chapitre 16
Elisabeth
Je tourne et retourne dans mon lit, incapable de trouver le sommeil. Ça ne va pas, j'ai passé la soirée à me torturer les méninges et mes pensées ne veulent plus me lâcher. Et plus j'essaie de mettre en sourdine mon cerveau, plus il s'active.
Je souffle et change une nouvelle fois de position, dans l'espoir de rejoindre plus facilement les bras de Morphée. C'est pire. Je repense à Kai. Me remémore la scène dans le centre commercial, avec cette fille qu'il ne lâchait pas des yeux. Elle était jolie, très jolie. Il lui souriait avec sincérité et je ne me souviens pas l'avoir vu sourire à Shirley, à moi ni à quiconque de la même manière.
Cette fameuse histoire de Portland me travaille aussi, je ne peux pas le nier. Je n'arrive pas à envisager Kai partir de Jacksonville. Aussi bizarre que cela puisse paraître, j'ai fini par m'habituer à sa présence, j'ai fini par m'habituer à ses airs espiègles et à son sens aiguisé pour les taquineries.
Y a-t-il au moins une chance pour que quelque chose vienne retarder son départ ? Et dans ce cas, en quoi cela changerait-il la position actuelle ? Shirley et lui se sont quittés, je n'ai plus aucune raison de le revoir. Je devrais plutôt m'en réjouir.
Pourquoi je sens ma poitrine me faire mal ?
Un bruit de verre m'arrache à ma réflexion. Je me redresse, interloquée. Qu'est-ce que c'était ? Rien. Encore quelque chose que tu as imaginé. Dors ! Je laisse retomber ma tête contre le coussin. Compte les secondes.
— ... neuf, dix, onze, douze... Merde, si quelqu'un m'entend, qu'il m'endorme sur le champ !
Un klaxon me répond gracieusement. Un klaxon qui est en contrebas, et qui se fait de nouveau entendre deux fois de suite. Je bondis hors du lit et m'avance près de la fenêtre, ma curiosité l'emportant sur ma confusion.
Un homme est adossé contre une moto garée devant mon jardin. Cette dernière est une Harley Davidson noire ; je l'ai déjà vu quelque part. Mon regard revient vers l'homme. Il est plus jeune que je le pensais de prime abord. Une veste en cuir borde ses épaules et le mouvement qui accompagne sa cigarette jusqu'à sa bouche a quelque chose d'étrangement familier.
Soudain, l'évidence me frappe. Je cligne plusieurs fois des paupières pour être certaine de ce que je vois. C'est Kai. Kai est devant chez moi. Nom d'un chien ! Mais qu'est-ce qu'il fabrique ici ?? À deux pâtés de maisons, Monsieur Ketrick se trouve à la fenêtre de sa chambre, sans doute réveillé par le bruit du klaxon émis quelques instants plus tôt. Quand je jette un œil aux autres maisons qui nous entourent, je remarque qu'il n'est pas le seul du voisinage à observer Kai. Mon Dieu, je vais le tuer !
Comme si sa présence ici était tout à fait normale, celui-ci me salue d'un mouvement de la main lorsqu'il surprend mon regard. Lèvres rehaussées dans un sourire qui n'a pas la moindre trace de gêne, je suis intimement convaincu qu'il n'a pas conscience de l'intensité à laquelle mon cœur bat.
Je referme les rideaux et prends mon visage entre mes mains.
Moi qui pensais il y a tout juste deux minutes que je ne le reverrai plus jamais, le voilà en train de m'attendre en bas de ma maison, l'air de rien. Comme si notre dernière entrevue ne s'était pas terminée en pur fiasco.
OK, qu'est-ce que je fais ?
Pas le temps de réfléchir. Je retire mon pyjama au profit d'un short en jean et d'une chemise à manches courtes et pars me laver les dents à vitesse grand V jusqu'à m'en faire saigner ma gencive. Je complète ma tenue avec des bottines à talons plats. Je ne sais pas pourquoi je fais cela, j'ai seulement en tête de paraître présentable en allant à la rencontre de Kai.
Je parcours mon reflet dans le miroir. Ça fera l'affaire.
