chapitre 22
Elisabeth
Le mois de juillet débute. La chaleur devient suffocante à Jacksonville, et pour cause : en Floride, quand l'été se présente, le soleil tape très fort et les températures peuvent monter jusqu'à trente-cinq degrés. Tout est alors chaud et humide, quelquefois même horrible à supporter.
Je sais que, néanmoins, l'atmosphère brûlante qui plane autour de moi n'est pas seulement due à la météo.
Il y a aussi Kai. Il ne cesse de faire grimper la température de mon corps, faisant de moi une fournaise à chaque fois que nous sommes ensemble. C'est simple, à ses côtés, j'ai l'impression d'avoir de la fièvre et des troubles cardiaques, avec en supplément des spasmes musculaires et une insuffisance respiratoire.
Et pourtant, je ne suis jamais plus heureuse que quand je suis avec lui.
Peut-être que j'ai un côté sadomasochiste. Mais au point où j'en suis, je m'en fiche un peu de savoir si mon esprit est tordu ou non. Car si j'ai compris une chose, c'est que mon anatomie souffre bien plus quand je suis éloignée de Kai. J'ai besoin d'être proche de lui. De lui parler, de l'entendre, de le sentir. De le toucher. Encore et encore. Est-ce normal, tant d'excès pour une seule personne ?
Cette semaine, j'ai atteint le record de messages envoyés ET reçus avec mon téléphone. Au compteur, plus de trois cents textos échangés avec lui. Je le sais car je les ai compté, en relisant plusieurs fois nos conversations. Comme il était assez occupé cette semaine avec son travail, nous ne nous sommes vus que deux soirées sur sept, lors desquelles je suis retournée le chercher à son travail. Tout s'est très bien passé, j'étais sur un vrai petit nuage. Quand je suis rentrée à la maison et que les messages ont recommencé à pleuvoir, Maman m'a cuisinée. Alors, qu'est-ce que vous vous dites de si drôle ? Je peux voir ce qu'il t'a envoyée ? Oh, Scarlett en a, de la chance ! Montre-moi ? Montre-moi, je t'ai dit ! Bien entendu, même si elle est au courant pour Kai et moi, je n'en ai pas démordu ; j'ai verrouillé mon téléphone et je l'ai mis le plus loin possible d'elle. J'estime avoir droit à une complète intimité dans ma vie d'adolescente, et ce ne sont ni les yeux doux de ma mère, ni ses approches subtiles qui changeront la donne. Après tout, je ne fouine pas dans sa relation avec Robert, et à vrai dire, je n'en vois pas l'intérêt. Je sais déjà le principal : Robert est le collègue de ma mère qui porte tout le temps des cravates jaune moutarde, ils sortent ensemble depuis cinq mois en cachète, et, bientôt, il emménagera chez nous. Eh ouais. A priori, entre les deux, c'est du sérieux. Ça me soulage un peu, car loin de moi l'envie de savoir Maman faire des galipettes avec le premier venu. Berk, plutôt mourir !
La dernière fois que Robert est passé à la maison – c'est-à-dire il y a de cela trois maigres heures – nous sommes allés faire les boutiques à trois, comme le ferait une petite famille normale. J'ai bien aimé ce moment mais je ne crois pas qu'on puisse être décrit comme une famille au sens propre du terme. Robert, je l'aime bien, il est cool, il aime le jaune et il me fait penser à un personnage de série, tout ça, tout ça... Mais qu'on soit bien clair : je ne verrai jamais en lui la moindre forme paternelle, comme je ne pourrai jamais me sentir en famille en l'absence de mon frère Charlie. Sans lui, ce n'est plus pareil depuis déjà un bon bout de temps.
Le soleil est à son zénith lorsque je sors de la salle de bain, emportant avec moi la buée de la pièce. J'ai lavé mes cheveux avec de l'eau froide pour qu'ils me rafraîchissent. Après m'être rapidement préparée dans ma chambre, je cavale les escaliers et cours presque pour rejoindre la voiture garée dehors.
Je souris comme une enfant quand je repère Kai en train de patienter devant le Sam's Paradise. Après quatre jours sans l'avoir vu, mon cœur s'emballe lorsqu'il me prend dans ses bras.
— Voilà enfin ma Frida ! salue-t-il, le sourire étincelant.
Je le laisse m'embrasser et savoure le contact de sa bouche contre la mienne. Et dire qu'il y a peu, je frémissais à l'idée d'approcher un garçon de la sorte, surtout en public !
