Chapitre 17

Elisabeth


—    Tu es sûr que je ne vais pas déranger ?

    Nous sommes devant la porte de chez Andy, l'un des amis proches de Kai. Selon ce dernier, Andy est très sociable et ne verra pas ma venue d'un mauvais œil. Mais bon, il est quand même onze heures. À cette heure, il n'est pas un peu trop tard pour recevoir de la visite ?

—    Déranger ? Tu plaisantes ? lance Kai. Ça fait plus d'une éternité que Dy m'encourage à ramener de la gent féminine chez lui. Il sera plus qu'heureux de te rencontrer, crois-moi.

    Mon air pantois ne passe pas inaperçu.

—    Je rigole, Frida, ajoute tout de suite Kai. S'il a les mains baladeuses, je le réduis en chair à saucisse, d'accord ?

—    C'est ça.

    La porte s'ouvre sur un grand blond à l'allure dégingandée portant un T-shirt d'un groupe de métal. Des boucles lui tombent sur les yeux et un sourire éclaire son visage, dévoilant un petit écart entre ses deux dents du haut. Andy, je présume.

—    Bah ça alors, un revenant ! s'exclame-t-il à l'adresse de Kai avant de lui faire une accolade. Comment ça va, mon pote ?

Ça fait un bail qu'on ne t'a pas vu ! Oh, et je vois que tu es bien accompagné, sacré veinard.

    Je n'ai pas le temps de réagir qu'Andy me plante une bise sur la joue, me prenant totalement au dépourvu.

—    Tu es très belle, me dit-il. Es-tu céliba...

—    On peut entrer ? s'interpose promptement Kai.

    Andy reporte son regard sur lui.

—    Quoi ? Oh oui, je vous en prie, entrez les lapins !

    Je souris timidement tandis que nous pénétrons dans la maison. Des éclats de voix s'élèvent depuis une pièce attenante. J'en compte trois parmi celle d'une fille.

—    Tu as de la compagnie ? s'enquiert Kai en retirant sa veste.

—    Ouais. Marc, Jacob et Tallulah se sont pointés pour boire un coup. Mes parents sont en voyage aux Maldives, j'ai la maison pour moi tout seul pendant une semaine. Vous pouvez rester dormir, si vous voulez.

—    J'aimerais bien, mais j'ai promis à Elisa de la ramener avant minuit.

—    Quel gentleman ! s'enthousiasme Andy. Et moi qui pensais qu'il ne tomberait jamais amoureux. À ta place, Elisa, je le garderais.

    Les yeux de Kai rencontrent les miens. Son éternelle nonchalance a laissé place à une lueur indéchiffrable. Une vague de chaleur m'envahit, mais je n'en laisse rien paraître et détourne le regard.

—    À moins que... le petit cœur d'Elisa soit libre et qu'elle cherche quelqu'un d'autre, qui sait ? ajoute Andy sur un ton faussement détaché.

    Kai le fait taire d'un seul regard.

—    C'est bon, c'est bon, j'arrête ! Venez, suivez-moi.

   Andy nous conduit dans le salon. Une longue baie vitrée donnant sur une piscine longe le mur de gauche. Au beau milieu de la pièce se trouve une table oblongue sur laquelle il ne reste plus que trois Tuc qui se battent en duel. Dans le coin opposé, des dizaines de canettes de bières jonchent le sol près d'un canapé où trois personnes sont installées, ou plutôt affalées de tout leur long.

—    Afin d'éclairer ta petite lanterne, ma chère Elisa, je vais faire les présentations, annonce Andy sur un ton joueur. Les gars ! Voici Elisa, la... (Voyant la panique dans mes yeux, il est pris d'hésitation.) ... euh, bref, une connaissance à Kai ! Elisa, voici notre groupe de potes. Tu vois le type avec les cheveux roux et les sourcils très épais ? C'est Marc, alias Marky pour les intimes ; les deux autres qui sont occupés à se bécoter, ce sont Jacob et Tallulah. On aimerait bien qu'ils se décollent l'un de l'autre de temps en temps mais ne compte pas trop là-dessus. Ils sont aussi inséparables que des siamois. 

