chapitre 21

Kai


Les verres s'entrechoquent dans mes mains. Derrière moi, le cuisiner râle parce qu'on vient de mettre trop de sel dans un velouté aux champignons. Une chaleur atroce provenant d'un four géant me parvient, aussi je m'empare de l'assiette posée sur le plan de travail et déguerpis vite fait bien fait de la cuisine.

La grande salle où déguste avec un appétit insatiable la clientèle m'accueille avec un air ventilé bien plus agréable. Le pianiste – Philippe – interprète un morceau de Queen dans le hall, non sans ajouter sa touche personnelle pour interpeller le couple qui vient de faire son entrée dans le restaurant. Je passe devant lui avec un hochement de tête, puis dépose l'assiette devant une dame d'un certain âge. Affublée d'un collier en or qui doit valoir une fortune et de bagues tout aussi onéreuses sur chaque doigt de sa main droite, elle me remercie de manière si grandiloquente que je manque pouffer de rire. Décidément, la richesse pousse parfois les gens à devenir ridicule. La jeune fille qui dîne avec elle – probablement sa fille, voire sa petite-fille – a de pulpeuses lèvres rehaussées d'un rouge vermillon. Le nez droit et les pommettes hautes, ses cheveux sont coupés en un carré noir de jais. Elle porte une chemise blanche entrouverte et un pantalon noir avec des talons aiguilles ; elle est plutôt mignonne, mais ses yeux scrutateurs ont quelque chose d'embarrassant. Des nanas qui me draguent au travail, ce n'est pas nouveau pour moi ; je me suis déjà fait héler de manière grivoise par les plus vulgaires de la gent féminine, alors même que leurs partenaires étaient présents. En revanche, je n'aurais jamais pensé me faire un jour reluquer de la sorte par le sosie officiel de Uma Thurman dans Pulp Fiction.

Comme on dit, il faut de tout pour faire un monde.

— Eh. Excuse-moi, mec ! m'interpelle-t-on sans crier gare.

Non loin d'où je suis, un jeune homme me fait signe avec sa main pour que je m'approche de sa table. L'air qu'il me lance n'est pas sans rappeler celui qu'on toutes les personnes se croyant supérieures à autrui. La femme et les deux autres hommes qui l'accompagnent ont le nez fourrés dans leurs téléphones. J'y vais à contre-cœur. Même avec le roi des cons, nous nous devons, en tant que serveur, de garder notre sang-froid.

— Je peux vous aider ? dis-je lorsque j'arrive à sa hauteur.

Ses trois amis haussent les yeux mais, jugeant que je ne suis pas digne d'un grand intérêt, ils reportent aussitôt le regard sur leur téléphone.

— Ouais, mon pote, répond-il. T'aurais pas des pots de mayonnaise ? Genre, des gros pots de deux kilos comme on en voit dans les pubs ? Avec du ketchup, aussi. Mes frites ont besoin d'un accompagnement.

L'accompagnement, c'est le bifteck qui gît dans ta gamelle, tocard.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Super. Oh, j'oubliais ! Ramène-nous un bol de sauce à l'échalote avec une bouteille de vinaigrette, pendant que t'y est, achève-t-il en m'envoyant un clin d'œil.

De la vinaigrette avec une entrecôte ? Je suis tombé sur l'idiot du village ou quoi ? Putain.

Tandis que je file chercher les sauces en question, je croise Cho sur ma route, une de mes collègues avec qui j'aime discuter quand je fume ma cigarette lors de nos pauses. Elle tient dans la main une assiette sur laquelle repose un Cheeseburger et une purée de pommes de terre. Va savoir pourquoi, le plat n'a pas été consommé.

— T'as l'air exténué, mon vieux, constate Cho avant qu'on retourne dans la cuisine.

Une mèche s'est échappée de sa queue de cheval stricte et ses joues, habituellement très pâles, ont viré au rose vif.

— Je peux en dire tout autant de toi, rétorqué-je.

Aish. Un type vient de me demander de lui renvoyer sa commande sous prétexte que le fromage dans son Burger n'était pas assez épais. Je vous aime bien les Américains, mais vous avez un sérieux problème avec la malbouffe. À côté de vos fast food, la nourriture en Corée du Sud est super saine ! Et crois-moi quand je te dis que nos plats sont bourrés de calories.

— Tu me donnes envie de manger un Bimbimpab.