— Tu m'as manqué, souffle Kai après avoir détaché ses lèvres des miennes.
— Toi aussi.
Nous entrons dans le diner. Depuis le comptoir, Sam s'affaire à préparer les plateaux et, quand il me voit, il va jusqu'à s'arrêter en pleine action pour me saluer de la main. Je lui retourne le geste en souriant de toutes mes dents. Il a besoin de sourires, Sam, pour lui faire du baume au cœur.
— Soyez le bienvenu au Sam's Paradise ! claironne une jeune femme afro-américaine en passant devant nous avec trois assiettes dans les mains.
C'est la première fois que je la vois, j'en conclu que c'est une serveuse que Sam a engagée récemment. La petite épinglette accrochée à sa chemise m'indique qu'elle s'appelle Marlowe. Elle porte un tablier rose au style 70's super cool qui épouse à la perfection les formes généreuses de son corps. Elle se fond littéralement dans le décor du diner. Je l'observe en train de servir trois tables de suite, le visage aussi éclatant qu'une étoile dans le ciel. Elle aime son travail, il n'y a pas à dire !
— Allons nous asseoir.
Kai m'entraîne dans le fond de la salle. Nous nous installons l'un en face de l'autre. Sous la table, je sens qu'il me fait du pied. Je ris et le récompense d'une chiquenaude à l'épaule.
Nous ouvrons les cartes des desserts.
— Qu'est-ce qui te fait envie ? demande-t-il en inspectant de long en large les coupes de glaces.
Je ne sais pas... Toi, peut-être ?
— Une tarte aux pommes, décidé-je.
— Très bien. Je vais prendre la même chose.
— Je croyais que tu voulais une glace ?
— Aussi, dit Kai avec un clin d'œil.
Il repose la carte en se relevant.
— Je vais aller prendre la commande. La serveuse a l'air un peu débordée.
Je jette un coup d'œil vers Marlowe. En effet, ses mains sont si chargées qu'on ne parvient plus à voir son visage. Je sais que Kai lui facilite la tâche en partie par gentillesse mais aussi par esprit de solidarité. Étant lui-même serveur, il sait ce que cela fait d'être constamment dans le rush. Marlowe est très rapide et elle sait ce qu'elle fait mais, si ça continue ainsi, je ne pense pas qu'elle tiendra encore très longtemps.
— Tu es sûre que tu ne veux rien d'autre ? m'interroge Kai avant de partir.
Si ! Ta bouche, tes bras, tes abdominaux et ton incroyable sourire ! C'est possible ?
— Non, ça ira. Merci.
Je sors mon téléphone en attendant qu'il revienne et vadrouille brièvement sur mon fil d'actualité Instagram. Il est rempli à quatre-vingt-dix pour cent de posts de Shirley : Shirley lisant un livre dans un parc, Shirley bronzant sur son balcon, Shirley avec son hamster nommé Terminator en référence au film de science-fiction. Et puis Shirley avec mille et un amis, dont pour la plupart je ne connaissais jusqu'alors même pas l'existence. En la voyant aussi heureuse avec autant de personnes, une once de jalousie s'introduit dans mon cœur. Mais je la chasse aussitôt. Je n'ai pas à être jalouse, j'ai toujours su que Shirley fréquentait du monde et qu'elle n'avait pas que moi dans la vie. Après tout, ce n'est pas sa faute si c'est moi qui ai des problèmes de sociabilité.
— On fait la tête ?
— Oh, tu es déjà là ! Je ne pensais pas que...
La personne sur qui je relève les yeux m'ôte tous mots de la bouche. Sans blague ? Parmi toutes les filles attablées, cet inconnu au piercing à l'arcade et aux yeux vairons m'a choisi moi pour converser ? Je me sens très flattée. Il est plutôt mignon, je ne vais pas cracher dans la soupe. Toutefois, s'il savait à quel point la drague et moi ça fait deux, le pauvre se ferait la malle illico presto !
— Salut, lance le garçon en prenant la place de Kai. Je te dérange ?
Je secoue lentement la tête.
— Tu as perdu ta voix ? me taquine-t-il, et une fossette fait son apparition au-dessous de son œil droit.
En temps normal, l'approche d'un inconnu m'aurait fait paniquer et je me serais enfui en vitesse de son champ de vision pour ne plus avoir affaire à lui, telle une souris effrayée par l'arrivée d'un prédateur.