    Du peu que j'aperçois, Jacob a la peau foncée et un dos très musclé. Tallulah a un tatouage sur le bras qu'elle a enroulé autour de lui, mais je ne suis pas assez près pour en reconnaître le dessin.

    Je me dandine d'un pied sur l'autre et conserve le silence. En face de ces nouveaux visages, j'ai l'impression de mettre les pieds dans le plat comme une élève qui se présenterait pour la première fois devant ses compagnons de classe.

—    Rappelle-moi de ne plus jamais te laisser faire les présentations, lui fait remarquer Marc après un court silence. C'était super naze, vraiment.

    Andy grimace.

—    Eh, j'aimerais bien t'y voir ! Ce n'est pas tous les jours qu'une nouvelle fille se joint à nous. Oh, pendant que j'y pense. On va fêter ça en ouvrant une bouteille de rhum, tiens !

    Alors qu'il se dirige dans la cuisine en sifflotant, Marc se lève du canapé pour venir nous saluer.

—    Ça fait plaisir de te revoir, dit-il à Kai. Je pensais pas que tu resterais aussi longtemps à Jacksonville. On a du temps à rattraper avant que tu repartes, frangin.

    Son regard quitte Kai pour se poser sur moi.

—    Enchanté de faire ta connaissance, Elisa. Si tu cherches le plus mature de la bande, c'est moi. Les autres sont trop...

—    Pitié ! Ne termine pas ta phrase. Tu critiques la phrase d'accroche d'Andy mais la tienne n'est pas mieux !

    Un sourire étire les coins de la bouche de Jacob qui vient de se détacher de sa copine. De dos je le trouvais imposant mais, de face, son physique est encore plus impressionnant. Il est aussi large qu'une armoire à glace !

    Tallulah est plutôt musclée, elle aussi. De longues cuisses sveltes dépassent de sa jupe en cuir et son bras, recouvert d'une encre noire intense, forme une bosse au niveau de son biceps. J'aime bien sa frange et ses cheveux brun, dont les reflets violines façon tie-and-dye rappellent la couleur du lilas, les fleurs préférés de ma tante. Cela lui confère un look punk qui lui va bien. Elle est très charmante.

—    Ne prête pas attention à ce que Marky dit, continue Jacob à mon adresse. Quand il a un coup dans le nez, il est encore plus déchaîné qu'un ouragan. Impossible de l'arrêter.

—    Carrément impossible, acquiesce Tallulah.

—    Vous me décevez les gars, rétorque l'intéressé. Vous savez aussi bien que moi qu'il me faut encore au moins dix verres avant d'être ne serait-ce qu'éméché !

—    C'est ça, Ragnar Lothbrok.

    Andy revient dans le salon avec la bouteille de rhum et plusieurs gobelets en plastique. Tout le monde fête ça en ouvrant une nouvelle canette de bière. Bientôt, chacun prend l'initiative de faire des mélanges avec ce qu'il trouve sous la main. Ils boivent beaucoup, c'est le moins qu'on puisse dire. Je n'y connais rien en alcool, mais je suis prête à parier que Shirley ne validerait aucune de leur mixture.

    Je regarde Kai enlever l'opercule de la bière qu'il vient d'accepter.

—    C'est la seule que je boirai, me prévient-il. Prends un verre, si tu veux. C'est moi qui conduis au retour.

—    Non, merci. Je ne bois pas beaucoup.

—    Qu'elle est sage, remarque Tallulah. Tu as de bons goûts, Buckley.

    Si Kai l'a entendu, il ne le fait pas savoir. Ce n'est pas plus mal. Il faut croire qu'ils se sont tous passés le mot pour nous mettre dans une position plus qu'embarrassante. Plus on évite le sujet, et plus mes joues pourront retrouver leur couleur naturelle.

    Andy se laisse choir dans son fauteuil et nous invite à nous asseoir sur le canapé aux côtés des autres. Marc s'écarte pour nous laisser plus de place et Tallulah monte sur les genoux de Jacob. Toutefois, Kai et moi restons très serrés l'un à côté de l'autre ; nos jambes se touchent et son odeur de cannelle envahit tout mon espace. J'ignore pourquoi cela me perturbe autant. Cette proximité n'est rien comparée à ce que nous avons déjà fait.

