Chapitre 18

Kai


Tout est déjà prêt dans le studio de répétition lorsque Elisabeth prend place devant la batterie. Elle s'empare des baguettes, l'air sûr d'elle, et tente quelques coups sur les percussions pour s'entraîner. Elle m'a dit que ça faisait des années qu'elle ne s'était pas mise à l'œuvre, je suppose qu'il lui faudra un petit temps d'adaptation avant que son habileté ne lui revienne parfaitement.

Marc et Andy ont mis la sangle de leur guitare autour de leurs épaules. Comme le veut la tradition, Jacob doit choisir une lettre au hasard pour que les deux guitaristes donnent des groupes de rock qu'ils connaissent commençant par cette même lettre. Le gagnant a le droit à un solo de deux minutes, tandis que le perdant est relégué au second plan.

Avec Jacob, qui n'a pas voulu participer au bœuf car il est épuisé, nous déplaçons les poufs de telle façon qu'ils soient en face de la scène. Après quoi, mon ami déclare :

— Pour ce soir, ce sera la lettre A. Bonne chance à vous, les mecs.

Il n'en faut pas plus pour que Marc et Andy entrent furieusement en compétition.

— AC/DC, balance Marc sans la moindre hésitation.

— Merde, c'est ce que j'allais dire ! se plaint Andy. Tu fais chier, mec.

— Tu déclares forfait tout de suite ?

— Aerosmith, lance Andy en ignorant la pique.

Marc a un rot peu gracieux. Voilà précisément les ravages qu'il sème quand il boit à l'excès.

— OK. Dans ce cas, que dirais-tu de April Wine ?

— Bien vu. Mais il y a aussi Accept, très cher.

— Un groupe allemand bien sous-coté, commente Marc.

— Là n'est pas la question. Pourquoi tu changes de sujet ? Tu es à court de groupes, le rouquin ?

— Argent, et c'est mon dernier mot, tête de gland.

Andy ouvre la bouche, cependant un long moment s'écoule en silence sans qu'il puisse trouver le nom d'un nouveau groupe.

Ainsi le vainqueur de cette partie est Marc, comme un nombre incalculable de fois.

— Ah ah ah, je suis beaucoup trop fort à ce jeu ! se rengorge-t-il entre deux autres rots. La prochaine fois, parions cent dollars, que je me remplisse les poches facilement.

— À supposer qu'il y aura une prochaine fois, ronchonne Andy avant de reculer à contrecœur.

Il se positionne à quelques centimètres derrière Elisabeth. Son visage affiche une déception qui en devient presque comique.

— Au lieu de bouder, vérifie que ta basse est bien accordée, l'enjoint Tallulah. On n'a pas toute la nuit devant nous. Enfin si, mais ce n'est pas une raison pour prendre tout son temps.

— Madame est pressée de faire vibrer ses cordes vocales ? déduit Jacob.

— Et comment !

Elle se place devant le micro avec un sourire confiant sur les lèvres. Elle n'a pas besoin de s'échauffer sa voix, celle-ci est toujours opérationnelle à n'importe quel moment de la journée. Ses quinze ans de chorale y sont probablement pour quelque chose.

Les enceintes grésillent sous le bruit des cordes de la basse qui descendent un demi ton plus bas. Andy lève son pouce pour faire comprendre que c'est bon pour lui ; Marc l'imite quelques secondes plus tard, quoique d'un mouvement bien moins charmant. Je lance un coup d'œil en direction d'Elisa pour m'assurer qu'elle se sent prête elle aussi. La flamme de détermination qui pétille dans ses yeux me convainc qu'elle ne se loupera pas. J'ai confiance en elle : elle en surprendra plus d'un, et moi le premier.

— Quel morceau voulez-vous qu'on joue ? demande Marc à la cantonade.

— Laissons Elisabeth choisir, lance Tallulah. Pour marquer en beauté sa toute première fois avec nous, et qu'elle s'en souvienne pendant encore très longtemps, complète-t-elle avec un clin d'œil à l'intéressée.

— Bonne idée. Nous t'écoutons, Elisa, encourage Andy.

I was made for lovin' you, de Kiss, répond-elle d'emblée.

Ce n'est pas une question. Elle souhaite réellement jouer ce morceau. La preuve : elle n'a mis pas plus d'une seconde pour se décider.

— Très bon choix, valide Marc en écarquillant les yeux. Vraiment très bon choix. Putain, tes goûts sont exquis, meuf !

— Je suis du même avis, renchérit Andy.

