chapitre 10

Elisabeth


Alanguie sur le matelas que Shirley et moi avons récemment installé dans la cabane, mon amie s'amuse avec sa playlist Spotify, reliée à une enceinte Bluetooth. Les musiques ne durent pas longtemps, elle change toutes les minutes de morceau. J'entends du Jason Derulo, du DJ Khaled, du Nirvana, et même du Prince. Autant dire que Shirley a un style très hétéroclite en matière de musique. Cela ne me dérange pas, ma playlist est semblable à la sienne.

Cet après-midi, le temps est un peu frisquet. La raison ? Les températures de saison ont chuté de dix degrés à Jacksonville. Le soleil est toujours présent, mais le vent m'a incité à mettre un gilet. Shirley a opté pour une combinaison en jean appareillée à une ceinture tressée qui lui marque la taille et accentue sa morphologie en 8. À ses pieds, des sandales noires à semelle épaisse. Elle a vraiment le chic pour garder le style même dans un habillement relativement simple. Sa crinière est attachée dans un chignon haut mais des bouclettes s'en échappent et encadrent l'extrémité de son visage. En outre, elle a aussi fait ses baby hair. Je ne suis même pas certaine d'en avoir.

Je joue avec ma fermeture Éclair. Shirley se dégote une balle de tennis, qu'elle fait rebondir à plusieurs reprises sur le sol en bois.

Quand elle a estimé qu'elle en avait marre, elle me lance :

— Eh, Elisa. Si un garçon te disait qu'il t'appréciait plus en tant que pote qu'en tant que petite amie, tu dirais quoi, toi ?

La question à un million de dollars. Elle n'aurait pas dû me la poser. Je n'en sais fichtrement rien, moi. L'amitié avec un garçon, ce n'est pas mon rayon. Alors l'amour ? N'en parlons même pas.

— Aucune idée, déclaré-je. Pourquoi ?

— Parce que c'est ce que Kai pense de moi.

— Il te l'a dit ?

— Pas tout à fait.

— Alors pourquoi tu dis ça ?

— Parce que je sais qu'il le pense.

Sa phrase me provoque un froncement de sourcils. Comment peut-elle affirmer une chose dont elle n'a pas la certitude ? C'est bien elle qui m'a dit que les garçons étaient une espèce incompréhensible. Elle ne suit pas sa logique.

— Je ne te suis pas, Ley...

— Désolée, j'avais oublié que tu n'y connaissais pas grand-chose en la matière. Bon, faisons-là plus simple. Kai et moi, nous entretenons une relation. On est en couple, si tu préfères. On se voit, on se fait des câlins, on s'embrasse, on fait d'autres trucs... Bref, tu me suis, jusque-là ?

— Euh, je crois ?

Ma voix part dans les aiguës. Je réprime une grimace. Rien que de visualiser ma meilleure amie en train de faire des cochonneries avec Kai, c'est plus fort que moi, j'en ai un haut le cœur. Pourtant, c'était forcément prévisible. Ils sont ensemble, ils s'aiment ; fallait bien que ça arrive un jour. À la place de Shirley, j'aurais sûrement fait la même chose. Oui, je ne suis pas une pro en la matière, comme elle aime si bien le dire. Il n'empêche que j'ai des envies, moi aussi. Parler avec quelqu'un par message, recevoir de l'affection, partager des moments complices... Pour plus d'un ça ne casserait pas trois pattes à un canard, mais c'est précisément cela qui me complairait dans une relation. Tout ne se résume pas qu'au sexe. Certes, les jeunes de mon âge y pensent en permanence et il m'arrive de me poser des questions là-dessus quand l'occasion s'y prête. Néanmoins, je privilégie en mon âme et conscience la retenue à défaut de crier sur tous les toits les détails de ma vie sexuelle. Tout le contraire de Shirley, qui adore parler de ses prouesses charnelles à qui veut l'entendre.

— Très bien. Donc je disais, reprend celle-ci. Avec Kai, on a beau s'amuser tous les deux, sur le fond, ça ne va pas du tout. Je l'aime beaucoup, et je sais qu'il m'aime bien lui aussi, et c'est justement là le problème. On s'aime bien. Pas de on s'aime. Nous n'avons même pas passé le cap. Pourtant ce n'est pas l'envie qui manque, crois-moi !

Je penche la tête sur le côté.

— Quel cap ?