—    Kai. Et si tu nous racontais comment tu as rencontré ton amie Elisa ? balance Andy en nous envoyant un clin d'œil.

    Amie, c'est un bien grand mot. Disons que nous sommes juste... hum, camarades ?

    Marc, Jacob et Tallulah me fixent avec une concentration considérable, attendant que je prenne la parole la première. Je suis au centre de toutes les attentions, et je n'ai aucune idée de comment me sortir de là.

—    En fait, Elisa est la meilleure amie de mon ancienne petite copine, avoue Kai sans préambule.

    Sous ses airs de garçon impertinent, je parviens à percevoir la gêne qui pointe dans sa voix. Il ne doit pas avoir l'habitude de parler de ses conquêtes amoureuses, même à ses amis proches. Quoi de plus normal venant de Kai.

—    Une minute, intervient Jacob. Par « ancienne petite copine », tu sous-entends que t'avais une meuf ?

—    Sans déconner ! Buckley avait une nana et il ne nous a rien dit ! se lamente Marc. C'est une honte ! Qu'on envoie ce menteur au bûcher ! 

—    Ce sont les sorcières qu'on envoie au bûcher, frérot, le corrige Andy.

—    Pas faux, pas faux... Mais attends, qui nous dit que Kai n'est pas une sorcière ? Dans le genre Hermione, mais sans l'intelligence et la tignasse rousse qui va avec.

    Kai prend un air dépité.

—    Dis que je suis débile, pendant que tu y es.

—    Ce n'est pas ce que j'ai dit ! Ne déforme pas mes paroles ! En plus, je parie que le roux te va à ravir, pas vrai mon Kaïnounet ?

—    Ça y est, Marky est bourré ! signale Tallulah en tapant dans ses mains.

—    Il n'aura pas mis beaucoup de temps à l'être, lance Jacob d'un ton pince-sans-rire.

—    Les gars, je suis plein de choses, mais pas bourré, se défend leur interlocuteur. Du moins, pas encore.

—    Combien j'ai de doigts ? lui demande Andy en soulevant son majeur à la hauteur de son visage.

—    Ah ah, très drôle. Non sérieux, en parlant d'Harry Potter, reprend Marc. Vous saviez que j'avais fait un test sur internet pour savoir à quelle maison de Poudlard j'appartenais ?

—    Et alors, quel est le verdict ? interroge Jacob.

—    Je suis Poufsouffle, putain. POUFSOUFFLE !

    J'ai honte de le dire, mais j'ai moi aussi fait ce test. Sans grand étonnement, je suis Serdaigle.

—    Poufsouffle, ce n'est pas l'emblème vert avec le blaireau ? hasarde Tallulah.

—    Jaune, bébé, il est jaune, la reprend gentiment Jacob.

    Je dois sûrement fixer Tallulah un peu trop longtemps, car mon regard n'échappe pas à cette dernière.

—    Je suis daltonienne, m'explique-t-elle sans ambages. Je confonds souvent les couleurs, en particulier le rouge, le vert et le bleu. J'ai énormément de mal à distinguer ces trois teintes.

—    Oh, d'accord, dis-je. Tu es née comme ça ?

—    Yes. Le daltonisme est héréditaire. Mais bon, j'arrive à vivre avec. Il y a pire, comme maladie dans le monde.

    Instinctivement, je repense à Charlie dans son fauteuil roulant. En effet, il y a pire dans le monde...

    Kai croise mon regard et, réalisant l'obscurité que les paroles de Tallulah ont suscitées en moi, il reporte son attention sur les autres en changeant de sujet.

—    Qui a faim ? s'enquiert-il. Je ne sais pas vous mais moi, mon estomac est à deux doigts de crier famine.

—    Maintenant que tu le dis, c'est vrai que j'ai la dalle, confirme Jacob avant de saisir la bière des mains de Jacob et d'en boire une gorgée. Andy, tu nous prépare un truc à grignoter ?

—    Il y a marqué cuisinier sur mon front ? rétorque celui-ci. Je ne crois pas, non. Tu fais comme d'habitude : tu vas piquer la première chose que tu trouves dans le frigo ou tu commandes des pizzas.

—    Pizza ? Quelqu'un a parlé de PIZZA ? se réveille Marc.

