Règle numéro un : ne faire confiance à personne.
- Léa ? Il faut que tu m'aides, j'ai fait une connerie...
Je pris soin de lui indiquer l'adresse où je me trouvais avant de raccrocher mon téléphone portable. Moins de dix minutes plus tard, elle était là.
Elle ne sonna pas, comme je le lui avais demandé, et entra directement.
L'appartement 26, le dernier en partant de la droite, au troisième étage, lui avais-je précisé.
J'entendis la porte s'ouvrir dans mon dos, mais je ne bougeai pas. J'en étais incapable.
- Cassie ?, appela la voix de Léa dans mon dos.
- Je suis là.
Je prononçai ces trois mots d'une voix terne et dénuée de la moindre émotion. J'aurais voulu être soulagée de savoir Léa ici, avec moi, dans cette galère ; mais la vérité, c'est qu'en cet instant précis, je ne ressentais absolument plus rien.
J'entendis ses pas s'approcher de plus en plus, jusqu'à arriver à ma hauteur. Là, elle stoppa net. Même sans la voir, je pouvais facilement imaginer la tête qu'elle était en train de faire.
Pendant une minute qui m'a semblé durer une éternité, elle ne prononça pas un seul mot. Quant à moi, je ne pouvais détacher mes yeux du corps qui se trouvait allongé devant moi.
- Putain Cassidy, qu'est-ce que tu as fait... ?, finit par demander Léa.
- Elle est morte., répondis-je simplement, comme si Léa ne s'en était pas doutée.
Puis je tournai enfin ma tête dans sa direction.
Je la regardai me toiser du haut de ses talons de dix centimètres qui lui donnaient l'impression de mesurer un mètre quatre-vingt, sa tenue et son maquillage, toujours parfaits ; ses épais cheveux noirs impeccablement coiffés dans une queue de cheval haute...
Et son visage, blême, qui traduisait l'inquiétude et le milliard de questions qui lui traversaient sûrement l'esprit à l'instant même.
Elle m'en posa deux :
- Est-ce que c'est... ?
- Oui. C'est elle., coupai-je avant que Léa ne prononce le prénom que je refusais d'entendre.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
Je la connaissais trop bien pour savoir qu'elle avait prononcé cette phrase sur le ton de la défensive : elle était méfiante. Mais qu'est-ce que tu voulais que je te dise au juste, Léa ? Que j'avais prémédité le meurtre de cette pouffiasse et que je voulais faire de toi ma complice ? Ce n'était pas la vérité. Alors je répondis simplement que c'était un accident.
- On s'est disputées, elle s'est jetée sur moi, j'ai seulement pris ma défense., ajoutai-je avant que Léa ne me pose la troisième question.
- Cassidy..., prononça-t-elle d'une voix grave. Tu devrais aller parler à la police...
Je me tournai vers elle, et écarquillai les yeux.
- Pardon ?
Elle perdait la tête ou quoi ?!
- Il te suffit de plaider la légitime défense..., poursuivit-elle.
- Ah oui ? Et qui va me croire ?, m'exclamai-je d'une voix plus forte que ce que j'aurais voulu. Le cadavre de la maîtresse de mon ex-fiancé, allongé là, chez elle, et moi qui débarque comme une fleur en expliquant que « c'était juste un accident, je n'ai jamais voulu lui faire de mal ! »
Je mimai vulgairement les guillemets afin d'exprimer l'absurdité de la situation, et poursuivis :
- Léa, réfléchis... Il est évident que j'avais un mobile et qu'en plus, je ne peux absolument rien prouver. Pas de témoins, pas de marques visibles... Ça suffira à me caser dans la catégorie coupable, direct. Non Léa, il est hors de question que j'aille voir les flics.
- Alors qu'est-ce que tu attends de moi ?
- Que tu m'aides à faire disparaître le corps.
Elle me regarda, prit une profonde inspiration, se laissa tomber sur le canapé-lit qui se trouvait à sa droite, et soupira :
- D'accord.
Je savais que j'avais raison de t'appeler ! Tu n'es pas ma meilleure amie pour rien.
Je lui souris, et elle enchaîna :
- On pourrait brûler le corps ?
- Impossible. Un feu attirerait trop l'attention, et l'odeur serait suspecte...
- La jeter dans l'océan ?