— Ça se prononce Bibimbap, byeongsin.

Cho passe devant moi en me donnant un coup dans les côtes. M'insulter dans sa langue maternelle est son passe-temps favori quand on est au boulot. Elle dit que ça la détend et que ça lui rappelle sa petite copine avec qui elle se dispute constamment en coréen. Elle m'a même appris quelques gros mots, mais ils sont si compliqués à articuler que je n'ai su en retenir aucun.

— Allez, encore une heure à tenir et nous sommes libres. Courage à nous ! s'écrie Cho en brandissant son poing.

Elle attrape les nouvelles assiettes prêtes à être servies et s'éclipse en une seconde de la cuisine. Je la trouve très réactive, pour une personne qui aime tout le temps se plaindre.

En revenant dans la salle de réception avec toutes les sauces que j'ai pu trouver, le mec me remercie avec un nouveau clin d'œil auquel je décide de répondre par un sourire hypocrite. Je fais volte-face et soudain, mes yeux tombent sur une personne dans l'assistance. C'est la mère d'Elisa. Elle est avec un homme beaucoup plus jeune qu'elle et qui ressemble comme deux gouttes d'eau à Littlefinger dans Game Of Thrones, version trentenaire.

Oh bordel. Qu'est-ce que je fais ?

Non. La vraie question, c'est : Est-ce que je dois vraiment faire quelque chose ?

Pas nécessairement. Les deux sont en train de regarder le menu sur la carte du restaurant, ils n'ont pas encore décidé ce qu'ils allaient prendre. De plus, ce n'est pas moi qui m'occupe des tables du fond – en l'occurrence là où ils sont installés. Alors, à moins de me mêler de ce qui n'est en rien mes affaires, je n'ai aucune raison d'aller voir cette femme. C'est la mère de ma copine, point barre. Encore que, peut-on vraiment dire qu'Elisa est ma copine ? Entre nous deux, il y a plus que de l'amitié, c'est indéniable, mais rien n'est encore officiel. Puis, il y a un monde entre se tourner autour et être en couple. En conséquence de quoi, je ne peux pas clarifier la nature exacte de notre relation, même si j'avoue que j'aimerais bien que ça se concrétise entre nous. Depuis que Shirley et moi avons rompu, mon cerveau se focalise davantage sur Elisa. Pour dire la vérité, je pense tous les jours à elle et quand je suis à ses côtés, une myriade d'émotions me traverse de part en part. Je ne sais pas ce que tout cela veut dire, ni ce que ça donnera dans le futur, mais pour l'instant, j'ai juste envie de passer du temps avec elle.

Rien de plus, rien de moins.


Elisabeth

Si j'en crois l'heure qu'affiche ma montre, Kai finit son service dans un peu moins d'un quart d'heure. Cela fait déjà un bon moment que je patiente en face de la devanture du restaurant où il travaille, à jeter de temps à autre des coups d'œil sur mon téléphone pour passer le temps. C'est ma faute : j'avais si peur d'arriver en retard que je suis sortie de chez moi plus tôt que prévu. Nous avons convenu de nous voir ce soir, et pour lui éviter de faire tout le chemin en voiture jusqu'à chez moi, j'ai pris l'initiative de le rejoindre en bus à son travail. J'ai pas mal stressé sur la route, mais à présent que j'ai atteint les lieux, je ne peux plus faire machine arrière. D'ailleurs, je n'en ai nullement envie. Peu importe ce que nous ferons ce soir, je sais que cela me plaira car nous serons ensemble.

Depuis notre dernière entrevue passionnée, je vois la vie d'une façon bien plus cool. Tout me paraît simple et sans l'ombre d'un problème. Il n'est plus question de me prendre la tête pour un oui ou pour un non, et je dois dire que ce havre de paix m'apaise. De toute évidence, Kai y est pour quelque chose dans ce nouvel état d'esprit. Il me fait l'effet d'un remède que je prendrais après être restée de longs mois dans un état maladif. Il me donne envie de repousser toutes les limites du possible.

C'est fou ce que l'on peut ressentir lorsqu'on aime quelqu'un.

La porte du restaurant s'ouvre. Un sourire éclot sur mon visage lorsque j'aperçois la silhouette de Kai en ressortir.

— Tu es là, dit-il avec le même sourire en venant à ma rencontre.

— Je suis là, confirmé-je.

