chapitre 11
Elisabeth
Je suis vêtue d'un petit chemisier bordeaux et d'une jupe corail noire. En dessous, je porte des collants transparents qui laissent entrevoir la courbe de mes cuisses. Les vêtements me collent un peu à la peau, mais ça va, ce n'est pas insoutenable. Je me suis déjà habillée de la sorte à de nombreuses reprises, pour les fêtes de noël, ou encore pour les anniversaires de famille. En somme je ne peux pas dire que cette allure est révolutionnaire – même s'il est vrai que je ne m'habille pas comme cela dans la vie de tous les jours.
Cependant, ce soir, il y a quelque chose de différent chez moi : je me sens plus femme, plus adulte. Cela a probablement à voir avec le fait que Shirley m'a pomponné de maquillage pendant près d'un quart d'heure. Ma meilleure amie se plaît à jouer de son coup de pinceau sur les autres et tenter de nouvelles expériences artistiques. Alors pour lui faire plaisir, je l'ai laissé me servir de cobaye.
À présent, j'ai du khôl autour de mes yeux, des cils recourbés par un mascara waterproof et la bouche recouverte d'un gloss rouge goût cerise. En outre, j'ai le teint épuré par le dernier fond de teint Fenty Beauty, la toute nouvelle marque de cosmétique de Rihanna. Ce changement de look n'est pas des plus désagréables. Shirley a su mettre en valeur les traits de mon visage et a camouflé les imperfections telles que mes cernes et les petits boutons sur mon front. Je dois avouer que le résultat est très naturel. Un trompe-l'œil, donc.
— Parfait ! se rengorge-t-elle après avoir appliqué les dernières finitions – un genre de poudre brillante qu'on met sur le haut des joues et le bout du nez. C'est bon, on peut y aller !
Nos talons claquent sur le macadam à mesure que nous marchons dans la rue. Les miens font cinq centimètres, ceux de Shirley dix. Je redoute une chute à tout moment. On ne sait jamais, avec ces machins là. J'ai l'impression d'avoir deux grammes d'alcool dans le sang et de chorégraphier sur des échasses de cirque.
La nuit est déjà tombée, mais l'air n'en n'est pas moins tiède. Ces derniers temps, la météo fait des siennes : un coup il fait frisquet, un coup il fait une chaleur monstrueuse. Je m'évente avec mes mains et replace une mèche derrière mon oreille. À ce rythme là, je risque de suer à grosses gouttes quand on arrivera à destination.
— Ah, il est là ! s'exclame Shirley en désignant la voiture qui vient de se garer sur le bord de la route.
C'est Kai. Il est au volant d'une Jeep bleue un peu ancienne, comme celle que conduit Stiles Stilinski dans la série Teen Wolf. Je suis étonnée. Il me semblait qu'il circulait en moto.
Shirley s'avance vers le véhicule et passe sa tête dans l'habitacle. Je change prestement la trajectoire de mon regard. Je me suis déjà fait prendre une fois en train de les fixer s'embrasser, je ne compte pas réitérer mon erreur une deuxième fois. Après ce qui me paraît une éternité, Shirley revient vers moi, non sans clopiner de joie. Son rouge à lèvres a complètement débordé sur son menton. Ils n'ont pas fait dans la dentelle...
— Ton chauffeur est là, lui aussi, m'apprend-elle. Kai l'a vu se garer un peu plus bas dans la rue. Tu es sûre de ne pas vouloir faire le trajet avec nous, alors ?
— Non. Je lui ai donné ma promesse.
— D'accord. Tu m'appelles quand vous êtes arrivés, OK ? Et tâche de ne pas faire trop de bêtises !
— Dixit celle qui ne peut pas se passer de rouler des pelles à tout va...
— J'assume pleinement, votre honneur !
Elle me plante un baiser sur la joue en riant puis monte dans la voiture de son prince charmant. La route jusqu'à notre point de rencontre dure environ une demi-heure ; mon petit doigt me dit qu'ils vont profiter de ce temps de trajet pour régler leurs différends. C'est en partie pour cela que j'ai refusé de monter eux : loin de moi l'envie d'assister à une scène de ménage. J'ai la télé pour ça, si besoin.
— Salut, Elisabeth. Tu es ravissante.
Bill me reluque en détails, l'air plus que comblé, lorsque je grimpe sur le siège passager de sa voiture. Il porte une chemise chamarrée et un pantalon marron foncé. Je remarque qu'il a aussi plaqué ses mèches sur le côté avec du gel. J'ai connu plus esthétique, mais ce n'est pas laid pour autant.