- Trop compliqué. Si le corps refait surface avant d'avoir complètement disparu, on pourrait remonter jusqu'à nous. Et puis, je n'ai pas trop envie de faire une heure de route, là tout de suite. En plus, on risquerait de nous voir...
Je marquai une pause avant d'ajouter :
- Il faut vraiment que tout disparaisse, son corps entier...
J'avais prononcé cette phrase surtout pour moi-même, mais Léa poursuivit :
- J'ai entendu dire que les cochons peuvent dévorer l'intégralité d'un corps humain, avec les os et les dents en prime, et même les yeux !
- Tu as des cochons à ta disposition ?, ironisai-je.
- Non, mais... Il y a des fermes aux alentours. On devrait peut-être...
- Trop risqué., la coupai-je. Le temps que les cochons aient tout dévoré, quelqu'un aura peut-être découvert le corps.
Je croisai mes bras sur ma poitrine et tournai le regard vers le cadavre. Je le fixai quelques minutes, comme si l'observer allait m'apporter la solution miracle.
C'est pourtant ce qu'il dût se passer dans ma tête quand je prononçai, presque malgré moi, ces mots à l'intention de Léa :
- Il me faut une baignoire, une scie et du white spirit. C'est tout ce dont j'ai besoin pour faire disparaître un corps.
Léa me regarda comme si je venais d'insulter un membre de sa famille. Pendant un instant, j'ai même cru qu'elle avait peur. Mais avant qu'elle ne puisse demander quoi que ce soit, je lui ordonnai simplement de me faire confiance.
Par chance, le studio qu'occupait cette connasse était muni d'une baignoire. Pas besoin de transporter le corps jusque l'une de chez nous, donc. Nous allions tout faire sur place.
Je fouillai dans ce qui ressemblait à un placard à outils, pendant que Léa regardait dans les autres placards si elle trouvait du white spirit ou quelque chose s'en approchant.
- Cassie ! J'ai trouvé un truc., annonça-t-elle.
Bingo.
Deux bidons d'un peu plus de cinq litres de détergent, dont l'un à peine entamé, traînaient dans le placard sous l'évier.
- On aura jamais assez avec ça..., fis-je remarquer. Léa ? Tu veux me rendre un service ?
- Encore un...
- La supérette en bas de la rue, j'ai remarqué en arrivant qu'elle est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tu vas y aller, et acheter des bidons de white spirit. Autant que tu peux en porter. Et profites-en pour rapporter deux scies à métaux également, au cas où.
Je pus lire à la fois la peur et l'agacement dans ses yeux quand je tournai ma tête vers elle pour lui demander si elle avait bien tout saisi. Visiblement, elle comprenait de plus en plus clairement ce que j'avais l'intention de faire, si ce n'était pas déjà le cas.
- Qu'est-ce qu'il se passe si je ne trouve rien de tout ça ?, me demanda-t-elle.
- Alors dans ce cas, on sera vraiment dans la merde...
Elle se leva, enfila le long trench noir qu'elle portait quand elle était arrivée, et se dirigea vers la sortie.
- Attends !, l'apostrophai-je avant qu'elle ne pose sa main sur la poignée de la porte. Mets ça.
Je lui tendis des gants bleus, en caoutchouc, que j'avais trouvés dans un tiroir en cherchant la scie. De simples gants de ménage, mais dont nous aurions bien besoin. J'en avais d'ailleurs moi-même revêtu une paire à l'instant même où je les avais trouvés.
- Fais attention à ce que personne ne te voie sortir d'ici.
J'étais davantage inquiète pour elle que pour moi. Si par malheur mon plan échouait, et qu'un témoin oculaire affirmait avoir vu Léa sortir de l'immeuble ou de l'appartement, cela la rendrait coupable aux yeux de la justice.
Un bref instant je me suis surprise à me demander si Léa était une amie suffisamment dévouée au point de se dénoncer à ma place.
Non, bien sûr que non. Personne n'a envie de renoncer à sa liberté par pure charité.
Elle me tira de mes pensées en émettant un petit rictus nerveux :
- Cassie... Mes empreintes, ainsi que les tiennes d'ailleurs, sont probablement déjà sur la clenche, et sûrement un peu partout dans le studio, alors...
- Justement., coupai-je. Autant ne pas en laisser d'autres et aggraver notre cas, on nettoiera le reste avant de partir d'ici.
Elle marmonna un « vivement », et passa la porte.
Une bouffée de stress et d'adrénaline s'empara alors de mon être.