Une partie de moi désire à tout prix lui sauter au cou. Mais une autre, plus sur la réserve, me consigne de ne rien faire. Et si Kai trouvait cette approche inappropriée ?

— Tu vas bien ? demandé-je à la place.

— Un peu fatigué, mais ça va.

Son ton laisse suggérer qu'il n'a pas trop le moral, aussi m'étonné-je :

— Tu n'aimes pas ce que tu fais ?

— Pas vraiment. Mais c'est pire à Portland. Là-bas, je fais un boulot de 42 heures qui consiste à suivre l'état des stocks de commandes que je décharge chaque heure de plusieurs camions de livraisons. Ouais, on est aux antipodes de mes penchants pour la caméra, je sais...

— Pourquoi tu ne t'inscris pas dans une école d'audiovisuel, si tu aimes autant que ça cette activité ?

— J'aimerais beaucoup, mais je ne peux pas me le permettre, répond simplement Kai.

Son ton est teinté de tristesse. Je n'ose plus rien ajouter de peur de le froisser ou de raviver de mauvais souvenirs. Pour sûr, il travaille plus par nécessité que par passion. La situation financière de sa famille me chagrine, mais je ne préfère pas le lui faire savoir. Je ne veux pas qu'il pense que j'ai pitié de lui.

Bref, allons-y, poursuit Kai.

Il me précède jusqu'au parking à l'arrière du restaurant. Je repère sa fameuse Jeep Bleue, et nous grimpons dedans dans le silence. Quelques feuilles sont éparpillées sur le tableau de bord ; Kai s'empresse de les attraper pour les ranger dans la boîte à gant.

— Désolé, c'est juste deux-trois papiers par rapport à la prochaine révision à faire. Ma mère n'y connaît pas grand-chose en mécanique alors elle préfère que ce soit moi qui m'en occupe.

— Pas de problème.

Ainsi donc, c'est à sa mère qu'appartient ce 4x4. C'est drôle, je n'imaginerais pas une seule seconde la mienne rouler là-dedans. La connaissant, elle se plaindrait de ses dimensions énormes et du bruit qui sort de son pot d'échappement.

Sur la route, je meuble le silence en demandant à Kai pourquoi il ne se rend pas au travail en deux roues. Il me répond qu'il préfère utiliser la voiture pour les circonstances professionnelles, et la Harley pour les temps libres. Alors que je l'invite à passer chez moi, car ma mère n'est pas à la maison ce soir, Kai se mord la lèvre inférieure et arbore un drôle d'air.

— Euh, laisse tomber, fais-je aussitôt, de peur de me prendre un refus. On peut se poser autre part, si tu veux...

— Non, chez toi ça me va, réagit-il enfin.

J'envisage de lui demander la raison de ce brusque comportement distant, mais finis par me résoudre à ne rien dire. Si quelque chose le tracasse, il m'en fera part lorsqu'il jugera que c'est le bon moment.

Le malaise qui flotte entre nous s'accentue de plus belle une fois que nous nous introduisons dans mon salon. Kai a pris place sur le canapé, aussi ai-je pris soin de me caler un peu plus loin de lui, à savoir sur le fauteuil en face, afin de lui donner le plus d'espace possible. J'ai l'impression d'avoir fauté quelque part, alors même que je n'ai rien fait.

Du reste, je ne sais pas comment me comporter avec lui. J'ignore si je dois prendre le taureau par les cornes (et Dieu seul sait que j'en ai très envie !) ou s'il est préférable d'attendre qu'il fasse lui-même le premier pas. Je n'ai pas envie que nous échangions de simples banalités comme si de rien était. Je veux plus que ça. Qu'est-ce que Shirley ferait à ma place ? Quel serait le conseil de Maman si elle avait connaissance de la situation ? Si je parvenais à faire montre de plus d'impétuosité, tout serait beaucoup plus simple... Incapable d'agir en conséquence, je me conforte dans la conclusion que, si Kai veut encore de moi, il me le fera savoir tôt ou tard en faisant une approche.

J'allume la télé afin de nous sortir de ce moment délicat. Je tombe sur la chaîne CBS, qui est en train de passer la série The Big Bang Theory, et dont Charlie est un très grand fan. Je nous visualise soudain tous les deux lorsque nous étions plus jeunes, assis sur le canapé à binge-watch ce sitcom qui nous faisait rire à en avoir des larmes. Maman nous ordonnait de faire des pauses à chaque épisode pour éviter que nos rétines se bousillent, mais nous étions trop bornés pour l'écouter. Maintenant que Charlie est parti, je ne regarde plus cette série. Elle me paraît fade et rébarbative sans lui.