Une fois n'est pas coutume, je décide de lui rendre le compliment.
— Tu n'es pas mal non plus toi aussi...
— Je te remercie. C'est ma mère qui a eu l'idée pour la coupe de cheveux. Elle a dit qu'ainsi je plairais à coup sûr à la fille qui partagerait ma soirée. On peut dire qu'elle a eu du flair.
Ses mots restent suspendus dans l'air entre nous. Gênée, je m'efforce de lui sourire pour faire bonne contenance.
En vérité, je regrette déjà de lui avoir donné une seconde opportunité pour me conquérir. Il m'a eu par sa gentillesse et... rien d'autre, en fait.
*
Qu'est-ce que je fais ici ?
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours détesté les boîtes de nuit. La musique à fond, les corps collés les uns contre les autres, l'alcool coulant à flot, la transpiration, les prises de tête à tout va... C'est tout un concentré de choses que j'ai en horreur. Par ailleurs, Kai a baratiné le videur pour qu'il nous laisse entrer sans inspecter nos cartes d'identités. Nous frôlons donc avec l'illégal et cela me dérange.
Aux enceintes passe le nouveau single de Major Lazer. La fille qui danse à côté de moi est attifée d'une mini robe qui fait ressortir sa large poitrine. En transe, elle secoue sa tête de droite à gauche tout en faisant la danse du ventre. L'instant d'après, sa copine, qui n'a rien loupé du spectacle, entame un twerk endiablé. Les deux partent alors dans un battle de danse. On se croirait dans un remake raté de Sexy Dance.
Qu'est-ce que je fais ici ? me dis-je à nouveau.
— Dix dollars que tu ne sais pas twerker comme elle, lance une voix à mon attention.
Je me tourne vers l'inconnu qui s'est rapproché de moi. C'est un homme de la trentaine entièrement chauve. Le débardeur blanc qu'il porte fait ressortir ses gros bras musclés et remplis de tatouages. On dirait une pâle copie de Vin Diesel. Ses sourcils frétillent d'amusement, signe évident qu'il a bon espoir de me voir relever le défi.
Shirley vient à ma rescousse. Elle ne s'embarrasse pas de préambule :
— Dix dollars que tu vas vite te casser et ne plus la faire chier, réplique-t-elle à l'intéressé.
Vin Diesel 2.0 fronce les sourcils et esquisse un pas dans sa direction. Il est sur le point de riposter quand Kai et Bill apparaissent derrière nous, une expression protectrice sur leur visage. Le type avise Kai de longues secondes ; bien que Bill affiche un air de dur à cuire, on ne peut pas dire qu'il impressionne vraiment...
— Eh bien, que de suspense ! s'exclame Kai tandis que l'autre conserve le silence. Tu comptes réagir maintenant ou quoi ? Non parce que nous on a une soirée qui nous attend, Gru.
Je pousse un profond soupir. De deux choses l'une : soit Kai adore les problèmes, soit il est totalement stupide.
— Espèce de... Attends, comment tu viens de m'appeler, là ?
— Ma parole, ce sont les stéroïdes qui te shoot ou bien tu es simplement deux de tensions ? Gru c'est le personnage principal dans Moi, moche et méchant. Vous avez très exactement le même crâne luisant, c'est ouf. Vous êtes jumeaux ?
— Je vais te casser la gueule !
— Je t'attends, l'ami.
Les deux se rapprochent dangereusement, prêts à en découdre, quand soudain un nouveau tatoué surgit pour s'interposer entre eux.
— Tout doux, les gars. Ça ne sert à rien qu'on en vienne aux mains. On n'est pas là pour ça, déclare-t-il pour apaiser les tensions.
Il s'adresse davantage à Vin Diesel qu'à Kai, car ce dernier arbore un air stoïque, à l'inverse du chauve qui lui, semble à deux doigts de tout réduire en cendres. Tout me pousse à croire que les deux hommes se connaissent déjà, et je ne me base pas uniquement sur le fait qu'ils ont des tatouages en commun.
Vin Diesel marque une pause, puis reprend :
— J'peux pas me laisser marcher dessus par un gosse comme lui. Regarde ! Il me nargue du regard, Chris !
— N'y prête pas attention. Dois-je te rappeler que tu t'es fait virer de la boîte pour les mêmes raisons la semaine dernière ? Allez, relâche la pression et vas faire un tour sur la terrasse. Je te rejoins dans deux secondes.
