra attendre.

    Je pars me resservir à boire. Le goût de la vodka baignant dans ma gorge, j'opte pour la bière la moins amère de toutes celles mises à disposition, soit une Corona Extra. Quelqu'un me frappe au même moment dans le dos. Je fais volte-face.

—    Bah alors, on se défonce la gueule, mon pote ?

    Le grand blond qui se tient devant moi porte un large sweat bordeaux sur lequel est écrit THRASHER en lettres enflammées.

—    Eh ! Andy ! m'écrié-je, surpris de voir mon ami ici. Qu'est-ce que tu fous là ? Je croyais que tu avais horreur des soirées d'ados de ce genre !

    On se prend dans les bras.

—    Faut bien trouver quelque part où jouer, répond-il ensuite d'une voix gutturale. Le business est le business, comme on dit !

—    Ouais ? Vous allez vraiment faire un morceau ?

—    À fond ! Du pur Iron Maiden. Ça va claquer, j'te préviens.

—    FEAR OF THE DARK ! piaille Marc en surgissant derrière lui, suivi de Jacob et Tallulah, les deux bras dessus, bras dessous.

    Marc tient une bouteille de Whisky dans la main, qu'il brandit en l'air tout en gueulant les paroles du groupe britannique. Il est ivre, comme à son habitude.

—    Ça me fait plaisir de voir que vous êtes tous là, dis-je sincèrement.

     On est loin de se voir tout le temps, il n'empêche que je les considère tous comme mes meilleurs amis. Je les affectionne même encore plus que mon entourage à Portland.

—    Nous aussi, on est content de te voir, mon vieux, sourit Jacob. Ta petite bouille de beau-gosse nous avait manqué. À quand ton partenariat avec une agence de mannequinat, alors ?

—    Jamais. Je préfère réserver ma beauté à ceux qui le méritent, ironisé-je.

—    Ta nana n'est pas là ? veut savoir Andy.

—    Elle s'appelle Elisabeth, objecte Tallulah et je lui en suis reconnaissant.

—    Si, elle est là, réponds-je à Andy.

—    Sérieux ? Où ça ? s'étonne Marc en dardant des regards alentour. Bordel, ne me dites pas que l'alcool me rend aveugle ? Kai, je ne vois ta copine nulle part, panique-t-il.

—    Elle n'est pas avec nous, le tranquillisé-je. On s'est perdu de vue tout à l'heure.

—    Dommage, lance Tallulah. On lui aurait bien proposé de se joindre à nous, comme l'autre fois.

    Ne pas savoir où se trouve Elisa dans cette immense baraque ne m'inquiète pas trop. Elle est assez prudente et intelligente pour éviter de se retrouver là où il ne faut pas. Puis, j'ai confiance en elle. En revanche, pour ce qui est de Shirley, c'est une autre histoire...

—    On trinque ? s'impatiente Andy.

—    Oh que ouais ! hurle Marc. Vive le hard-rock, les mecs ! Et n'oubliez pas que je vous aime, putain !

    Tout le monde rigole. Marky bourré, c'est un sacré numéro.

    Le son d'une guitare électrique qu'on accorde se met à fuser à travers les enceintes. Ils sont presque prêts.

—    Alors, quelle lettre pour ce soir ? reprend Andy à l'adresse de Jacob.

—    N.

—    NIRVANA ! s'époumonent les deux guitaristes à l'unisson.

—    Allez, vous avez gagné tous les deux, tranche Tallulah à bout de patience. Placez-vous, qu'on commence enfin notre morceau.

—    Toujours aussi pressée, à ce que je vois, relève Jacob en lui décochant un regard indigné.

    Puis en se tournant vers moi :

—    Si seulement elle avait la même fougue quand on est au lit !

—    Je t'ai entendu, Schmidt.

—    Oups. Je me ferai pardonner cette nuit, mon amour, c'est promis !

     Celui-là, je vous jure...

     Après avoir fait un tour complet sur lui-même, Andy attache la sangle de sa guitare autour de son épaule puis fait un signe en direction de Marc et Tallulah, lesquels confirmant être prêts avec un mouvement de la tête.

     Eh bien ! La soirée s'annonce pour le moins spectaculaire.