Je détourne les yeux de la télé. À ma plus grande joie, Kai est d'avis qu'on mette un autre bruit de fond et, bientôt, les voix de Sheldon et Rajesh sont remplacées par une musique provenant de Spotify.

Le morceau s'intitule Collateral. Il commence avec des notes de piano synthétiseur très agréables à entendre, qui laisse présager une suite qui n'en sera que meilleure. Je ferme les paupières, appréciant la mélodie entraînante qui rencontre pour la première fois mes oreilles. Les premières secondes suffisent pour que je considère cette musique comme l'une de mes préférées. Sans trop savoir pourquoi, elle percute mon cœur et me rend nostalgique d'une époque que je n'ai jamais connue.

— Tu aimes ? me demande Kai au bout d'une minute d'écoute.

Je rouvre les yeux.

— Beaucoup ! Il n'y a pas de paroles ?

— Non. En général ce groupe fait des instrumentales.

Je reviens sur l'écran. The Midnight. Je suis prête à parier que j'ai déjà entendu ce nom quelque part. Une autre chanson du même groupe s'ensuit, à la différence près que celle-ci est un peu plus rythmée et qu'il y a des paroles. On dirait un remix de Maniac. Définitivement, ce groupe déchire ! J'augmente le volume. Entre-temps, Kai pousse un soupir, le regard perdu dans le vague. Il semble être en pleine introspection. Quelque chose lui préoccupe.

N'y tenant plus, je me hasarde :

— Est-ce qu'il y a un problème ?

— Non, lance Kai tout à trac.

Mais il se reprend très vite.

— Enfin si, il y a un truc dont je voulais te parler... À titre préventif, ça te concerne.

Il gigote dans le canapé, puis fait craquer les os de ses mains avec plus de force que nécessaire. Mon cœur tambourine à travers ma poitrine. Je redoute le pire. Elisa, finalement, je ne veux plus continuer ce petit jeu avec toi. Tu ne m'intéresses plus vraiment, je crois que je me suis trop vite emballé. Oublions ce que nous avons fait ces derniers jours, d'accord ? On peut rester amis ?

— Je t'écoute, dis-je.

— OK. En fait, eh bien... J'ai vu ta mère avec un homme au restaurant ce soir.

Il se passe dix secondes avant que j'assimile ses paroles.

— Quoi ?

— Désolé. Je sais que ça peut paraître bizarre, et tu m'en vois navré si c'est un sujet tabou pour toi mais le truc, c'est qu'il était plus jeune qu'elle, et puis... je ne sais pas, tu es sa fille, je pensais que tu devais être mise au courant... Mais maintenant que je t'en parle, je me dis que j'aurais mieux fait de me taire. Je ne veux surtout pas que ça cause des problèmes entre vous. J'espère que ça ne sera pas le cas, hein ?

Si la gêne pouvait tuer une personne, Kai serait actuellement six pieds sous terre. Je ne l'ai jamais vu aussi peu sûr de lui. Il peine à trouver ses mots et a le regard fuyant, tel un enfant ayant été pris sur le fait accompli. C'est très mignon et en même temps... si comique ! Je suis partagée entre l'envie de rire et de le rassurer. Et moi qui pensais qu'il m'annonçait que tout était fini entre nous...

Incapable de me contrôler, je pars dans un fou rire idiot. Kai me dévisage.

— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

— Tu devrais voir ta tête ! gloussé-je en le pointant du doigt. C'est encore plus marrant que les vidéos de chutes sur YouTube !

— Tu regardes des vidéos de chutes sur YouTube ? s'étonne-t-il.

— Euh, oui, ça m'arrive, quand j'ai besoin de décompresser... Mais ce n'est pas le sujet !

Kai secoue la tête avec un sourire, l'air de penser « Regardez-là, cette fille est folle à lier, il lui manque une case ! ». Et il n'a pas tort.

— Donc, si je comprends bien, tu n'es pas en colère ? reprend-il, de nouveau sérieux.

— Contre qui je devrais être en colère ?

— Ta mère, moi...

— Non, Kai.