Étonnamment, ce dernier l'écoute et s'en va sans autre forme de procès. Ça y est, c'est fini ? C'était la dispute la plus courte que je n'ai jamais vu de ma vie !
Ledit Chris pivote sur ses talons pour nous faire face.
— Désolé, mon ami se comporte toujours de manière excessive quand il a un coup dans le nez. Je veillerai à ce qu'il ne vous embête plus de toute la soirée, ne vous en faites pas.
— Cool. Profites-en aussi pour le remettre à sa place quand il emmerdera une nouvelle fille dans la boîte. Les comportements de ce genre peuvent vite se transformer en harcèlement sexuel, signale Kai très sérieusement. Je n'hésiterai pas à lui rentrer dedans si je le vois recommencer.
— J'entends bien. Passez une bonne soirée.
Sur ces dernières paroles, il part rejoindre son camarade qui l'attend de pieds fermes sur la terrasse.
— Nom d'une patate pas épluchée ! Ça m'a fichu une de ces trouilles ! glapit Shirley. J'ai bien cru que vous alliez vous cogner dessus.
— Tu doutes de mes capacités de bagarreur ? la taquine Kai.
— Tu rigoles ? C'était surtout pour lui que je m'inquiétais. Il va sans dire que tu lui aurais mis la raclée de sa vie si son ami n'était pas intervenu.
Ça, ça reste à voir, songé-je.
— Personnellement, je lui aurais tellement botté le derrière que ce malheureux en aurait oublié comment marcher.
Nous nous retournons tous les trois vers Bill.
— Plaît-il ? lance Shirley.
— J'ai pratiqué le judo pendant cinq ans et je suis ceinture bleue de karaté, se rengorge Bill. Avec ça aucune chance de perdre un combat.
Kai a un rire sans joie.
— D'accord, Chuck Norris. Bon, on va s'asseoir ?
— Allez-y, je vais chercher les verres ! s'écrie Shirley en s'éloignant déjà.
Elle zigzague entre la foule pour gagner le comptoir. Nous la perdons de vue très rapidement. Kai part s'installer dans un coin libre, sur un canapé en cuir en forme de U qui mesure au moins le double de mon lit. Non loin de là, une estrade est occupée par un garçon en train de s'agiter contre une barre de strip-tease. Kai n'y prête aucune attention, son téléphone est bien plus intéressant à ses yeux. Mais qu'y a-t-il dedans pour qu'il soit aussi attentif ?
— Oh, fait Bill à côté de moi.
— Qu'y a-t-il ? l'interrogé-je.
— C'est que... je viens juste de me rendre compte que Kai n'avait pas l'accent du Tennessee, dévoile-t-il. Il m'avait pourtant dit qu'il était un cousin à toi qui venait du Nord. Je ne comprends pas...
Je reste ébahi. La vache, il est long à la détente, et c'est peu de le dire.
Mais pourquoi faut-il qu'il parle de cela maintenant ?
— Allons nous assoir, relancé-je comme si de rien était.
Nous rejoignons Kai sur le grand canapé. L'autre type est toujours en train de remuer contre la barre, nullement gêné de savoir qu'il y a trois personnes qui suivent de près son petit show de pole dance. Il fixe une jambe autour de la barre et se penche en arrière, le dos courbé au maximum de sa souplesse. Sa pose ressemble à celle que prend l'actrice dans Flashdance, lorsque l'eau tombe sur sa chaise. Tout bien considéré, le spectacle est plutôt divertissant.
Evaluant les centimètres qui nous séparent, Bill se rapproche davantage de moi et engage une discussion en portant sa main et sa bouche de mon oreille pour s'assurer que je l'entende correctement. Je me dis qu'il fait cela surtout pour pouvoir accentuer notre proximité. En face de nous, Kai a enfin daigné relever les yeux de son écran ; il nous jauge avec intérêt – beaucoup trop d'intérêt. Je soutiens son regard. C'est moi, ou il a un sourire en coin ?
Shirley revient vers nous avec plusieurs verres dans les mains. C'est une manie, chez elle, de disparaître et de revenir ni vu ni connu.
— J'ai ramené un peu de tout ! crie-t-elle par-dessus le tohu-bohu.
Elle dépose les cocktails sur la table basse.
— Kai et Billy, allez-y mollo avec les boissons alcoolisées, OK ?
— En fait je m'appelle Bill, rectifie le blond.
— Quoi ?? grimace Shirley. Désolée, j'entends rien à cause du bruit !
— Je disais juste que... Non rien, laisse tomber.
