chapitre 23
Kai
— Quand tu parlais de mission, tu envisageais réellement de venir à cette fête foraine ?
Kai et moi marchons côte à côte sur une allée qui longe de nombreux stands à confiseries. Nous sommes allés faire un saut dans celui des barbes à papa, et actuellement nous mangeons en faisant tout notre possible pour ne pas nous mettre du sucre plein les doigts.
Diverses musiques se font entendre autour de nous, emplissant nos oreilles d'un bruit fort et continu. Les nombreuses activités dont est composée cette fête foraine ne manquent pas de participants. Il y a la queue à chaque attraction, et les restaurants sont pleins à craquer. Des étals sont exposés ça et là, vendant des peluches et des gadgets pour ceux qui n'auraient pas la patience de jouer aux loteries disposées non loin de là. J'avise la grande roue, haute et illuminée, qui montre le bout de son nez à l'horizon. On dit qu'y aller en couple est romantique. Je préfère ce qui donne plus de sensation, comme les autos-tamponneuses ou les montagnes russes qui donnent le tournis et des maux d'estomac lorsqu'on en ressort.
— En fait, ça fait un moment que je voulais t'emmener ici, avoue Kai pendant que nous nous faufilons dans la foule. Nous y venons tous les ans avec ma mère et ma sœur. Autant te dire que je connais tous les manèges qui s'y trouvent sur le bout des doigts.
Je hausse un sourcil. Ça me surprend de sa part, car l'endroit où nous sommes est loin de Jacksonville : il nous a fallu plus de deux heures pour venir en voiture. Je ne savais même pas qu'un coin pareil existait en Floride. Comment Kai fait pour tout connaître ici alors qu'il est originaire de Portland ?
— Pour être honnête, reprend-il, je ne pensais pas que tu me battrais aussi facilement aux stands de tir. J'avoue en avoir pris un coup dans ma fierté.
— Pauvre chou, ricané-je en tapant un croc dans ma barbe à papa. Tu as l'habitude d'être imbattable dans tous les domaines, c'est ça ?
— Tout à fait, Frida. J'ai des doigts de fée, et il me tarde de te le prouver.
Sa voix est lourde de sens. Mes joues prennent subitement une teinte rouge ; je soulève ma barbe à papa à hauteur de mon visage pour lui cacher mon trouble naissant. Se pourrait-il qu'il y ait une connotation sexuelle à ses paroles ? En tout cas, je me plais à l'imaginer. Que les doigts de Kai s'amusent avec mon corps n'est pas l'envie qui me manque, bien au contraire.
Après s'être concertés sur le choix de notre prochain jeu, nous décidons de jouer au lancer d'anneaux. Sur la banderole au-dessus des récompenses est écrit en lettres capitales : UN ANNEAU DE REMPORTÉ = UN CADEAU AU CHOIX. Avec Kai, nous nous mettons d'accord pour faire deux manches avec un total de cinquante anneaux chacun.
— B'jour, les jeunes ! Vous payez comment ? demande le forain à notre approche.
— En espèce, s'il vous...
— Je m'en occupe, coupé-je Kai en sortant un billet de 20 dollars de ma poche.
Je crois que je l'ai laissé payer assez de choses comme ça depuis que nous sortons ensemble. Cela ne me dérange pas d'être celle qui finance nos activités de temps en temps. D'ailleurs, s'il ne trouvait rien à redire, je le ferais même plus souvent. À mon sens, les problèmes d'argent de Kai sont plus importants que la galanterie. Et je n'ai pas besoin de ces formalités pour savoir qu'il tient à moi ; ses baisers ont plus de valeurs à mes yeux.
Le forain me rend la monnaie puis nous file les anneaux. La partie commence sous le bruit d'une mini corne de brume. Mon jeu est si chaotique que j'envoie les anneaux partout dans les branches d'un arbre, aux pieds d'un gosse, sur la figure d'un spectateur – sauf autour des cibles. C'est sans espoir, je m'en sors comme un manche. À l'inverse, Kai se débrouille plutôt bien ; il est précis, patient et tactique, ce qui lui vaut deux cibles de gagnées après seulement vingt tentatives. Cependant il vise principalement les lots les plus intéressants, tout au fond, à savoir des AirPods et un pack Playstation. Malheureusement pour lui, il se retrouve vite à court d'anneaux.
Le score à la fin de la partie est sans appel : c'est une défaite bien cuisante pour moi.
— Terminé ! annonce le forain avec un nouveau coup de corne de brume qui m'explose presque les tympans. Voyons voir..., poursuit-il en jetant un coup d'œil à nos résultats. Vous avez gagné un collier et des écouteurs pour téléphone portable. C'est pas mal !
Il part chercher les deux récompenses à l'arrière de sa caravane puis revient en nous les mettant sous notre nez. Elles sont emballées avec le stricte minimum : des sachets en plastique à fermeture Zip. Kai remercie le vendeur tandis qu'il les range dans le sac à dos qu'il a pris avec lui. Déjà, de nouvelles personnes prennent la place que nous venons de libérer devant le stand.