Mais en l'occurrence, je suis juste mal à l'aise. Je ne sais pas de quelle manière l'inviter à repartir d'où il vient. Même s'il est très craquant, son jeu de drague ne m'intéresse absolument pas. La seule personne qui peut me mettre dans tous mes états, c'est Kai. Personne d'autre.
— Tu veux que je te dise quelque chose, ma belle ? reprend l'inconnu, et je crois qu'il s'est un peu plus rapproché de moi.
Euh, non ?
— Je ne sais pas elle, mais moi je veux bien ! s'exclame Kai, qui vient de revenir avec notre dessert.
Le garçon a un petit sursaut sur son siège et le fixe avec un air à mi-chemin entre l'incertitude et la stupeur. On dirait bien que la venue de Kai l'a refroidi et a mis fin à son petit numéro de charme. Je lance un regard à Kai. Son expression est calme, elle ne suggère aucune trace de menace ni d'animosité. Il dépose les tartes aux pommes sur la table, puis s'installe à côté de moi avant de piocher une cuillère dans son assiette, le tout sans cesser de fixer le type.
Comme ce dernier ne répond pas, Kai poursuit :
— Franchement, je suis curieux de savoir ce que t'allais sortir pour qu'elle succombe à ton charme. À moins que tu sois revenu sur ta décision ? Parce qu'entre toi et moi, le charme ce n'est pas trop ton fort, mon pote.
Cette fois, je décèle une pointe de défi dans sa voix. Je n'aime pas le jeu auquel il est en train de jouer. Les moqueries et l'humiliation, c'est tout ce que je déteste. Il pourrait tout simplement lui dire que la place est déjà prise. Je suis sûre que ce garçon comprendrait facilement le message.
— Je... euh..., hésite-t-il.
— Oui ? l'encourage Kai. Exprime-toi. Nous sommes tout ouï.
Son interlocuteur balaie le diner d'un regard inquiet. C'est moi, ou Kai lui font les jetons ?
— C'était trois fois rien. J'ai... j'ai oublié ce que je voulais dire, ponctue-t-il.
Ni une ni deux, il bondit sur ses pieds et se volatilise dans la seconde qui suit.
J'écarquille les yeux. Il vient de se passer quoi, là ? Est-ce que ça s'est vraiment passé, au moins ? Ces derniers temps, je ne fais plus trop confiance à mon imagination.
— Tu ne touches pas à ta tarte aux pommes ? s'enquiert Kai, de nouveau assis en face de moi.
— Si.
Je me force à passer à autre chose et m'exécute. La tarte a le goût des non-dits et les pommes, celui de l'insatisfaction.
Après deux bouchées, ma curiosité revient au galop et je craque.
— Pourquoi as-tu fait ça, Kai ?
Ses sourcils se froncent par manque de compréhension. Il attend de ne plus avoir la bouche pleine pour répliquer.
— Quoi donc ? L'intimider ?
— Tu l'as humilié.
Ses yeux s'ouvrent en grand. À présent, il me dévisage comme si je venais d'une autre galaxie.
— Je rêve, ou tu m'en veux de t'avoir aidée à te défaire d'un gros lourd ?
— Tu aurais pu être un peu plus poli...
— Frida, c'était soit ça, soit je lui mettais mon pain dans la gueule. Tu aurais préféré ça, peut-être ?
— Non ! Bien sûr que non.
— C'est bien ce que je pensais.
Je rentre la tête dans les épaules tandis qu'il reprend sa dégustation. Cette discussion ne mène nulle part, je ne vois pas l'intérêt de la prolonger plus longtemps. Remarquant mon état, Kai délaisse derechef sa tarte aux pommes et prend ma main dans la sienne. Un petit sourire vient se creuser sur son visage. Le contact de nos doigts entrelacés me réchauffe le cœur.
— Je suis désolé, lâche-t-il alors d'une voix sincère. Je ne pensais pas paraître mauvais à ce point avec lui. J'essayais de me contenir le plus possible, tu sais ? Mon self-control est encore à travailler...
— Est-ce que tu as réagi comme ça parce que tu étais... jaloux ?
Ma question le prend de court, aussi inspire-t-il profondément avant de répondre. J'ai la conviction que ce qu'il s'apprête à dire est un élément crucial qui marquera un nouveau tournant dans notre relation. Je m'arrime à ses lèvres.
— Elisa, je...
Mais Kai est soudain interrompu par la voix familière d'une fille, qui fait son entrée – plus que remarquée – dans le diner.