Il paraît soudain soulagé. J'argumente ma réponse :

— Pourquoi je serais en colère contre vous ? Ma mère est adulte, elle fait ce qu'elle veut de sa vie, tu sais. Si elle a rencontré un homme, grand bien lui fasse ! Tant qu'il est gentil avec elle et qu'il la rend heureuse, qu'importe l'âge qu'il a. (Comme Kai garde le silence, j'éprouve le besoin d'ajouter :) Je ne suis pas ce genre d'enfant qui surprotège son géniteur jusqu'à lui pourrir la vie. Ma mère a toujours fait sa vie de son côté, et j'en fais tout autant du mien.

— Si seulement on pensait tous comme toi, lance Kai.

— Parce que toi, tu as du mal à concevoir l'idée que tes parents refassent leur vie un jour ?

— C'est déjà le cas pour mon père, répond-il. Sa nana est cool avec lui, mais avec ma sœur et moi, elle est super relou. Je n'arrive pas à l'apprécier, elle en fait toujours trop.

— Je vois... Eh bien, reste plus qu'à ce que mon potentiel futur beau-père ne soit pas comme ça.

— Je croise les doigts pour toi.

Kai et moi échangeons un regard. À présent que nous avons clarifié les choses, la tension a nettement changé entre nous. Je me rappelle que je l'ai invité chez moi et que nous ne sommes rien que tous les deux. D'une minute à l'autre il peut se passer tellement de choses... et en même temps rien du tout ! Kai ébauche un sourire qui, de toute évidence, se veut comploteur. Mes joues deviennent instantanément rouges pivoines.

— Un problème ? demande-t-il.

Sa voix est chargée de malice. Comme à chaque fois, il sait ce dont mon silence en retourne.

— Aucun, réponds-je. Je vais nous chercher à boire ?

— Pas si vite !

Je n'ai pas le temps de me lever que Kai se penche en avant et saisit ma main, avant de me ramener doucement vers lui. Je me retrouve assise sur ses genoux, à califourchon. En l'honneur de cette soirée, il a opté pour un parfum discret qui laisse facilement deviner son odeur naturelle. C'est bien meilleur comme ça. Je le hume comme il est vraiment, sans tricherie ni artifice.

— Arrête de me fuir, dit-il. Je sais que tu ne peux pas me résister.

— Ce qu'il ne faut pas entendre ! Tu es persuadé de me faire de l'effet, hein ?

— Ce n'est pas le cas ?

— Non.

Kai affiche un air offusqué, mais ses lèvres indiquent qu'il a envie de rire. Sa bouche se rapproche de mon oreille :

— J'apprécierais que tu sois plus honnête avec toi-même. Tu peux faire ça pour moi ?

J'opine silencieusement de la tête. Feindre l'indifférence alors qu'il me regarde avec autant d'admiration est au-dessus de mes forces. Il s'empare de ma main sur laquelle il dépose un doux baiser, puis la porte à son visage, tout contre sa joue. Ce geste a le goût des promesses et d'un respect sans faille. Mes sentiments s'intensifient à mesure que je découvre ce côté tendre chez lui.

— J'aime t'avoir près de moi. Te toucher me rend complètement dingue. Tu es tellement douce, Elisa.

Pour joindre son geste à la parole, ses bras emprisonnent mes hanches et il soulève les coutures de mon T-shirt.

— Kai...

Ses mains viennent voyager le long de mon corps. Il n'y a pas un endroit de mon épiderme qu'il ne frôle pas. Lorsque ses doigts arrivent à mes fesses, je pousse un petit gémissement que j'espère sourd, et pique un fard. Je l'ai tellement dans la peau ! Alors que Kai entame des mouvements légers du bassin, sa respiration devient de plus en plus bruyante dans le creux de mon cou. La sensation qui part de ma gorge jusqu'à la plante de mes pieds enhardit mon désir. Je me serre un peu plus contre lui, mêlant sa chaleur corporelle avec la mienne, et ondule à mon tour contre son corps. Je sens la dureté de son torse, mais pas seulement. Un peu plus au-dessous, le renflement dans son pantalon ne fait que prendre du volume, mettant aux émois mon intimité.

Quand je relève la tête, un regard de braise me fait face. Mon ventre a un soubresaut. Les joues de Kai sont rosies par le plaisir, ses lèvres pleines m'appellent avec férocité.

— Embrasse-moi, je m'entends lui dire sur un ton frisant le supplice.

— Répète ça, pour voir.

— Embrasse-moi, Kai. Embrasse-moi.