— Je donnerai les écouteurs à ma petite sœur, lance-t-il une fois que nous reprenons notre route.
— Tu penses qu'elle va aimer ? demandé-je.
— Non. Addison est une vraie plaie ingrate. Mais avec un peu de chance, elle se débarrassera des écouteurs en les refilant à son copain.
— Oh, elle a un petit copain ?
Kai est pris d'un petit rire moqueur.
— Ouais. Il s'appelle Mathieu et c'est un Français. C'est le plus gros plouc que j'ai jamais vu de ma vie. Je ne sais toujours pas ce qu'elle lui trouve.
— Peut-être qu'il tient à elle et qu'elle se sent bien avec lui ? avancé-je.
— J'espère bien. Si j'apprends qu'il lui a fait le moindre mal, il passera un si mauvais quart d'heure qu'il en oubliera même son nom.
Voir ce côté grand-frère protecteur chez Kai m'attendrit. Il ne me parle pas souvent de sa sœur, et visiblement il a une relation assez compliquée avec elle, mais Addison reste avant tout sa famille et je sais qu'il serait prêt à faire des folies simplement pour la garder en sécurité, un peu comme moi avec Charlie. Le fait que nous nous comprenions là-dessus ne fait que renforcer davantage le lien qu'il y a entre nous.
Le jour décline. La fête foraine est beaucoup plus remplie qu'en fin d'après-midi. J'ai le sentiment que les bruits ont augmenté d'un volume et il est de plus en plus difficile de trouver un espace pour avancer. Sentant mon début d'angoisse, Kai s'empare de ma main et la serre puissamment. C'est sa manière à lui de me faire comprendre qu'il est là, avec moi, et que je suis en sécurité. Je m'accroche à lui du mieux que je peux comme s'il était l'ancre d'un bateau dans lequel je naviguerais.
Quelques instants plus tard, il s'arrête.
— Ça te dit, un petit tour dans la grande roue ? m'interroge-t-il.
Je ne m'étais pas rendu compte que nous étions arrivés au bout de la fête foraine.
— D'accord.
Qui sait, je vais peut-être finalement l'avoir, ce fameux moment romantique entre amoureux !
Mais, lorsque nous montons dans la nacelle et que la roue se met en marche, la peur reprend ses droits. Ça monte super haut, ce truc ! Dans les films Destination Finale, il n'y a pas une scène qui se déroule dans un parc d'attraction et où le mécanisme part en vrille, causant plusieurs morts ? Oh bon sang, ce n'est pas le moment de penser à ce film, Elisa ! Je m'agrippe à mon siège et ferme les yeux en étouffant un juron.
— Tu flippes ? se marre Kai.
— Oui !
Du coin de l'œil, je le vois sortir une caméra de son sac.
— Qu'est-ce que tu fais ? m'inquiété-je. Eh ! Ne me dis pas que tu vas me prendre en vidéo, Kai ?
— C'est précisément ce que je vais faire, confirme-t-il.
Un sourire sur le visage, il allume l'appareil et commence à me filmer. Puis, sans prévenir, il prend l'initiative de bouger dans son siège pour faire basculer la nacelle de droite à gauche. Les secousses sont plutôt légères mais ça suffit pour que j'ai la sensation d'avoir mes boyaux retournés. Le premier réflexe qui me vient à l'esprit est de regarder en contrebas. Très mauvaise idée. Nous sommes facilement à plus de 100 mètres ! 100. Horribles. Mètres !
— Par pitié, arrête ça, Kai ! Tu vois bien que j'ai les chocottes !
— Viens me faire un bisou et j'arrêterai, réclame-t-il, fier de lui.
— Tu es sérieux ?!
— Absolument.
Il me donne des envies de meurtre et en même temps, je suis tellement terrorisée que me retrouver assise à ses côtés me paraît être l'antidote pour réfréner ma peur.
Je me lève, un peu pantelante, puis avance d'un pas mal assuré vers lui. Kai tend sa main libre afin de me ramener contre lui. La nacelle tremble sous nos poids en mouvement. Il m'entoure d'un bras protecteur et continue de nous filmer tandis que je me blottis contre son torse.
— Ça va mieux, Frida ?
Je hoche la tête en gardant le silence. Je me concentre sur le bruit de son cœur qui bat très vite contre mon oreille ; je suis certaine que le mien est encore plus rapide.
Kai baisse la tête pour accéder à mon visage.
— Il est où alors, mon bisou ? dit-il en cherchant mes yeux du regard.
— Il est là.
Je comble alors la distance qui sépare nos lèvres en l'embrassant passionnément, comme si nous étions seuls dans notre petite bulle. Kai dépose la caméra. De ses deux mains libres, il prend mon visage en coupe et me rend mon baiser avec deux fois plus d'ardeur. Dans ma tête, nous ne sommes plus à la fête foraine. Il n'y a plus de bruit, pas plus qu'il n'y a de monde autour de nous.