*

    Deux verres de Bloody Mary et un Mojito dans l'œsophage plus tard, le bruit de la fête n'est plus qu'un fond sonore happé dans mes oreilles. J'entends mon cœur pulser à travers mes tympans. Mes mouvements sont plus maladroits, aussi. Je sais que je ne suis pas totalement ivre, car j'arrive encore à aligner des phrases compréhensibles et à parler sans bégayer. Ce qui n'est plus le cas de Marc et Andy depuis déjà un moment. Ces deux-là échangent des paroles où il n'est plus question que de « Mec, je plane, je plane, je plane » et de « Oh, Ah, Ouuuuuh ! » Je savais que j'aurais dû prendre mon appareil avec moi. Filmer leur connerie est tout un art.

    Une silhouette passe à cinq mètres de nous. Même éméché, je parviens à reconnaître la robe d'Elisa et sa chevelure brune. Elle fonce dans le couloir et ouvre une porte, derrière laquelle des escaliers l'accueillent. Elle descend les marches dans le noir sans hésiter. Où compte-t-elle aller, comme ça ? Et s'il y avait des types louches qui l'attendaient en bas ? Ou même un tueur en série ? C'est une histoire vieille comme le monde : s'aventurer dans un sous-sol sombre lors d'une soirée n'est jamais sans risque. D'ailleurs, Scream en est le parfait exemple : le tueur, vêtu généralement d'un accoutrement de merde, t'attend de pied ferme alors que tu n'es là que pour chercher de quoi boire, et puis soudain, , juste derrière toi, il surgit avec son couteau affuté et sa rapidité hors norme pour te zigouiller la carotide, alors que tout ce que tu as fait de mal dans ta vie, c'est ne pas céder la place à une grand-mère dans le bus parce que ce jour-là, tu avais un sacré mal de dos. Ah, et il ne faut pas oublier la suite ! Après cela, il y a toujours, je dis bien toujours, un idiot pour se demander où tu es passé au lieu de vivre le moment présent. Devinez la première chose qu'il fait ? Oui, il commet la même erreur que toi en descendant à son tour sur les lieux du crime. Et hop ! Le schéma se répète, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'un bain de sang et des cadavres dégueulassant des tapis qui ont valu une fortune.

    Bon, OK, je vais peut-être un peu trop loin dans mon délire. L'alcool a eu raison de moi, je me fais trop de films. Mais quand même ! je préfère prendre mes précautions, on sait jamais.

    Sur cette dernière pensée, je descends à la suite d'Elisa. Je pénètre dans une cave où traînent cartons et étagères remplies de boissons alcoolisées. L'odeur ici est âcre. Je crois sentir aussi un brin de moisissure. Si un tueur se cache dans les parages, il est mort d'intoxication depuis bien longtemps.

—    Frida ?

    Dos à moi, cette dernière s'affaire à ouvrir un carton. Elle est prise d'un petit sursaut en entendant ma voix.

—    Kai ? dit-elle en pivotant vers moi. Tu m'as fait peur ! Qu'est-ce que tu fais là ?

—    Je t'ai suivi. Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?

    Je m'approche.

—    J'ai été chargée de ramener de nouveaux packs de bière, explique-t-elle. Fabianna était occupée à débarrasser les gobelets vides dans la cuisine alors elle m'a demandée de m'en charger à sa place.

     Fabianna, quelle fourbe ! Elle était prête à envoyer Elisa à l'article de la mort sans aucun état d'âme !

—    C'est charitable de ta part, fais-je remarquer.

—    Il faut bien que quelqu'un le fasse.

    Elle se remet promptement à la tâche. Qu'elle est mignonne. Dommage pour elle, j'ai une bien meilleure activité à lui proposer...

    Je fais un pas vers elle et pose mes mains sur ses hanches. Elisa a un nouveau sursaut. Je la retourne, puis la plaque contre le mur, mes yeux droits dans les siens. Sa poitrine se soulève de plus en vite. Je niche mon visage dans son cou et l'embrasse sur la clavicule. Le long de sa trachée qui déglutit. Sur le bord de son menton. Puis je m'aventure jusqu'à sa mâchoire. Mes baisers l'effleurent, je ne cherche pas à mettre ma langue ni à m'attarder sur sa peau. Je veux juste lui procurer des frissons. Mes mains viennent caresser ses bras, dont les poils sont à présent hérissés. Mission réussie !

