Règle numéro vingt-sept : nier l'évidence, c'est se trahir soi-même.
Léa ronflait, et moi, j'avais énormément de mal à m'endormir.
Je n'arrêtais pas de penser à Daisy, au journal TV, à William, au Canada... Dès que je fermais les yeux, j'avais une multitude d'images qui m'arrivaient en tête, et aucune n'était réjouissante.
Je revoyais le corps décomposé de Daisy baignant dans du white spirit, je revoyais William, nu dans ses bras, je revoyais Mathilde en train d'être démembrée par mes soins, et je revoyais aussi la baignoire d'Aurélie se remplir d'un liquide vermeil qui n'était autre que son sang.
Puis mon esprit m'envoyait devant un juge, dans une prison, ou même sur une chaise électrique : c'était selon ses envies...
Je me retournai dans mon lit pour la énième fois, essayant de trouver une position de couchage agréable et de chasser enfin ces terribles pensées qui m'assaillaient de toutes parts.
Rien n'y fit.
Et les ronflements incessants de Léa n'aidaient pas non plus à mon assoupissement.
Alors je décidai simplement de me tourner sur le côté gauche, de placer mes bras en croix contre ma poitrine, et de fermer les yeux en espérant m'endormir enfin.
J'avais dû finir par m'écrouler de sommeil, sans doute à cause d'un miracle et au bout d'une durée indéterminée, car, quand j'ouvris les yeux, le soleil était déjà haut dans le ciel et sa lumière envahissait la pièce. Je me trouvais allongée sur le dos, complètement affalée parmi les innombrables coussins de Léa, les bras disposés n'importe comment de part et d'autre de mon corps, la jambe gauche pliée dans un angle à quarante-cinq degrés, et un filet de bave qui s'écoulait de la commissure de mes lèvres en prime. Je l'essuyai d'un revers de main, et me relevai au passage afin de m'asseoir en tailleur dans le lit de Léa. Cette dernière passa d'ailleurs la porte au même moment, les bras chargés d'un plateau qui semblait bien garni et qui sentait divinement bon. Je repérai l'odeur du café à la noisette, ainsi que celle des œufs au plat et... Des pancakes ?
- Tu as fait la cuisine ?, demandai-je à Léa, enthousiaste à l'idée de manger.
- Oui, je voulais t'apporter le petit-déjeuner au lit., répondit-elle. Tu dormais tellement profondément que je n'ai pas eu le courage de te réveiller.
Elle rigola et posa le plateau sur le lit se trouvant à côté du mien, avant de venir s'asseoir elle aussi en tailleur à côté de moi.
Je pus alors observer les délicieux mets que nous avaient confectionnés Léa : le plateau contenait une assiette haute d'au moins dix centimètres de pancakes encore chauds, deux assiettes garnies d'œufs au plat avec des toasts sans croûte coupés en triangle, ainsi que deux mugs remplis de café et de thé brulant, et deux verres de jus multifruit.
Pour accompagner les pancakes, Léa avait sorti tout un assortiment de confitures, de pâtes à tartiner, et même du beurre demi-sel. Un petit-déjeuner royal.
J'attaquai mes œufs sans demander mon reste, en faisant éclater le jaune sur mes toasts, pendant que Léa allumait la télé en fond sonore. Fort heureusement, cela tomba sur une émission de téléréalité d'un niveau culturel qui laissait à désirer, et Léa ne changea pas de chaine. Je pense qu'elle, tout comme moi, souhaitait à tout prix éviter de regarder les informations, ou même de tomber dessus par hasard.
Après ma première bouchée d'œufs au plat, mon ventre sembla s'être réveillé et me signala que j'avais encore plus faim que d'habitude. À vrai dire, il me faisait presque mal, et je crois bien que c'était aussi à cause du stress qui m'assaillait depuis la veille.
- Bien dormi ?, demanda Léa pour briser le silence quelque peu pesant qui s'était installé entre nous.
J'avalai une gorgée du délicieux jus de fruits, et répondit :
- Plus ou moins. J'ai eu du mal à m'endormir tellement tu ronflais.
- Je ne ronfle jamais, Madame !, prétendit-elle.
- Bah voyons...
Mes œufs au plat et mes toasts terminés, j'attrapai un pancake que je décidai de garnir de pâte à tartiner à la noix de coco. Je le portai à ma bouche et eus l'impression de goûter un bout du Paradis.
Léa faisait les pancakes comme personne, elle avait une recette soi-disant secrète qui était partagée dans sa famille depuis des générations, mais moi, je savais que c'était parce qu'elle utilisait du lait d'amandes à la place du lait de vache, et qu'elle rajoutait une pointe de sucre vanillé dans sa préparation. Du moins, c'était ce qu'elle m'avait raconté.