Voilà ce dont Kai est capable de m'offrir : un univers où il n'est question que de douceur.
*
De retour dans la voiture, Kai sort le collier qu'il a remporté un peu plus tôt et me le tend.
— Tiens, dit-il. Il est pour toi.
Je l'accepte avec hésitation.
— Tu es sûr que tu ne veux pas le donner à quelqu'un d'autre ?
— À qui d'autre offrirais-je un collier, Frida ?
— On ne sait jamais. Tu pourrais avoir une maîtresse, ou même plusieurs...
Mon humour lui vaut un éclat de rire.
— Qui te dit que ce n'est pas toi la maîtresse, dans l'histoire ? me nargue Kai.
— J'ose espérer que non ! Quel est l'intérêt d'en avoir une si tu ne couches pas avec elle ?
Je ne me rends compte que trop tard de la signification de mes propos. Kai hausse les sourcils, étonné de ces paroles sorties de ma bouche. Jusqu'à présent, nous n'avions jamais évoqué le sujet du sexe dans notre relation. Tout n'a toujours été que subtilité et regards entendus entre nous. Que je sois la première à en parler de vive voix, bien que de manière involontaire, est quelque chose que ni lui ni moi n'avions vu venir.
Je fuis son regard lourd de sens et me concentre sur le collier. De près, il est encore plus joli. Son pendentif représente une rose bleue avec des épines en forme de cœurs. Je me vois déjà le mettre chaque matin avant de sortir de la maison.
— Merci beaucoup, dis-je à Kai. Tu veux bien me le mettre ?
Ce dernier s'empare des attaches et m'aide à le passer autour de mon cou. Je le remercie d'un baiser sur les lèvres. Ce collier ne vaut pas une fortune, et d'ici un mois il déteindra probablement sur ma peau, mais le fait que Kai l'ait gagné juste pour me l'offrir me va droit au cœur. C'est le premier cadeau que je reçois de lui, ce n'est pas rien.
La voiture démarre. Nous quittons le parking de la fête foraine. J'allume la radio et tombe sur Seven Wonders, du groupe Fleetwood Mac. Si maman était là, elle se mettrait à chanter à tue-tête.
— Tu viens à la fête de Fabianna, ce soir ? relance Kai au bout d'une demi-heure de route.
Comme d'habitude, je suis la dernière à être mise au courant des soirées dans cette ville.
— Je ne sais pas. Tu y vas, toi ?
— Si tu y vas, j'y vais, convient-il.
— Dans ce cas, allons-y.
Une fête accompagnée de Kai ? Je ne sais pas ce que cela peut donner. Les dernières fois où l'on s'est retrouvés dans ce genre de situation, on se comportait comme chien et chat. J'espère que ce soir il y aura une bonne ambiance et que, grâce à lui, je finirais par me détendre et apprécier l'atmosphère festive de mes collègues lycéens.
Il y a fort à parier que Shirley sera là elle aussi. Invitée par tout le monde, elle ne rate jamais une occasion de faire la fête. Kai et moi allons devoir faire attention. Officiellement, nous sommes censés nous haïr : on ne pourra pas rester en permanence l'un à côté de l'autre, faute de quoi cela semblera suspect et Shirley nourrira des soupçons. C'est terrible, de devoir cacher ma relation à ma meilleure amie, mais c'est nécessaire si je veux garder notre amitié intacte.
Cependant, plus le temps passe, et plus le poids de la culpabilité devient trop lourd à supporter. J'ignore comment tout cela va finir. Je sais que je ne pourrai pas mentir toute ma vie à Shirley, mais l'idée de faire un choix entre elle et Kai me donne envie de vomir. Je ne veux perdre ni l'un ni l'autre. Le meilleur cas de figure serait que Shirley accepte notre relation et que je garde les deux dans ma vie, mais après lui avoir menti tout ce temps, je doute qu'elle passe l'éponge aussi facilement.
Mon téléphone vibre dans ma poche. En parlant du loup ! C'est justement Shirley qui est en train de m'appeler.
Kai, qui avait jusque-là les yeux rivés sur la route, pivote légèrement la tête pour voir qui est l'auteur de mon coup de fil.
— Tu vas répondre ? s'enquiert-il.
C'est ce que je comptais faire, oui, avant que les publications de Shirley sur Instagram me reviennent en tête. Dessus elle avait l'air tellement heureuse ! Les autres filles photographiées semblaient proches d'elle, à la limite de lui sauter au cou. Je sais que leurs soirées se sont passées cette semaine, car c'est aussi à ce moment-là que Shirley a décidé de faire silence radio avec moi – chose qu'elle fait plus souvent ces derniers temps. Néanmoins je ne lui en veux pas. Elle a été occupée, elle s'est amusée et a profité de ses autres amies, grand bien lui fasse ! Dorénavant, c'est à mon tour d'être heureuse et de vivre ma vie comme je l'entends, tant qu'il en est encore possible.
C'est pourquoi je rejette l'appel.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top