—    On pourrait nous surprendre..., souffle Elisa.

    Je souris contre sa peau.

—    L'interdit me plaît. Plus on prend de risques, et plus j'ai envie de te faire des choses, Elisa.

     Elle halète lorsque je pose mes lèvres de manière insistante derrière son oreille. Elle sent divinement bon. Chaque centimètre de sa peau a le goût du miel et de la douceur. J'aimerais la savourer davantage, dans d'autres parties de son corps... Bordel de merde, je suis plus que réveillé, là !

—    Tu es fou, Kai...

—    Ça se pourrait bien.

     Je prends son visage en coupe et l'embrasse. Elisa gémit dans ma bouche. Je ne veux plus la lâcher. Elle est beaucoup trop délicieuse. Elle plaque ses mains contre mon torse tandis que j'encercle sa taille de mes bras. Pour ne pas m'arrêter en si bon chemin, je la soulève et enroule ses jambes autour de mon bassin, sans me détacher de ses lèvres. Elle s'agrippe à moi pour ne pas tomber, je l'aide un peu en la tenant fermement par les fesses. Comme son regard m'incite à continuer, j'exerce une pression contre son intimité avant de retrousser légèrement les pans de sa robe. La chaleur qu'elle dégage à cet endroit m'excite au plus haut point. Je fais courir mes doigts le long de sa cuisse. Je compte aller plus loin, mais je réalise brusquement où on est et finis par me contenter de ce que l'on fait déjà. Je ne veux pas que les choses dérapent ici, dans ces circonstances. Nous avons encore le temps pour le reste, ce n'est pas une course contre la montre.

    Elisa me surprend en prenant les devants. Alors que ses paumes glissent juste au-dessous de ma ceinture, un BOUM retentit en haut des escaliers. Quelques secondes plus tard, un mec défoncé entre dans la pièce. Eh voilà, le charme est rompu. Comme dans les films, il a fallu que l'idiot du village se trompe de destination et interrompt mon moment intime avec Elisa. C'était si prévisible, comme situation merdique !

    À regret, Elisa et moi nous détachons tandis que ce dernier observe les alentours en faisant une grimace digne d'un cauchemar.

—    Euh... C'est pas les toilettes, ici ?

    Je serre les dents. À ton avis, tête de cul, cet endroit ressemble vraiment à des toilettes pour toi ?

—    Tu... tu t'es trompé de pièce. Ici c'est la cave, lui apprend Elisa d'un air de contenance.

—    Hein ? Ah. OK.

    Le type remonte les escaliers en chancelant. Et le merci, c'est en option connard ?

—    On devrait remonter, nous aussi, signale Elisa en se recoiffant.

—    Pourquoi ? J'ai encore envie de rester seul avec toi, moi...

—    Pour qu'une personne beaucoup plus sobre que lui nous remarque et rapporte aussitôt la nouvelle à tout le monde ? Non merci. On se revoit à la fin de la fête. Sois sage, d'accord ?

—    Sage est mon deuxième prénom, je pensais que tu le savais depuis le temps, Frida.

    On s'embrasse une dernière fois puis Elisa part prendre les packs de bière par terre ; je l'aide à tout porter et lui emboîte le pas jusqu'en haut des marches.

—    À plus tard, ai-je le temps de lire sur ses lèvres avant de la perdre de vue pour la seconde fois de la soirée.

    Pourvu que le temps passe vite, pensé-je très fort.

    Je décide de sortir pour aller fumer une cigarette. Là-bas je tombe sur Shirley, dos à moi, qui a revêtu un petit gilet sur ses épaules. Je ne pensais pas la recroiser de la soirée, encore moins là où tous les fumeurs se rejoignent pour décompresser. Le hasard est vraiment doté d'humour, ce soir.

    La fameuse Rachel dont elle parlait n'est pas avec elle. Si ça se trouve, c'était juste un prétexte pour nous fausser compagnie. Je sors mon briquet et allume ma cigarette en silence. Je n'ai pas forcément envie qu'elle me remarque. Tout à l'heure, elle m'a bien fait comprendre que son humeur n'était pas au beau fixe. Il vaut mieux la laisser seule jusqu'à ce que son boudin passe.