—    Descends d'un décibel, tu veux ? lui lance Kai assis juste à côté de lui.

—    J'ai mangé pizza hier, se plaint Jacob. On ne peut pas prendre autre chose ?

—    J'ai une folle envie de macaroni, argue Tallulah.

—    Putain, les macaronis c'est LA VIE ! glapit Marc.

—    OK. C'est bon, j'ai compris, je vais voir ce que je peux vous faire ! déclare Andy à moitié dépité.

    Avant de repartir dans la cuisine, il se retourne et nous pointe du doigt tour à tour.

—    Je vous préviens, ça fera cinq dollars par assiette ! Et pour le supplément fromage c'est 2 dollars de plus !

    À ce prix là, les macaronis ont intérêt à être assaisonnées d'une pincée d'or.

—    J'espère qu'il y a l'option striptease comprise dans la formule sinon c'est pas marrant, marmonne Jacob une fois qu'Andy a disparu de notre champ de vision.

—    Tiens donc. Mes stripteases ne te suffisent pas ? objecte Tallulah avec l'ombre d'un sourire.

—    Tu sais très bien qu'ils me suffisent amplement, bébé.

    Pour appuyer ses propos, il l'attire de nouveau contre lui puis l'embrasse langoureusement.

—    Ah, c'est dégueu ! ronchonne Marc, une grimace défigurant son visage. Prenez une chambre, bordel.

—    Surtout pas la mienne, hein ! s'affole Andy qui a tout entendu depuis la cuisine.

—    Peuh ! Autant prendre le pieux de tes vieux, il est beaucoup plus confortable que ton paillasson qui te sert de matelas, déclare Jacob.

—    Je t'emmerde, Schmidt. Non, mieux, je vous emmerde tous – sauf Elisa !

    Puis, deux secondes plus tard :

—    Attends, comment tu sais que le lit de mes parents est confortable, d'abord ?

    Sa question est noyée par leur éclat de rires.

    Je ne sais plus où me mettre. Ils sont tous si complices. Si à l'aise les uns avec les autres. Bien qu'ils m'aient tout de suite intégrés au groupe, j'ai le sentiment d'être l'élément de trop qui n'a pas sa place parmi eux.

     J'aimerais bien savoir pourquoi je suis ici. Pourquoi Kai m'a demandé de l'accompagner et quelle est la réelle signification de son invitation. La dernière fois, nous nous sommes embrassés et il m'a dit que je lui plaisais, et depuis... plus rien. Il ne m'a pas reparlé jusqu'à ce soir. J'ai de quoi me poser des questions au sujet de son comportement. J'aurais bien assimilé cette soirée à un rencard, mais au bout du compte nous ne sommes pas seuls, et la présence de tous ses amis démontre qu'il n'y aucune once de romantisme dans notre soirée.

    Aurais-je seulement voulu qu'il fasse montre de romantisme envers moi ? Si tel avait été le cas, je ne suis pas certaine de la manière qu'aurait prise la tournure des événements de ce soir...

    Avant que des images peu orthodoxes exposant un Kai à moitié nu collé contre mon corps tout aussi dénudé s'immiscent dans mon esprit, je me redresse de toute ma hauteur tout en étant pris d'un toussotement.

    C'est le moment que choisit Kai pour me donner un léger coup de coude dans le genou.

—    Tu vas bien ? s'étonne-t-il en croisant mon regard. Tu veux peut-être qu'on s'en aille ?

    Je suis sur le point d'acquiescer, quand la voix de ma mère s'élève dans ma tête. Sors de ta zone de confort. Ne crains pas l'inconnu. Ce n'est pas bon pour toi. Je carre les épaules et inspire profondément. Oui, ma mère a raison, tout le monde n'a pas pour vocation de nuire à autrui. L'être humain ne naît pas foncièrement mauvais. Il peut y avoir du noir comme du blanc, mais aussi plusieurs nuances de gris. J'ai le droit de me laisser aller de temps en temps et de nouer de nouveaux liens.

    Je dois juste apprendre à contrôler ma timidité et ne plus me renfermer sur moi-même. Et ce, en commençant par être plus bavarde avec les amis de Kai.

   Aussi, je fais la première chose qui me vient à l'esprit. J'entame une nouvelle conversation.