En voyant mon visage qui avait dû se déformer dans une grimace d'extase, Léa plaisanta :
- T'aimes toujours autant manger à ce que je vois.
- Tu fais les meilleurs pancakes de tout le pays, Léa. Donne-moi ta recette., suppliai-je.
- Hors de question !
Je fis une moue boudeuse, que je voulais attendrissante, mais ça ne fit qu'augmenter le sourire moqueur de ma meilleure amie.
J'avais pourtant essayé de reproduire sa recette en ajoutant du lait d'amande et une pointe de sucre vanillé à la préparation que je faisais d'habitude, mais le résultat avait été bien loin du délice que m'offrait Léa certains matins où je venais prendre le petit-déjeuner chez elle.
- Tu vas faire quoi aujourd'hui ?, me demanda-t-elle après avoir avalé une gorgée de son thé brûlant.
Je baissai les yeux vers le sol pour réfléchir un instant.
Qu'est-ce que j'allais faire ?
Me débarrasser des affaires de cours de Daisy que je gardais depuis trop longtemps, acheter des billets pour partir au Canada, retrouver William et lui demander de partir avec moi...
- Je ne sais pas trop..., prétendis-je. Je vais aller voir Will, je pense.
- Et pour ton voyage ?, demanda Léa en mimant les guillemets pendant qu'elle prononçait le mot voyage.
- Tu as raison, on va partir, je vais acheter des billets aujourd'hui.
- On ?, interrogea Léa en fronçant un sourcil.
- Oui. William et moi...
Elle lâcha un petit « hum » et sa bouche se déforma dans une sorte de grimace de désapprobation.
- Oublie un peu William quelque temps, tu peux très bien partir sans lui., affirma-t-elle.
- Pas question ! Imagine que la police fasse une espèce de lien avec lui et l'interroge !
- Et alors ?, protesta Léa. Il n'a rien à se reprocher du tout. Le seul risque, ça serait qu'il t'accuse toi, ou qu'il mette la police sur ta voie...
- Aucun risque. Il ne ferait jamais ça.
Elle lâcha un nouveau « hum », et je sus bien évidemment qu'elle n'approuvait pas mes dires.
Je ne protestai pas. Je n'avais pas envie de provoquer une dispute avec Léa, surtout pas à propos de ce sujet, et surtout pas maintenant.
J'avalais mon café sans rien dire et fixai mes yeux sur l'émission de télé-réalité que nous n'avions pas suivie.
Une fois notre petit-déjeuner - qui s'apparentait d'ailleurs plus à un brunch bien copieux - terminé, j'avais pris ma douche, rassemblé mes affaires après que Léa m'ait prêté de nouveaux vêtements pour que je puisse me changer, et j'avais pris ma voiture afin de rentrer chez moi.
Je me garai dans l'allée devant ma maison, et, avant de couper le contact, je consultai l'heure : presque quatorze heures.
Je ne savais plus très bien si Léa et moi nous étions levées tard ou si nous avions pris vraiment beaucoup de temps à manger et à comater devant la télévision, mais toujours est-il que je n'avais vraiment pas vu le temps passer.
Je sortis de ma petite voiture, verrouillai les portières et entrai chez moi en me demandant ce que j'allais faire en premier lieu : commander les billets d'avion, ou bien brûler les affaires de Daisy ?
J'optai pour la première idée, et montai donc dans ma chambre afin de récupérer ses affaires que j'avais laissées dans mon placard. En ouvrant ce dernier, je tombai instantanément sur le sac de Daisy, à côté duquel se trouvait la pochette qui contenait à l'origine son ordinateur.
Je pris une profonde inspiration.
Quelque chose me disait que je devrais m'en débarrasser, mais d'un autre côté, ce n'était rien d'autre que des sacs basiques, facilement retrouvables dans le commerce, aucune raison de faire le lien jusqu'à Daisy donc... Et puis, si par malheur je me faisais arrêter alors que j'essayais d'aller les jeter quelque part...
Non. Je ne devais pas penser à ça.
Je secouai la tête en fermant les yeux pour chasser ma pensée, et ouvris le sac et la pochette de Daisy. Je récupérai ses classeurs et ses fiches de cours, ainsi que tout autre papier qui aurait pu m'incriminer s'il avait été découvert.
Je descendis ensuite dans mon salon, allumai un feu dans la cheminée, et, une fois qu'il eut bien pris, je formai des boules de papier avec ses cours, les balançai dans les flammes, et les contempler se réduire en un tas de cendres.