Vos désirs sont des ordres, Frida.

Il plaque sa bouche sur la mienne et insère sa langue, que j'accueille avec passion. Tout se passe au ralenti. Avec tendresse et douceur, nous savourons au maximum notre baiser. Puis soudain, mû un par un regain d'énergie, Kai me fait basculer en arrière sur le canapé. Je cambre le dos, m'agrippant de toutes mes forces à lui pour ne pas tomber à la renverse. Il se retrouve allongé sur moi. J'écarte les jambes pour qu'il n'y ait plus aucun espace entre nous. Son bassin émet une cadence régulière contre mon corps. Je ressens subitement le besoin d'enlever la couche de vêtements qui nous séparent. Kai grogne contre mes lèvres, me mord celle inférieure. Yeux fermés, je me laisse guider tout en poussant des soupirs encourageants. Il y a de cela encore quelques semaines, si on m'avait dit que je serais autant accro à un garçon, je ne l'aurais pas cru. Maintenant que j'ai l'occasion d'être aussi tactile avec quelqu'un, je me rends compte que le sexe est important et plaisant, et qu'il n'y a pas de honte à en vouloir. J'ai jugé les autres sans savoir ce que cela était, mais au final, je suis comme tout le monde : mon corps a son propre langage et ne demande qu'à s'épanouir.

Kai m'embrasse dans le cou, sur la clavicule, juste au-dessus de ma poitrine. D'un regard il me demande mon consentement et, lorsque je l'y autorise, sa main s'insinue sous mon haut pour venir toucher du bout des doigts le bonnet de mon soutien-gorge. Mes tétons durcissent aussitôt. J'halète. Hormis moi, personne n'avait encore été en mesure de caresser cette partie de mon corps. Bien qu'un petit stresse sommeil toujours en moi, Kai me met en confiance et me fait me sentir en sécurité. Il a des mouvements assurés et ne met aucunement la pression. En aucun cas je me sens forcée de faire quoi que ce soit rien que pour lui faire plaisir. Au contraire, il semble avoir pour mission de faire passer mon plaisir avant le sien. Il se fige un instant, sondant mes yeux à la recherche d'une incertitude. Il n'en trouvera pas. Je veux qu'il me touche. Je veux qu'il marque mon corps de ses mains graciles et que cela soit gravé sur moi pour toujours.

Alors qu'il s'apprête à passer ses doigts au-dessous de mon soutien-gorge, la petite voix s'agite dans ma tête. Jusqu'où cela va-t-il nous mener ? Suis-je prête à aller plus loin avec lui ? Et si ce soir était le soir de ma vie ?

Je n'obtiendrai pas la moindre réponse à ces questions, car soudain, le bruit d'une clé qu'on enfonce dans une serrure se fait entendre à l'entrée. Je sursaute contre Kai. Ce dernier me remonte brusquement contre le dossier du canapé, les yeux écarquillés et le souffle affolé. Il est aussi surpris que moi, sinon plus. Il y a de quoi l'être. On vient de se faire interrompre par ma mère !

— Qu'est-ce que je fais ?? panique Kai, qui avise déjà la pièce à la recherche d'un coin dans lequel se cacher.

— Rien ! grogné-je en réajustant mon haut. Reste juste normal, OK ? Et sourit !

— Sourire ? OK, c'est dans mes cordes. Mais... tu es sûre qu'elle ne va rien dire ?

— Je te l'ai dit : tant qu'il n'y a rien de dangereux, elle fait sa vie et je fais la mienne. C'est notre règle.

Il sourcille, mais finit très vite par opiner. Je me détache de lui et remets mes cheveux en place tandis que ma mère s'introduit dans la maison. Je revêts une expression innocente, mais je la maudis intérieurement. Ce n'était pas censé se passer comme ça. Elle devait rentrer plus tard, et la voilà qui vient de gâcher un moment très important de ma vie sans même s'en rendre compte !

— Coucou ma chérie, je suis rentrée ! claironne-t-elle en pénétrant dans le salon.

Elle me sourit de toutes ses dents, avant de voir la tête de Kai apparaître par-dessus le canapé. Elle ne fait rien pour masquer son étonnement.

— Oh ! pépie-t-elle, la bouche formant un grand O. Je vois que tu n'es pas seule. Bonjour, jeune-homme !

Elle s'approche et vient pour serrer la main de Kai, qui fait de même en affichant un rictus charmant. Quel bon comédien il fait, lui alors !