—    Est-ce que... quelqu'un pourrait me dire où sont les toilettes, s'il vous plaît ? me forcé-je à demander sans m'adresser à personne en particulier.

    Bon, ce n'est pas une conversation à proprement parler, et ce n'est pas aussi courageux que je l'espérais, mais c'est un bon début.

—    Au fond du couloir, deuxième porte à gauche, m'apprend Jacob. Fait attention avec la chasse d'eau, elle est difficile à activer. Au pire, si tu n'y arrives pas fais-moi signe et je m'en occuperais.

—    OK. Merci.

   Je me lève sous les yeux scrutateurs de Kai.

   Une fois aux toilettes, je prends mon visage entre mes mains et pousse un profond soupir. Tu parles d'un bon début ! Je souhaitais prendre les choses en mains et me voilà cachée dans les toilettes d'un hôte qui fait tout pour nous mettre à l'aise – pour me mettre à l'aise. Je ne serais pas choquée d'apprendre que j'ai fait mauvaise impression auprès des potes de Kai. Sérieux, qu'est-ce qui ne va pas chez moi ?

    Mon insociabilité ayant eu raison de moi, je laisse mon cerveau vagabonder et émettre plusieurs éventualités concernant le cours de cette soirée. Trois options s'offrent à moi : ressortir des WC et prétexter que j'ai un imprévu et donc partir prématurément en leur faussant compagnie ; rester sur la cuvette en attendant que la soirée touche à sa fin, ce qui prendrait probablement des plombes et me vaudrait des bleus sur les fesses ; ou retourner dans le salon et me bourrer la gueule avec eux afin de m'encourager à sociabiliser. Pour être honnête, aucune de ces trois perspectives ne me plaît. Excepté Shirley, je n'ai jamais eu d'ami : j'ignore comment faire pour sympathiser avec les autres sans que cela ne tourne au fiasco. Pour elle cela est simple et naturel, mais pour moi qui ne connais pas les codes sociaux, c'est délicat, sinon très difficile.

    Néanmoins, je refuse de gâcher la soirée de Kai. Il n'a pas vu ses amis depuis longtemps et il est évident qu'ils entretiennent tous une relation soudée, qu'importe la distance qui les sépare de leur foyer. Aussi, je me forcerai à ce qu'il profite d'eux le plus possible.

    Au bout de ce qui semble être une éternité, je ressors des toilettes. L'odeur alléchante des macaronis et du fromage chaud flotte dans la maison et emplit mes narines, signalant qu'ils sont passés à table. Plutôt que de les rejoindre, je prends l'initiative de faire le tour du propriétaire. Réduit dans le noir, le couloir paraît infini ; je ne parviens pas à en percevoir le bout ni les portes. Je marche à tâtons et, lorsque ma main atteint une poignée, je l'abaisse.

    La porte s'ouvre sur un endroit qui n'est pas une chambre ; il n'y a pas de lit ni de fenêtre, seulement des meubles et des poufs poussés contre le mur du fond. J'allume la lumière et fouille la pièce du regard. Ce que je pensais être un débarras est en fait tout autre chose.

—    Pincez-moi je rêve, soufflé-je d'émerveillement.

    Ma conscience m'incite à m'introduire dans la pièce, mais je reste interdite sur le pas de la porte, les yeux ouverts comme des soucoupes.

   Il s'agit d'un studio de répétition, dans lequel une grande et magnifique batterie occupe l'espace central, avec, à ses extrémités, un piano synthétiseur et une Stratocaster* électrique en ébène. Trois autres guitares – une électrique, une basse et une acoustique – sont soigneusement accrochées sur un mur, s'assortissant avec l'âme musicale qui se dégage de cette pièce insonorisée. Un micro à pied est posé devant tous ces instruments et complète le tout. Je réalise alors que je ne suis pas la seule à savoir manier un instrument de musique dans cette maison.