*
Maintenant que je suis dehors, je me dis que tout cet effort était inutile. Ce n'est pas comme si Kai faisait attention aux vêtements que je porte – il fait nuit, on ne voit presque rien. En outre, il ne risque pas d'y avoir un contact buccal ce soir... ni jamais. C'est fini, ce genre d'enfantillage. Kai est grand : il a fait son choix en sortant avec la nouvelle brune. D'ailleurs, je ne comprends même pas ce qu'il fait ici, devant chez moi, à dix heures et demie du soir. Ne devrait-il pas être avec elle ?
Il éteint sa cigarette quand j'arrive à sa hauteur.
— Salut, Frida.
Sa voix est plus rauque qu'à l'accoutumé. Ses yeux sont soulignés de petites poches violettes ; il manque de sommeil, lui aussi. Raison de plus pour douter de ses intentions quant à sa venue.
— On peut savoir ce que tu fais devant mon jardin à une heure pareille ? finis-je par dire.
— Je n'ai pas le droit ?
— Non. C'est un terrain privé, pour ta gouverne.
Ça ne perturbe pas Kai pour autant.
— J'ai fait un saut chez l'épicier du coin. Je n'avais pas envie de rentrer tout de suite, reconnaît-il.
— C'était une raison pour me réveiller ?
— Nous savons tous les deux que tu ne dormais pas.
Je me fige. Il m'étudie en silence. Une lueur apparaît sur son visage, mais elle disparaît aussi vite qu'elle est apparue. Sur bien des plans, ce garçon m'intrigue. Pas plus tard que la semaine dernière, nous nous fuyons comme la peste, prêts à en découdre pour nos différends. Au bout du compte, nous sommes loin d'avoir honoré notre part du marché.
— Qu'est-ce que tu attends de moi, Kai ?
— Viens faire un tour avec moi. On en aura juste pour une heure, pas plus.
Sa proposition est plus qu'alléchante. Faire un tour en moto avec un garçon qui me plait, seuls, en pleine nuit, c'est un très bon scénario en perspective.
Pour autant, ce n'est pas raisonnable.
— Désolée, mais je ne peux pas sortir. Il est tard. Ma mère dort et...
— Je croyais que ta mère voulait que tu sortes plus souvent ?
— Qui t'a dit ça ? hasardé-je, même si j'ai déjà mon idée sur la question.
— Shirley.
Il n'a pas eu de mal à prononcer son prénom, je présume que leur séparation ne lui fait ni chaud ni froid à lui non plus. C'est une bonne nouvelle, non ?
— Allez, Frida, une petite sortie ne te fera pas de mal. Je te promets que tu ne seras pas déçue.
— Et ta copine ? Qu'est-ce qu'elle penserait si elle savait que tu faisais des virées nocturnes avec une autre ?
Il penche la tête sur le côté, mi-troublé, mi-moqueur.
— J'ai comme l'impression d'avoir un déjà-vu. Quelle est la copine dont tu parles, cette fois ?
— Celle avec qui tu étais cet après-midi, au centre commercial. La brune avec les cheveux longs et la frange, et le sourire d'enfer, et le T-shirt oran... Enfin voilà, quoi. J'étais là, et je vous ai vu.
Si je voulais la jouer subtile, c'est raté. Non mais sérieux, je ne peux pas tourner ma langue cent fois dans ma bouche avant de parler ? Avec toutes ces précisions, je me fais passer pour une stalkeuse obsessionnelle.
Contre toute attente, je constate que l'expression de Kai n'a rien perdu de sa malice. Il lève un de ses sourcils.
— Est-ce que je dois penser que tu nous suivais ?
— Quoi ? Non ! Bien sûr que non. C'était juste... une simple coïncidence...
On touche le fond, là.
— OK. On rembobine. Tu m'as croisé avec une fille canon au centre commercial aujourd'hui. Et qu'est-ce que tu as vu de concret, au juste ?
— Eh bien... (Je balance mon pied dans le vide. Cette situation est gênante. Je répète, cette situation est ultra-gênante !) J'ai juste remarqué que vous vous entendiez bien. Vous vous souriez, et... bon, ne crois pas que je vous espionnais mais... j'ai vu comment tu l'as regardé quand elle a pris sa barbe à papa. Tu as l'air de bien l'aimer...