— Oh là, là, mais que j'ai chaud ! Un smoothie à la banane pour me rafraîchir, c'est possible ? Tout de suite, merci !
La magnifique chevelure noire de Grace-la-garce se balance de droite à gauche tandis qu'elle part s'asseoir à une table, sous le regard intrigué de toute l'assistance. Dans un film, sa démarche serait tournée au ralenti et une musique s'élèverait pour souligner l'importance de la scène. Je la suis des yeux en me disant qu'elle ressemble à une sorcière maléfique, dont l'aura éthérée pourrait foudroyer n'importe qui ayant le malheur de croiser ses iris obscurs. Il ne lui manque plus que le chapeau et la cape !
Se regardant dans un miroir pour, je présume, vérifier si son maquillage est correct, Chloe-la-Tarée la précède, évitant de justesse de se cogner dans une Marlowe qui file à toute vitesse en direction de la cuisine. Chloe est une effrontée qui se fiche bien des bonnes manières et de ce que représente la politesse. Elle vit comme bon lui semble et ne s'excuse jamais de ses travers, quand bien même on attend d'elle qu'elle se remette en question.
C'est un peu une version de Grace, mais avec l'aura définitivement en moins.
Grace s'évente avec une serviette en papier. Chloe se met à lui parler d'un gloss ultra-méga trop stylé avec des paillettes et un goût de banane qu'il faut trop acheter ! mais les yeux de la brune fouillent le diner, plus intéressée à observer les autres que d'écouter Chloe et ses babillages superflus. Une peur bleue s'insinue dans mes entrailles. Si elle me voit ici, avec Kai, c'est la fin du monde ! Tout le monde saura alors que nous sortons ensemble, et cela parviendra forcément jusqu'aux oreilles de Shirley !
Je ne veux surtout pas que ma meilleure amie découvre la vérité de la bouche de Grace. Tout, mais pas ça.
J'adopte un ton que je veux impassible et me penche vers Kai.
— Il faut qu'on y aille, soufflé-je.
— Quoi ? Mais pourquoi ? s'étonne celui-ci.
— Une décision de dernière minute. S'il te plaît, vite !
Je ne lui laisse pas le temps de terminer sa glace : je l'attrape par la main et le conduit précipitamment au-dehors, à l'arrière du café où il n'y a pas un chat. Essoufflée, je m'adosse ensuite contre le mur pour reprendre ma respiration, le cœur au bord des lèvres. On l'a échappé belle de justesse !
Kai me lance un œil sceptique.
— C'était quoi, ça, Frida ? Un peu plus et je me prenais la porte en pleine tête !
— Pardon, haleté-je. Je voulais sortir et... je ne sais pas, j'ai agi sans réfléchir.
— On est parti sans payer, quand même. Tu es sûre qu'on ne va pas avoir de problème avec le restaurateur ?
— Je connais Sam. C'est un ami à moi, je m'arrangerai avec lui plus tard.
— Si tu le dis.
Un silence s'écoule, pendant lequel Kai m'étudie de long en large comme si quelque chose lui échappait, à raison.
— Pourquoi tu as réagi comme ça ? demande-t-il finalement. On aurait dit que la mort était à tes trousses. Est-ce que tout va bien ?
Si la mort est une allégorie pour désigner Grace et Chloe, alors oui, c'est bien ce qui s'est passé !
— Ces filles qui sont entrées dans le diner... Elles viennent de mon lycée. Elles ne m'apprécient pas vraiment, alors...
— Tu es en train de me dire que tu as interrompu mon festin seulement pour deux pimbêches qui te mésestime ?
— Elles connaissent Shirley, Kai. Si elles nous avaient démasqués, on se serait retrouvé dans de beaux draps.
Il se fend d'un rire étouffé.
— Tu dis ça comme si tu étais Batman et moi Robin.
— À condition qu'on inverse les rôles, corrigé-je. Contrairement à l'opinion publique, je ne porte pas trop l'homme chauve-souris dans mon cœur.
— Quel dommage ! raille Kai. Et moi qui me faisait une joie de te voir en bat-costume...
Je lâche un semblant de rire. Comme si mon costume de Frida Kahlo n'avait pas suffi à l'inspirer.
Les traits de Kai s'adoucissent alors que je me détache du mur.
— En tout cas, j'espère que Robin est prêt, parce que Batman l'emmène en mission cet après-midi.
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