    Sans m'en rendre compte, je me suis approchée de la batterie. Tout dans ce studio me fascine, mais je dois avouer que celle-ci me fait de l'œil depuis le début. Sa couleur bleu roi ainsi que les mots « PEACE AND F**KING DRUMS » écrit sur la grosse caisse m'indique qu'elle a été personnalisée, peut-être même faite sur mesure pour la personne qui en joue. Je frôle de mes doigts le charleston. Observe les percussions en silence. M'imaginer sur le tabouret avec les deux baguettes en mains, frappant sur les percussions, le pied appuyant sur la pédale dans un rythme que j'impose et qui est mien, me réchauffe instantanément le cœur.

—    Classe, hein ?

    La voix s'élevant derrière moi me vaut un sursaut de surprise. Honteuse d'avoir été prise en flagrant délit, je me retourne vivement et aperçois Kai adossé contre le chambranle de la porte. Il avise les instruments de musique, puis reporte ses yeux sur moi.

    Je bégaie :

—    C'est... Pardon. Je n'aurais pas dû m'aventurer par là. Retournons voir tes amis.

    Je vais pour quitter la pièce mais il me retient par le bras.

—     Détends-toi, me rassure Kai, et un frisson parcourt mon corps lorsque nos deux peaux entrent en contact. C'est en partie pour ça que je t'ai emmené ici. Profites-en.

—    Quoi ?

—    Tu m'as dit que tu aimais battre. Je me suis dit que...

    Il se gratte l'arrière de la tête, soudain embarrassé.

—     Ce n'est pas grand-chose, mais je pensais que tu serais contente d'en faire ce soir, avec nous, dans un bœuf, concède-t-il alors. Il se trouve qu'Andy est un as en tant que bassiste et Marc se débrouille vachement bien avec la Fender. Quant à Jacob, il se dévoue parfois pour prendre le rôle du pianiste et Tallulah, elle ressemble à une petite diablesse mais je peux t'assurer qu'elle a une voix d'ange.

—    Qui est le batteur officiel ?

—    C'est LP, le cousin d'Andy. Mais en ce moment il est en pleine rupture amoureuse alors il sort plus trop de chez lui... Toujours est-il que je suis persuadé que tu feras une très bonne remplaçante et que tu... Euh, pourquoi tu me regardes comme ça ? Merde. Je n'aurais pas dû t'embrigader là-dedans, c'est ça ?

     Bien sûr que si ! ai-je envie de crier. Bien sûr que si tu as bien fait de le faire ! De fait, la joie qui explose en moi est si soudaine que les larmes me montent aux yeux.

     Il n'imagine pas combien son geste me touche.  J'éprouve une immense gratitude envers lui. Non seulement il s'est souvenu que j'aimais la batterie, mais il m'a emmené ici dans le but que je laisse ma passion s'exprimer. Comment pourrais-je lui en vouloir alors que cela part d'un si bon sentiment ?

     — Oh non, ne pleure pas, Elisa, s'inquiète Kai. Je suis désolé. Je ne voulais pas te blesser. C'est juste que...

     —  Tu ne m'as pas blessé, répliqué-je en essuyant tout de suite mes larmes, bien au contraire. Ça me fait énormément plaisir. Merci infiniment, Kai.

    Mes lèvres s'incurvent d'un sourire sincère. Le voir mettre les petits plats dans les grands simplement pour me faire plaisir m'émeut, et pour cause : personne n'avait été en mesure de me redonner envie de jouer de la batterie, jusqu'à ce soir.

—    Cela veut dire que tu vas vraiment jouer ? réalise-t-il.

    Il m'étudie avec précaution, comme s'il craignait que je réponde par la négative. Cela n'arrivera pas. Il m'offre cette opportunité sur un plateau d'argent, je ne peux pas me l'interdire – je ne veux pas me l'interdire. Mon Dieu ! Ça fait si longtemps que je n'ai pas retouché à la batterie. Avec du recul, toutes ces années d'inactivité n'ont fait que renforcer davantage mon envie de renouer les liens avec les cymbales.

     Alors non, je ne me défilerai pas ce soir. Plus jamais.

—    Oui, je vais vraiment jouer, achevé-je sans me départir de mon sourire.

     Et pour la première fois depuis très longtemps, je me sens prête à ne plus penser à rien, sinon vivre le moment présent.


1. La Stratocaster est le second modèle de  produit par la marque américaine . Sa silhouette est devenue l'icône même de la guitare électrique et est l'un des modèles les plus répandus au monde.

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