— Et moi également, ajoute Tallulah. Cependant je ne peux pas chanter cette musique toute seule. Il me faut au moins deux personnes pour faire les chœurs. Un baryton et une voix féminine, si possible. Elisa, tu veux bien te dévouer ? Désolée, on manque cruellement de nanas, ici.

— Ça me va.

— Super, merci ! Dy, tu feras quant à toi le baryton.

— Eh ! Pourquoi je ne fais rien, moi ? s'offusque Marc.

— Voyons, Marky. On sait tous que tu ferais revenir à la vie chaque mort enterré dans un périmètre de trois kilomètres avec ta voix d'alcoolo, raille Tallulah. Garde plutôt cet enthousiasme pour le solo que tu as fièrement remporté.

— Merci d'enfoncer le clou..., lance Andy imperceptiblement.

— Tu t'en remettras, mon chou.

— Bon, fini de plaisanter ! relance Marc sur un ton plus sérieux. Vous êtes prêts, les petits ?

Ayant le rôle de leader du groupe ce soir, il parvient à grand-peine à contenir son excitation, aussi gratte-t-il un bon coup son médiator contre les cordes de sa guitare électrique dans le but que tout le monde relève son impatience.

— Nous sommes prêts ! lui répondent-ils tous en retour.

— OK. Alors que le show commence !

Ça y est, la magie peut enfin opérer, songé-je.

Sans plus tarder, le premier riff de guitare de la part de Marc s'élève, grave et dynamique, et maîtrisé si facilement que le son glisse tout seul dans mes oreilles. S'ensuit très vite les notes de la basse d'Andy, plus discrètes mais tout aussi indispensables à la continuité de la mélodie, puis les BOUM répétitifs des pédales cognant contre la grosse caisse de la batterie. Le tempo dure un moment ainsi, au cours duquel Marc s'assure des dernières instructions pour mener à bien le bœuf, jusqu'à ce qu'il donne son feu vert et qu'Elisa porte les premiers coups de cymbales. À cela s'ajoute enfin la voix de Tallulah, filet de légèreté mais également d'agressivité qui transforme instantanément le studio en une scène de festival de Rock'n'roll. Le timbre de sa voix est sensationnel, elle se fond naturellement dans la symphonie des instruments comme si elle en était un elle-même. Je ne veux pas que ce moment s'arrête. Tout est fluide, sans l'ombre d'un faux accord. Je pourrais écouter ces bruits encore et encore sans jamais m'en lasser.

— Les gars, appelle Marc en pivotant vers eux. C'est l'occasion ou jamais de montrer ce que vous avez dans le ventre avant que j'entame mon solo !

Alors que la frange de Tallulah se balance de droite à gauche au rythme de ses balancements, et que ses yeux se ferment, témoignant qu'elle est emportée au plus haut point par la musique, je surprends le visage épanoui d'une Elisa qui donne le meilleur d'elle. Le sourire remonté jusqu'aux oreilles, elle prend du plaisir à battre tout en accompagnant Tallulah dans les paroles, sans se soucier aucunement du fait qu'elle chante légèrement faux. Waouh ! Je savais qu'elle était pleine de ressources, mais pas à ce point. Et moi qui pensais qu'elle avait besoin de plus de temps pour se remettre à niveau... Voyant qu'il ne manque plus que sa voix pour compléter les chœurs, Andy ouvre la bouche et se laisse aller au gré du refrain. Pris d'une pulsion euphorique, je me mets soudain à chanter à mon tour ; Jacob a un hoquet de surprise à côté de moi, mais, bientôt, lui aussi se prête au jeu. La salle est alors plongée dans une myriade de sonorités hétéroclites.

Pour sûr cette improvisation ne donne pas le même rendu que la musique originale, car il n'y a pas les mêmes instruments utilisés et car, il faut être honnête, Kiss est un groupe qui ne peut être égalé par personne, encore moins des adolescents. Il n'empêche que, malgré tout, notre version est réussie, et pas qu'un peu.

Tout au long du solo endiablé de Marc, je ne quitte pas des yeux la fille qui s'affaire à la batterie. En totale harmonie avec les percussions, la longue chevelure brune d'Elisa remue sur ses épaules dans un mouvement gracieux. Son jeu de pied est dans les temps, sa douce carrure lui confère un côté rebelle à mille lieues de l'image que je lui connaissais. Elle s'amuse comme une folle et se défoule à cœur joie, son malaise s'étant mué en une férocité hors norme. La musique a finalement eu raison d'elle, et je trouve cela magnifique.

— Ta copine déchire tout, commente Jacob, qui ne perd pas non plus une miette du spectacle.