Une fois toutes les pages brûlées, je terminai par son classeur, qui, vu sa matière, fut plus lent à se consumer. Je laissai donc les choses se faire et ouvrit l'ordinateur portable, le mien, qui se trouvait sur la table basse du salon. Je me connectai à Internet et entrepris de rechercher un site sur lequel je pouvais acheter des billets en ligne. Peu importe le prix ou la destination exacte. Tout ce qui comptait, c'était que ce soit un voyage pour le Canada, et que les billets soient disponibles immédiatement.
En fouillant un peu, je tombai sur une agence de tourisme en ligne qui proposait des billets de dernière minute pour Toronto à un prix assez abordable. Malheureusement, aucun vol n'était disponible avant ce samedi.
J'hésitai une demi-seconde, et me décidai.
Tant pis, j'achèterai les billets pour cette date. J'en commandai deux, un pour William et un pour moi, et enlevai l'option « réserver votre hôtel ». Nous trouverons un logement plus tard, une fois sur place. Juste un aller, on verra le retour après. J'étais censée reprendre le travail le lundi 5 Septembre, mais, au vu des circonstances, je pourrais très bien inventer un prétexte bidon pour me libérer de ce boulot détestable, ou même démissionner. Il ne m'apportait rien de toute façon, et j'avais suffisamment d'économies de côté pour pouvoir assurer encore quelques mois avant que ma carrière de styliste ne décolle réellement.
Une fois les billets commandés, je les imprimai sur du papier rigide, et je les plastifiai afin qu'ils soient moins fragiles. Je retournai ensuite dans le salon pour vérifier que le classeur de cette conasse de Daisy était bien parti en fumée.
Tout juste, il n'en restait effectivement plus rien. Soulagée, j'attendis que les dernières flammes s'éteignent, et j'arrêtai mon ordinateur portable.
Je repris ensuite mes affaires, rangeai mes billets dans mon sac à main, et sortis sur le palier pour reprendre ma voiture dans le but de retrouver mon amour et de lui annoncer la bonne nouvelle.
Au moment de refermer la porte à clef, j'entendis une voix derrière moi.
- Eh, Cassidy !
Je me retournai en sursautant légèrement. Un homme bedonnant et dégarni, d'une cinquantaine d'années, me faisait un signe de la main en me souriant.
C'était Dan, mon voisin d'en face. Un gars sympa, bien qu'un peu limité intellectuellement, mais vraiment adorable. On pouvait compter sur lui en cas de besoin, et il avait un instinct paternel très développé. Je l'appréciai beaucoup, pourtant, présentement, je n'avais pas du tout envie de le voir ni de lui parler.
Le voyant se rapprocher, et sachant qu'il savait pertinemment que je l'avais vu me faire signe, je feignis un sourire aimable et agitai ostensiblement mes clefs de voiture dans ma main pour lui signifier que j'étais pressée.
Il me fit la bise, ses joues étaient collantes de sueur et je sentis que mon fond de teint s'enlevait pour venir se transférer sur sa peau.
- Désolé je faisais du bricolage., annonça-t-il pour se justifier.
- Ce n'est rien., répondis-je en m'essuyant rapidement les joues d'un revers de main et en continuant de sourire.
- Tout va bien ?, demanda-t-il. J'ai vu de la fumée s'échapper du conduit de ta maison, alors...
Mince.
Mon sang ne fit qu'un tour.
Allumer un feu en plein été et en pleine journée n'était certes pas commun, il me fallait une excuse, et vite. La plus simple me sembla la mieux.
- Oh, ce n'est rien., dis-je alors avec un grand sourire. Je faisais seulement l'entretien.
Dan sembla quelque peu étonné, il eut un petit mouvement de recul et répéta :
- L'entretien ?
- Oui oui., affirmai-je, très sûre de moi. Il faut faire du feu de temps en temps pour éviter qu'elle ne s'encrasse, et comme ça faisait très longtemps que je ne m'en étais pas servie...
Évidemment, je n'avais pas la foutue moindre idée de la véracité de ce que j'étais en train de raconter. Je ne savais même pas quel entretien précis nécessitait une cheminée, je laissais tout le temps mes parents le faire, de leur vivant. C'était leur maison après tout. Cela dit, mon voisin sembla convaincu, et cela me suffit à comprendre que cette conversation était à présent terminée. J'aurais très bien pu lui dire de se mêler de ses affaires et l'envoyer paître, au lieu de ça, j'ajoutai simplement que je devais partir, car j'avais un rendez-vous très important avec mon amoureux.
Il me demanda s'il s'agissait toujours de William, bien entendu. Lui non plus n'était pas au courant de notre courte rupture. J'affirmai donc avec un grand sourire que c'était bien le cas, et entrai dans ma voiture pendant que Dan s'éloignait. Je lui fis un dernier signe de la main, allumai le contact, et partis enfin pour rejoindre William.
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