— Oh, Elisa ! Tu ne veux tout de même pas que je te fasse un dessin ! Si ?

Je la regarde alors qu'elle esquisse un geste obscène. Vraiment obscène.

— C'est bon, je crois que j'ai pigé, dis-je.

J'étais si persuadé qu'ils avaient couché ensemble qu'un poids se défait de mes épaules en apprenant que ce n'est finalement pas le cas. D'une certaine manière, c'est une bonne chose que les deux n'aient pas encore atteint ce stade. Rien à voir avec Kai – qu'il couche avec qui il souhaite, je m'en fiche ! Je dis plus ça pour Shirley. Je n'aime pas l'idée qu'elle se donne à n'importe qui. Non que Kai soit n'importe qui. Disons juste qu'il ne mérite pas cet honneur. Du moins, pas de mon point de vue.

Shirley a perdu sa virginité à quinze ans. Ce n'est un secret pour personne. Elle en parle facilement, ce n'est pas tabou pour elle. Cela s'est fait avec Stephen, un garçon métis avec qui elle était en option philosophie. Entre eux, ça a tout de suite été le coup de foudre. On dit qu'ils sont tombés amoureux à la minute où Shirley a réfuté l'argument de Stephen concernant une théorie Darwinienne. Assez spécial, comme début de relation, mais pourquoi pas. Ma tante et son mari se sont bien rencontrés en faisant la queue dans une pharmacie alors qu'ils étaient tous les deux malades d'un rhume...

Le regard de Shirley se fait soudain distant. Je m'approche d'elle et pose ma main contre son bras dans un signe apaisant.

— Je ressens un manque, confesse-t-elle alors d'une petite voix que je ne lui connais pas et qui m'étonne. La petite flamme. Ouais, voilà. Il n'y a pas cette petite flamme entre Kai et moi. Tu penses qu'on devrait le faire pour améliorer ce problème ?

Sûrement pas.

Merde ! J'ai parlé beaucoup trop vite pour que cela puisse paraître naturel. Faites qu'elle ne remarque rien...

— Sûrement pas ? répète Shirley, perplexe.

C'est le moment de me rattraper :

— Enfin, vous faites ce que vous voulez de votre corps, hein. Après tout ce ne sont pas mes affaires. C'est juste que... je ne pense pas qu'il faille obligatoirement « passer le cap » pour que ça aille mieux entre vous. Ce n'est pas primordial. On peut régler un problème de couple de bien d'autres manières – enfin, je crois.

— Comme ?

— La communication, par exemple.

Mais bien sûr ! De qui je me fiche ? La veille au soir, Maman me faisait une leçon de morale car elle me reprochait de tout garder pour moi. Me livrer à cœur ouvert ne fait pas partie de mon vocabulaire. Je suis meilleure dans l'art de la fuite. Conseiller Shirley sur des choses que je n'applique pas fait de moi une très belle hypocrite.

Fort heureusement, Shirley n'en tient pas compte.

— Ouais, tu as raison. La communication est la clé de tout. J'en parlerai avec lui lorsque je le reverrai. Merci pour le tuyau, ma petite Elisa !

Et elle me prend dans ses bras. Je n'ai rien dit d'extraordinaire, mais si j'ai pu l'aider à y voir plus clair, c'est tout ce qui compte.

Il n'empêche que je suis étonnée d'apprendre qu'en réalité, entre Shirley et Kai ce n'est pas l'amour avec un grand A. De prime abord, quand on les voit ensemble, on ne se doute pas une seule seconde que leur couple bat de l'ail. Ils paraissent fusionnels, sur la même longueur d'onde.

Comme quoi, je suis complètement à la ramasse.

— Alors, et toi, parle-moi de ton Bill. Où ça en est, vous deux ? Et dire que tu as eu ton premier rendez-vous avec un garçon ! J'en aurais presque la larme à l'œil.

Je m'écarte d'elle en singeant une grimace.

— Tu penses vraiment qu'il se passe un truc entre Bill et moi ?

— Je me trompe ? En tout cas ça serait vachement cool ! Il est mignon, intelligent, gentil. Toutes les qualités rêvées chez un garçon, quoi.

Parle pour toi. Plutôt que de lui répondre, je déverrouille mon téléphone et lui montre les messages qu'on s'est envoyés – ou plutôt les messages que lui m'a envoyé, tous les jours, toutes les heures, et presque toutes les minutes depuis la dernière fois que l'on s'est vu au cinéma. Cela suffit à Shirley pour jauger la situation.