J'acquiesce sans le contredire. Ce n'est pas grave s'ils pensent tous qu'on est ensemble, Frida et moi, car nous savons aussi bien l'un que l'autre ce qu'il en est vraiment : il n'y a rien entre nous. Du moins, rien qui ne soit encore officiel.

Qu'à cela ne tienne. Le plus important est le moment présent, et cette synchronisation de malade. Je réfléchirai au statut de notre relation plus tard, lorsque nous ne serons plus que tous les deux.

Mes yeux changent de trajectoire et glissent de Tallulah à Marc, puis de Marc à Andy. Ces trois-là sont faits pour vivre de leur talent, il n'y a pas à dire. Depuis que leur groupe s'est formé il y a quatre ans de cela, chacun se met perpétuellement à la tâche pour créer de nouveaux morceaux. Marc compose la musique, Tallulah interprète la chanson, et Andy est l'auteur des textes ; bien que ce dernier soit un tire-au-flanc dans la vie de tous les jours, il faut néanmoins lui reconnaître qu'il a de la suite dans les idées quand il est question d'écrire des paroles qui ont du sens.

Ils méritent d'aller loin ensemble, et je ne dis pas ça simplement parce que ce sont mes amis. Je le pense vraiment. Et si d'aventure ils venaient à devenir des stars internationales, je me ferais un malin plaisir à porter des T-shirts à leur effigie mettant en avant le cliché le plus embarrassant de ma pellicule.

— Vise un peu ça ! lance Jacob en me donnant une tape dans la cuisse.

Je suis son regard et reviens à Elisa. Elle est à moitié debout, ses bras se mouvant avec une telle agilité que j'en reste comme deux ronds de flan. Mais d'où sort-t-elle ? J'ai l'impression de découvrir une nouvelle facette de sa personnalité – la vraie facette qui la caractérise, celle-là même qu'elle s'efforce de dissimuler aux yeux de tous et qui la rend plus sévère qu'elle ne l'est vraiment. Je me frotte les paupières puis cligne plusieurs fois des yeux, des fois que mon cerveau ne me jouerait pas des tours. Mais non, c'est bien la réalité. Elisa est en train de s'épanouir. Elisa est heureuse.

Je suis si content de la voir dans cet état que je souris bêtement. J'en ai vu de jolies choses dans ma vie, mais Elisabeth est de loin celle qui bat tous les records. Elle est tout bonnement sublime. Pour ce que j'en sais, même dans mes rêves les plus osés où elle tenait le rôle principal, elle ne m'a jamais paru aussi... sexy. Et pourtant, Dieu sait à quel point je peux faire preuve d'imagination.

Je déglutis. Rien ne sert de mentir : Elisabeth ne me laisse pas indifférent. Sans vouloir me la jouer poète, je trouve qu'elle est une œuvre d'art à elle toute seule. Derrière cette batterie, elle incarne la liberté et la passion, la fougue et le bonheur, et ce sans aucune outrance. Elle ne se rend pas compte de l'effet qu'elle me fait, surtout à cet instant. Je l'imagine seule dans la pièce, rien qu'avec moi. Je l'imagine dévêtue, le corps qui ne demande qu'à être marqué par mes doigts. Je l'imagine aussi frénétique et déchaînée sous les draps de mon lit, et... Putain, je bande. Non, pas maintenant, bordel ! Je me dépêche de couvrir d'une main la bosse proéminente qui est en train de se former sous ma braguette. Je me sens tout à coup à l'étroit dans mon pantalon, c'est pas bon ! L'air de rien, je reprends mon souffle. Sérieusement, il faut que je me calme. Ce n'est ni l'endroit ni le moment d'avoir des pensées érotiques au sujet d'Elisa ; j'ai toutes les nuits pour ce faire.

Comme si elle avait senti ce qui m'arrivait, celle-ci relève la tête dans ma direction. Je m'agrippe au pouf, paniqué à l'idée qu'elle m'ait prise en flagrant délit. Heureusement, son innocence l'induit en erreur ; elle prend mon attitude comme une sorte de transe générée par la musique et m'offre le plus beaux de ses sourires. L'air quitte mes poumons. Oui, vraiment excitante.

The show must go on*, articulé-je en lui retournant son sourire.

Les joues d'Elisabeth rosissent au même moment où la musique par en crescendo. Le bruit des instruments s'intensifie et vient le moment tant attendu : le grand final. Mais tandis que la cadence atteint son paroxysme, une seule note occupe toute mon attention.

C'est la note de mon cœur, qui pulse plus que jamais à travers ma poitrine.


2. The show must go on est une expression populaire anglaise signifiant « le spectacle doit continuer ».

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