Que se passerait-il si quelqu'un passait dans le couloir à ce moment-là ? Qu'allait-on devenir ? De l'encadrement de la porte, on pouvait très bien voir le corps de... Son corps, allongé sans vie, sur le sol. La conclusion aurait été évidente.
Je refermai la porte à clef derrière elle, toujours avec cette même appréhension.
Léa est très maligne, je savais qu'elle saurait faire preuve de discrétion.
Et j'avais suffisamment confiance en elle pour lui permettre de partir en me laissant avec un cadavre sur les bras.
Dix minutes.
C'est environ le temps qu'elle mit pour faire l'aller-retour. J'entendis toquer à la porte, et je sus que c'était elle qui était revenue. Sept coups. Un coup sec, puis trois coups rapides, et immédiatement après un autre coup, et enfin deux coups donnés une seconde après les cinq premiers. Un code secret que Léa et moi utilisions dans notre enfance. Je souris brièvement en repensant à cette période et allai ouvrir la porte, toujours avec cette pointe d'appréhension qui baignait dans mes tripes.
Mais c'était bien elle, avec, à ses pieds, deux sacs cabas visiblement bien remplis.
- Je n'ai croisé personne., chuchota-t-elle. Mais la prochaine fois, tu viendras m'aider à porter !
J'attrapai un premier sac et l'amenai à l'intérieur de l'appartement. Merde, ce que c'est lourd !
- T'as pris combien de litres ?, demandai-je après avoir déposé le second sac dans l'entrée et refermé la porte derrière nous.
- Six bidons de cinq litres, plus deux bidons d'un litre., souffla-t-elle. J'ai dévalisé le rayon. J'espère que le gérant de la supérette ne s'est pas demandé ce que j'allais faire avec tout ça... Et j'ai pris des scies.
- Trente-deux litres ? Je comprends mieux pourquoi c'est si lourd !
- Seize kilos dans chaque main...
- On a de la chance que tu es inscrite dans une salle de sport., plaisantai-je.
- Seulement depuis six mois, je te rappelle !
Nous rîmes toutes les deux et un bref instant, j'oubliai la situation dans laquelle nous étions. Toute la situation. Autant celle du cadavre qui se trouvait dans la pièce que celle qui avait amené les choses ainsi.
Nos visages redevinrent vite graves. Il était temps pour nous de passer aux choses sérieuses.
J'attrapai l'une des scies et m'agenouillai auprès du cadavre. Avant que je n'aie pu faire quoi que ce soit, Léa m'interpella d'une voix douce :
- Cassie... Tu sais que je n'aimais pas vraiment cette fille, pas plus que je n'aimais ton ex futur mari d'ailleurs, mais... Tu es sûre que c'est vraiment la seule solution ?
- Oui... Moins les morceaux sont gros, plus la dissolution se fera rapidement.
J'avais lu quelques années auparavant, sûrement alors que j'étais au lycée, un très bon roman policier dans lequel le meurtrier faisait disparaître le corps de ses victimes en les découpant en petits morceaux et en les immergeant dans une baignoire de white spirit pur. L'acidité du détergent rongeait les chairs et les os du cadavre, si bien qu'au final, il ne restait absolument plus rien du corps. Évidemment, un tel résultat demandait quelques jours de patience, et je m'étais toujours demandé si une telle chose était réellement possible. C'était là l'occasion rêvée pour vérifier.
- Et si ça ne fonctionne pas ?, demanda Léa à la fin de mes explications. C'est juste un bouquin après tout.
- J'aviserai.
Je ne voulais pas m'étaler sur le sujet. Le white spirit est un genre d'acide, et l'acide dissout les chairs, à ce que je sache. Il n'y avait aucune raison pour que cela ne fonctionne pas.
Elle n'insista pas, et s'empara également d'une scie avant de venir me rejoindre.
Moi, j'attrapai le bras mou et froid du cadavre, et commençai à scier.
Immédiatement, du sang me gicla au visage.
- Putain !, lâchai-je en m'essuyant la joue d'un revers de main.
- C'est normal, il ne faut pas scier là., lâcha Léa. T'as touché l'artère humérale.
- J'apprécie énormément tes connaissances d'étudiante en dernière année de médecine, mais dis-moi plutôt où il faut scier justement.
- Peu importe. Il y aura du sang de toute manière.