— Ah ouais, c'est glauque, s'aperçoit-elle. Attends, il te parle même quand il est sous la douche ??

J'opine difficilement de la tête.

— Il a de l'énergie à revendre, le coquin ! Dis, tu crois qu'il t'écrit aussi même quand il s'astique la queue ?

J'ai un sursaut de surprise. Shirley part en éclat de rire devant ma mine ahurie. La vache. Qui lui a appris à tenir ce genre de propos ? Puis je me souviens qui est son petit copain, et la réponse me paraît plus qu'évidente.

Mes yeux se plissent. Mon amie anticipe ce que je vais dire :

— C'est dégueulasse, Ley.

— Je rigole ! Enfin, pas tant que ça. Loin de moi l'idée de te dégouter, mais je suis au regret de t'apprendre que les mecs adorent tripoter leur truc pour tout et pour rien.

— Shirley...

— Non, je te jure ! Du temps où on allait chez ma grand-mère dans le Maine pour les fêtes de fin d'année, je devais partager ma chambre avec mes cinq cousins. Ils dormaient tous avec la main dans leur pyjama.

Shirley...

— Tu aurais dû me voir : j'avais les yeux rivés sur le plafond de peur de surprendre une scène qui m'aurait marqué à vie. C'était grave...

— Shirley ! crié-je soudain. Je n'ai absolument pas envie de savoir ce que faisaient tes cousins les pervers. Garde ces horreurs pour toi, tu veux ?

— Oups, t'as raison, excuse-moi. Pour en revenir à Bill. C'est vrai qu'il cache bien son jeu, le petit. À le voir, on ne se dirait pas qu'il est du genre tchatcheur. Je comprends mieux pourquoi tu n'es pas intéressée, du coup. Quel dommage ! Et moi qui vous voyais déjà la bague au doigt.

— Tu rigoles, j'espère ?

— Bah oui que je rigole, banane ! Contente-toi d'abord d'avoir ton premier baiser. Chaque chose en son temps.

Shirley relance la balle de tennis sans se rendre compte que mes traits ont pâli. Contente-toi d'abord d'avoir ton premier baiser. Mais je l'ai déjà eu, mon premier baiser ! Et pas avec n'importe qui, puisqu'il s'agit de Kai, le garçon avec qui tu es actuellement... Y repenser me fait réaliser que je ne lui ai toujours rien dit, alors que je m'étais promis de le faire... Plus le temps passe et plus les mensonges me rongent. Que faire ? Tout lui révéler maintenant est un cas de figure inenvisageable : nous sommes dans notre cabane, il y a une bonne atmosphère, je n'ai pas l'intention de gâcher cette belle journée en perspective. Mais dans ce cas, quand jugerais-je que cela est le bon moment ? L'espace d'un instant, je songe à ne jamais lui en faire part et emporter ce secret avec moi dans la tombe. Toutefois je balaie très vite cette pensée de mon esprit ; je crois au karma, par conséquent si je commets de mauvaises actions, je dois m'attendre à un retour de répercussions désastreuses. D'autant que, si Shirley vient à découvrir la vérité d'elle-même, je peux définitivement faire une croix sur notre amitié.

Il ne me reste plus qu'une seule façon de procéder : je passerai aux aveux quand ils auront rompu. Avec un peu de chance, le moment venu Shirley sera passée à autre chose et ne m'en voudra pas trop. C'est un coup bas, je sais, mais c'est le seul moyen si je veux maintenir notre relation au beau fixe.

Après l'avoir de nouveau lancé, la balle de tennis rebondit par deux fois aux pieds de Shirley puis finit par tomber par terre, au-dehors de la cabane.

— Tu sais quoi ? dit-elle en se relevant à la hâte. L'affaire Bill, ce n'est pas si grave que ça. Demain, on va quelque part tous en groupe là où tu auras l'opportunité de rencontrer tout un tas de gars venus d'ailleurs. Prépare-toi déjà psychologiquement, parce qu'après ça je te garantis que tu auras un nouveau playboy dans la tête !

Ce qu'elle ignore, c'est que je n'ai pas besoin d'avoir quelqu'un en tête. En fait, je crois que c'est déjà le cas. Et il est bien là le problème.

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