— Encore heureux, que j'aime bien Addison ; c'est ma sœur ! s'exclame Kai, avant de partir dans un fou rire sonore.
— Ta... sœur ?
Et c'est ainsi que s'évapore ma dernière poussière d'ego.
Je me recroqueville sur moi-même, tandis qu'il rit encore plus intensément, la tête penchée en arrière et se tenant le ventre avec une main. Oh non. Ne me dites pas que j'ai fait LA bourde ultime à ne jamais commettre devant un garçon ?
Je suis morte de honte. Je n'ai aucun moyen de me défendre, il m'a mis devant le fait accompli. J'étais en train de faire une petite crise de jalousie, et ce n'était même pas légitime.
Kai reprend son sérieux.
— On s'est peut-être fait passer pour des cousins la dernière fois avec Raton Laveur, je ne suis pas consanguin, Frida. Parole de scout.
Il a été scout ?
— Raton Laveur ? hasardé-je. Qui c'est ?
Il montre le plat de sa main.
— Personne. Oublie.
— D'accord.
Le silence retombe. Les mains dans les poches de mon short, je soude mon regard sur mes bottines. Elles sont tout ce qu'il y a de plus banal. Et dire que je les ai achetées à plus de cinquante dollars...
— Du coup, c'est toujours non pour la balade ?
Je relève la tête. Kai me considère avec espoir. Il tient vraiment à ce que je vienne avec lui. Ça me fait plaisir.
Un peu.
Bon, OK, beaucoup !
— Je connais un endroit sympa, reprend-il. C'est un endroit sûr, ne t'inquiète pas. Je suis prêt à parier que tu vas adorer.
— Très bien. J'en suis.
— Vraiment ? Tu...
— À une condition, le coupé-je dans sa lancée, et Kai a un petit sourire narquois.
— Je t'écoute, Miss Kahlo.
— Tu me laisses conduire la Harley.
Ma phrase le prend de court ; il a un mouvement de recul, et hausse le plus haut possible ses sourcils. Ces derniers dépassent presque de son visage.
— Je... tu viens de me demander de conduire ma moto, ou est-ce juste un affreux cauchemar duquel je dois à tout prix m'extraire ?
J'opine de la tête.
— Tu ne rêves pas, confirmé-je.
— Tu sais, connaître par cœur les modèles ne veut pas forcément dire savoir contrôler les véhicules. T'en as conscience, hein ?
— Relax, je ne vais pas te l'abîmer ! Mon frère m'a appris à piloter quand j'étais plus jeune. On avait l'habitude d'en faire, c'était avant qu'il...
Le pincement qui se réveille dans ma poitrine me contraint de ne pas terminer ma phrase. Evoquer l'accident de mon frère m'est pour l'instant inimaginable. Je ne m'en sens pas encore prête. J'ai besoin de plus de courage et de me sentir totalement en confiance pour y parvenir.
Les yeux de Kai font des va-et-vient entre la Harley et moi. Au moment où je m'apprête à baisser les bras, il reprend la parole :
— Entendu. À toi l'honneur. Par contre, s'il y a ne serait-ce qu'une seule égratignure sur la carrosserie, je te kidnappe et te séquestre dans le sous-sol de ma maison.
— J'ai du souci à me faire ?
— Et pas qu'un peu ! Selon les dires de ma sœur, notre sous-sol est dangereusement hanté. 'Paraît qu'un certain Ruffus s'amuse à percer tous nos cartons de rangement dans les étagères. À tes risques et périls.
Je ris, bientôt suivie par Kai. Ruffus, ou plutôt le rat qui sévit dans leur sous-sol ne me fait pas peur, pour la simple et bonne raison que je compte rendre sa moto en parfait état. Elle restera aussi propre qu'au début, si bien qu'il ne saura pas faire la différence.
J'enfourche la moto et m'empare du casque que Kai vient de sortir de son coffre. Je ne suis jamais montée sur une Harley-Davidson, c'est plutôt impressionnant. La Forty-eigh a toujours été un modèle qui me faisait de l'œil. Être sur sa selle moelleuse est comme un rêve qui se concrétise. Elle est grosse et très lourde, pesant facilement dans les alentours de 250 kilos. Je touche à peine le sol avec mes pieds.