    Cependant, la fumée qui s'échappe de sa bouche un instant plus tard m'interpelle et je dis malgré moi :

—    Tu fumes, Ley ?

    Celle-ci se tourne vers moi. Si elle est surprise de me voir, elle ne me le fait pas savoir.

—    Oui, répond-elle, l'attention fixée à nouveau droit devant elle.

—    Depuis quand ?

—    Ça va faire un mois.

    Bah merde. C'est tout récent !

—    Est-ce que c'est moi qui...

—    ... m'a fait tomber dedans ? termine pour moi Shirley. Rassure-toi, tu es loin d'être le centre de ma vie. Enfin, sans vouloir t'offenser.

    Je secoue la tête pour lui signifier que je ne le prends pas mal.

—    Elisa est au courant ? reprends-je après avoir aspiré une bouffée de cigarette.

—    Non. Et elle ne doit surtout pas l'apprendre.

    Son ton est catégorique. Elle me lance un regard en coin, comme pour me défier d'aller tout répéter à Elisa. Ça ne risque pas d'arriver. Je suis beaucoup de choses, mais pas une balance. En outre, je vois bien qu'elle n'est pas fière d'elle. Qui l'est ? Ce n'est pas comme si cette merde avait des avantages.

     En tout cas, je n'aurais jamais pensé que Shirley fumerait un jour. Quand elle était avec moi, elle ne montrait aucun signe particulier de dépendance – pas même quand je fumais devant elle. Un jour, elle m'a même reproché de le faire trop souvent. Qu'est-ce qui a bien pu lui faire changer d'avis ?

—    Pourquoi tu refuses de le dire à Elisa ? me renseigné-je.

—    Je ne veux pas qu'elle me juge.

—    Elisa n'est pas comme ça.

    Shirley fronce les sourcils.

—    Comment tu peux le savoir ? Je croyais que vous vous fuyez comme la peste.

    Comprenant que j'ai fait une boulette, je me rattrape :

—    On n'a jamais été très proche, c'est vrai, mais je suis persuadé qu'Elisabeth n'est pas du genre à juger sa meilleure amie. Et vice-versa.

    Ma réponse – mon bobard, plutôt – a l'effet escompté : elle est convaincue. Je me détends et inhale une autre bouffée de nicotine. La fumée entre dans ma bouche, puis ressort par mes narines.

—    Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi par rapport à nous deux, poursuit Shirley, les yeux dans le vague.

—    Ouais ?

—    Oui. Je crois qu'on a bien fait de rompre. On s'entendait bien, mais... je sais pas, notre relation avait l'air de ne rimer à rien. On ne savait pas où on allait, tous les deux.

—    Tu trouves ?

—    Pas toi ?

—    Si, avoué-je.

    Je suis content de voir que nous avons tiré un trait sur notre ancienne relation. Sans rancune. Sans regret. Sans remords, aussi. Remarque, l'inverse aurait été étonnant : une fois que Shirley Browning vous sort de sa vie, elle ne revient jamais sur sa décision. Ce qui n'est pas plus mal au regard de la situation, je dois l'avouer.

    Shirley jette sa cigarette après l'avoir éteinte puis reporte son attention sur moi.

—    Partager une pause clope avec toi n'était pas dans mes projets, mais je vais profiter de cette occasion pour t'avouer un truc.

    Ses yeux ont pris une teinte plus solennelle. J'attends qu'elle parle, non sans ressentir une pointe d'appréhension.

—    Sache que, peu importe ce qui est arrivé ou ce qui arrivera, tu auras été un mec bon avec moi, Kai Buckley.

    Je marque un temps d'arrêt. 

—    Pardon, j'ai cru entendre que tu me faisais un compliment, mais je ne suis pas trop sûr. Tu peux répéter ?

—    Je suis sérieuse, insiste Shirley. Je suis contente de t'avoir connu. Tu es une personne bien, Kai. Rends heureuse le plus possible celle avec qui tu finiras, d'accord ?

    Je retourne plusieurs fois ses paroles dans ma tête.

    Jour après jour, mes sentiments envers Elisa ne font que se renforcer. Chaque jour passé avec elle est plus sensationnel que le précédent. Alors qu'importe ce qui se passera entre elle et moi, il est certain que je ferai tout pour qu'elle se sente la plus heureuse avec moi. Je m'en fais même la promesse.

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