— Je crois qu'on se connaît, non ? poursuit ma mère, les yeux plissés.

— Oui, en effet, lui répond gaiement Kai. Je suis le serveur de Gourmet Lounge.

— Mais bien sûr ! Le fameux et séduisant serveur de Gourmet Lounge ! Comment ai-je pu oublier ? Faut dire qu'Elisa n'y a pas été avec le dos de la cuillère ce soir-là... Mais je vois que vous avez su faire la paix, tous les deux. Ravie de l'appendre !

Ses yeux glissent ensuite vers moi, remplis d'espièglerie. Je sais qu'elle fournit un effort surhumain pour ne pas ajouter une petite blague ambiguë, de celle que mon oncle jetait les soirs où il avait bu plus que de raison et où plus rien ne l'arrêtait. Qu'est-ce qu'elle peut se comporter comme une gamine, parfois !

— Je nous prépare des pop-corn ? propose-t-elle, béat.

Nous ? m'étranglé-je.

— Oui, pour vous et moi, quoi ! Faut marquer le coup. Ce n'est pas tous les jours que nous avons de la visite, n'est-ce pas ?

Elle galope déjà en direction de la cuisine.

Non, non, non ! Mais qu'est-ce que tu fais, Maman ??? Pas maintenant ! Tu ne vois pas que tu déranges, là !

J'accours vers elle afin de la stopper nette dans son élan.

— Sérieux, Maman ?! jugé-je à voix basse pour que Kai ne nous entende pas depuis le salon.

— Bah quoi ? s'étonne celle-ci. Je n'ai pas droit de faire connaissance avec ton nouveau petit copain ? Il est très mignon, soit dit en passant. Scarlett a péché le bon petit poisson !

— Ce n'est pas mon petit co... Bon sang, mais arrête avec ça !

— Oh, ça va, Elisabeth. Détends-toi un peu. Je ne fais rien de mal.

Elle a repris ses traits sévères habituels. Ça me fait une belle jambe. Autrefois, ma mère gardait toujours son sang-froid pour n'importe quelle circonstance. Aujourd'hui, elle peut passer de la joie à la colère en un claquement de doigts. Je ne la comprends pas, ou plutôt, je ne la comprends plus.

— Je te trouve gonflée, Maman. Est-ce que moi je me suis permise de saboter ton rendez-vous de ce soir avec Monsieur-j'ai-la-moitié-de-ton-âge ? Non, que je sache.

— Co... comment es-tu au courant pour Robert et moi ?

— Quoi ? Robert ?

Son silence éveille en moi le doute. Très vite, une idée prend forme dans ma tête.

— Oh, pour l'amour de Dieu, Maman ! Ne me dis pas que c'est celui à qui je pense ?

— Ça te pose un problème ? grince-t-elle avec une lueur de défi dans les yeux.

Cette fois, elle est vraiment énervée. Je me mords l'intérieur de ma mâchoire pour me forcer à ne pas répliquer. Non, techniquement parlant, ça ne me pose aucun problème qu'elle voit Robert. Mais quand même. C'est son stagiaire, quoi ! Et il a plus de quinze ans de moins qu'elle !

Bon. Relativisons. Puisque je n'ai pas envie de me faire disputer (encore une fois) devant Kai, prenons la poudre d'escampette – ma meilleure tactique quand les choses tournent au vinaigre.

— Je vais raccompagner Kai à la porte, ponctué-je.

Ma mère ne me retient pas. De toute évidence, le sujet est clos – du moins pour ce soir.

En regagnant le salon, j'aperçois Kai déjà debout et prêt à partir, comme si lui-même avait senti l'atmosphère pesante dans la maison. Super, dorénavant il va fuir cet endroit comme la peste. Merci Maman.

— Je suis vraiment désolée, dis-je quand il est dehors. Je n'avais pas prévu qu'elle reviendrait aussi tôt, et puis...

— Ce n'est pas grave, me coupe Kai, sincère. Ça m'a fait plaisir de la revoir. Elle a meilleure mine que l'autre fois.

— Sa thérapie s'appelle Robert, si tu veux tout savoir.

— Je me contenterai de Littlefinger.

— Quoi ?

— Rien, sourit-il, avant de me prendre par la taille.

Naturellement, nos bouches se scellent dans un petit smack.

Quand je rouvre les yeux, Kai est déjà parti.

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