Shirley s'installe sur le siège à côté de Kai et glisse sa main sur sa cuisse. Ses lèvres creusent l'écart qu'il y a entre eux puis soudain, elle dépose un torrent de baisers dans son cou. Je rêve, elle est déjà éméchée ! Kai sirote son verre tranquillement, les yeux toujours soutenus aux miens. Il a l'air d'aimer ce qu'elle lui fait, mais sans plus.
— Tu ne bois pas ? m'interroge Bill.
— Si...
Je m'empare du premier verre que je trouve et bois une gorgée. Le breuvage amer me brûle la gorge et descend difficilement jusqu'à mon estomac. De la vodka pure et dure. Ils ne servent pas de boisson sans alcool ici, ou quoi ?
— Je vais te chercher un Coca, lance Bill, qui a compris mes pensées.
— Pas besoin. Allons danser, plutôt.
Disons-le clairement : si j'ai proposé cela, c'est surtout pour échapper au regard buté de Kai qui ne cesse de me fixer. Je ne sais pas ce qui lui prend. Depuis notre sortie au cinéma, il se montre moins bavard avec moi mais ses silences n'en sont pas moins déroutants, comme s'il essayait de me faire comprendre quelque chose par de simples regards. Son attitude me déroute. Ça commence à me gaver.
Bill m'entraîne sur la piste de danse, nous dénichant un maigre espace pour nous y insérer. Les personnes qui nous entourent sont ivres. Elles dansent, gigotent, rient, se balancent au rythme de la musique avec des corps en mouvement continu et accomplissant des figures pour certaines insolites. Je me fais bousculer par un couple ; Bill prend ma main dans la sienne pour m'éloigner d'eux, avant de m'alpaguer tout entière. Je me retrouve le nez écrasé contre sa chemise. Il sent le citron et la transpiration. Au détriment de mon humeur qui laisse à désirer, je m'autorise une petite danse avec lui. Je ne sais pas danser et cela se voit, mais Bill fait comme si c'était le cas et me fait tourner sur moi-même à plusieurs reprises. J'en ai très vite la tête qui tourne.
Je rouvre les yeux. La salle tourbillonne. Je vois une palette de couleurs clignoter autour de moi. Du rouge. Du bleu. Du vert. Le bruit de mon cœur qui tambourine à pleine vitesse vibre à travers mes oreilles et ma respiration est saccadée. Etre entouré de tous ces gens devient suffoquant. D'ordinaire, je prends toujours les précautions nécessaires pour me tenir à distance de la foule. Je ne me sens pas à l'aise quand il y a du monde : plus l'espace dans lequel je suis se vide et mieux je me sens. Je savais que venir dans une boîte de nuit n'arrangerait rien à mon agoraphobie, mais je pensais rester assise toute la soirée dans un coin reculé. Que j'invite Bill à danser ne faisait pas partie de mes plans. J'étais persuadée qu'il n'oserait pas prendre son courage à deux mains et qu'il refuserait poliment. Pourquoi a-t-il fallu qu'il dise oui ?
Je ne sais plus quoi faire. D'un côté, je me vois sortir précipitamment de la boîte et respirer l'air du dehors à pleins poumons ; d'un autre, je ne souhaite pas froisser Bill en l'abandonnant sur la piste. L'obséquiosité dont il fait preuve est parfois fatigante, mais il reste un gentil garçon très poli, et c'est tout à son honneur.
La pulsation des basses se fait de plus en plus lente, signalant le début d'une musique beaucoup plus chill. L'ambiance devient alors chaude, très chaude. Je jette un coup d'œil alentour. Le couple de tout à l'heure s'embrasse désormais avec la langue, en toute impunité. Je n'ai pas le temps de m'en formaliser car, sans crier gare, les mains de Bill descendent jusque sur mes hanches, puis plus bas encore. Je retire ce que j'ai dit : Bill n'est pas poli du tout.
Je le repousse.
— Je crois que je vais retourner m'asseoir, dis-je avant de prendre congé.
Lui qui d'habitude ne me lâche pas d'une semelle, fait le choix cette fois de ne pas me suivre. Tant mieux !
Après avoir commandé un verre d'Ice Tea au comptoir, je regagne notre table en priant pour que Shirley me fasse oublier ce qu'il vient de se produire avec Bill. Mais une fois là-bas, je ne trouve personne. Elle et Kai se sont volatilisés.
J'entame mon verre en silence, tandis que l'assistance vit le moment présent comme si c'était le dernier.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top