Kai ne me quitte pas des yeux, jaugeant ma posture comme s'il pouvait sonder le taux d'assurance dont je fais preuve présentement.
— Alors, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?
Parce que je suis de nouveau sur une moto après tant d'années d'inactivité, je n'arrive pas à contenir mon impatience. Ma joie. Kai secoue la tête devant mon élan d'énergie.
— Je n'arrive pas à croire ce que je suis en train de faire. Jamais personne n'était encore monté à l'avant de ma moto. En plus, tu n'as même pas le permis !
Il s'interrompt le temps de mettre son casque.
— D'un côté, quand je te vois aussi heureuse, je me dis que ce sacrifice en vaut la peine.
Il monte derrière moi et hésite, ne sachant pas où poser ses mains.
— Est-ce que je peux... ? questionne-t-il en désignant le contour de mon torse.
— Oui.
La sensation de ses mains chaudes qui s'agrippent à mon corps fait instantanément augmenter les battements de mon cœur. Je sens mes joues rougir à m'en brûler le visage, et je me réjouis de savoir que mon casque est là pour masquer mon trouble.
— Tu trembles, constate Kai. Tu as froid ?
Non, c'est juste notre proximité qui me fait défaillir.
— Ce n'est rien, dis-je. Tu me fais confiance ?
— Je te fais confiance.
Sans plus tarder, je démarre.
Le moteur ronronne, tremble sous notre poids. Mon excitation est à son comble. J'ai l'impression de vivre d'une manière inédite : avec de nouveaux poumons, de nouvelles capacités et un nouvel objectif, de la même façon qu'on rechargerait un corps avec une batterie neuve.
Ce n'est pas sans me rappeler la toute première fois où j'ai dompté une moto. Il s'agissait d'une Honda CB500 de 2007, d'un orange métallique qui faisait mal aux yeux si on avait le malheur de la regarder trop longtemps. Elle ne payait pas de mine. Charlie l'avait racheté d'occasion à un vieil homme dans un dépôt. Il y avait plusieurs réparations à faire, mais le prix en valait le coup, disait-il. Lorsqu'il a jugé qu'elle était en état de rouler, il m'a emmené dans le terrain d'un entrepôt abandonné près de chez nous pour que je m'y entraîne. Je ne savais pas encore que cet endroit deviendrait la source de mes meilleurs mais surtout de mes pires souvenirs à venir.
Le site était immense. On avait au moins un bon kilomètre rien que pour nous. Les premiers mètres que j'ai entrepris étaient maladroits, j'avais peur de tomber et je me cramponnais trop au guidon. Charlie m'expliquait avec un flegme imperturbable chaque étape que je devais suivre. Il veillait constamment à ce que je sois bien équipée en cas de chute. Pour lui, il était primordial que j'aie la tenue de protection complète, auquel cas j'avais interdiction de conduire et plus que mes yeux pour pleurer. Il s'est toujours soucié de moi plus que de lui-même. Et c'est réciproque. Il en a toujours été ainsi.
Le mois qui a suivi, j'avais déjà plus d'assurance sur le deux-roues et augmentais la vitesse à mesure de mes leçons de conduite. Aussi, j'ai su que la moto était faite pour moi.
Mais ça, c'était avant qu'il n'arrive l'accident de mon frère. À la suite de cela, j'ai mis cette passion en suspens et je n'ai plus jamais conduit. En un sens, le traumatisme de Charlie m'a touché comme si je l'avais vécu moi-même. Sept ans après j'ai toujours aussi peur, à la différence près qu'aujourd'hui, cette peur n'est plus un poison : c'est une force.
Je débraye et accélère. Kai s'accroche davantage à mon buste.
Le trajet est magique. J'ai coupé court à mes pensées négatives, et je me sens au contrôle du monde qui défile devant nous. À aucun moment je ne me perds dans les commandes. Je passe correctement les vitesses, freine sans à-coups, tourne avec agilité. Kai complimente ma conduite et finit par desserrer son étreinte, un peu plus rassuré. En me représentant la scène, un petit rire s'échappe de mes lèvres.
Un garçon au tempérament de dur portant une veste en cuir derrière une fille sans permis et au volant de sa propre moto : incroyable ! Avec ça, on brise assurément tous les clichés du monde.
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