- Tant pis alors., répondis-je. On nettoiera après.
Je repris mon travail en essayant d'éviter toute éclaboussure. C'était déjà assez ragoûtant comme ça, je ne voulais pas qu'en plus le sang de cette fille vienne me souiller le visage.
Léa s'occupa de l'autre bras. Elle avait l'air calme et méticuleuse, comme si elle avait pratiqué ce genre de choses toute sa vie. Avant que je n'aie pu énoncer ma question, elle me demanda, le plus simplement du monde :
- Tu as quelque chose pour casser l'os ?
Que... Quoi ?
- Léa, sérieusement... T'as déjà fait ça ?, demandai-je.
Elle me sourit de façon ironique.
Je savais très bien que Léa avait déjà dû voir plus d'un cadavre dans sa vie, dû à ses études de médecine, et particulièrement sa spécialité — elle se destine à être médecin légiste — ; en revanche, je n'avais jamais osé lui demander plus de détails quant à la nature de ses travaux pratiques.
- Parfois, quand on fait des autopsies, on est obligé de couper un ou deux membres, pour vérifier la qualité des artères, par exemple., expliqua-t-elle. Évidemment, les circonstances sont... Différentes.
Je hochai la tête, et elle poursuivit :
- Pour en revenir aux os... Tu as déjà vu une autopsie, j'imagine, sûrement dans un film ou dans une série ?
- J'ai déjà vu Pathology.
- Alors, prenons l'exemple de Pathology. Tu sais qu'on doit casser la cage thoracique pour, disons, observer ce qui est à l'intérieur de la poitrine... Dans le film, ils utilisent une grosse pince pour le faire. C'est la même chose pour couper un membre, il faut briser l'os, car c'est quasiment impossible à scier, à moins d'avoir du matériel de pro.
- Génial, nous voilà bien..., marmonnai-je. Ce n'est pas une scie qu'on aurait dû prendre, c'est une tronçonneuse.
- On fera avec les moyens du bord...
Elle balaya la pièce du regard comme si elle cherchait quelque chose. Sûrement un objet suffisamment lourd et solide pour permettre de casser un os sans se casser lui-même.
Mon regard à moi s'arrêta sur une vieille lampe en métal posée sur une petite table à côté du canapé-lit.
- Et ça ? dis-je en la désignant d'un hochement de tête. On peut casser un os avec ça, tu crois ?
- Avec un peu d'acharnement...
Nous n'avions plus le choix.
Je me levai pour aller chercher la lampe tout en demandant à Léa comment je devais m'y prendre.
- Je ne sais pas trop... avoua-t-elle. On va continuer à scier, et quand ce sera dur...
Alors nous nous remîmes au travail. Le sang coulait partout. Léa me dit qu'on aurait dû faire un garrot avant de commencer à découper. Tant pis. Il y en avait jusque sur mes fringues. C'était répugnant.
Soudainement, Léa arrêta de scier et se leva. Je me suis dit qu'elle avait enfin atteint l'os, mais après avoir fouillé quelques secondes dans la kitchenette, elle revint avec une paire de ciseaux en main.
- Qu'est-ce que tu fais avec ça ? Ce n'est pas une paire de ciseaux de cuisine qui va venir à bout d'un os !, ironisai-je tout en continuant mon travail.
Elle reprit sa place, s'agenouilla et se pencha au-dessus du buste du cadavre avant de me répondre :
- Je lui enlève ses fringues.
Elle commença par déchirer le t-shirt, puis le jean, mais laissa intacts les chaussettes et les sous-vêtements. Des sous-vêtements en coton bleu pâle, dépareillés, dégueulasses.
Je regardai le corps presque nu de cette fille qui s'étalait sous mes yeux, tout en continuant à scier de plus en plus frénétiquement. Je dévisageai son opulente poitrine, son ventre adipeux, ses cuisses molles et pleines de marques disgracieuses. Rien que de m'imaginer qu'il avait pu la toucher, la caresser, l'embrasser...
Cette vision m'arracha un haut-le-cœur. Je portai une main à ma bouche pour réfréner cette nausée soudaine. Léa prit cela pour du dégoût provoqué par les membres découpés, et tenta de me rassurer. C'est qu'elle avait l'habitude, avec son travail.
- Tout va bien, c'est juste tout ce sang..., mentis-je.
Je me fichais pas mal de tout le sang que pouvait perdre cette conne, elle était morte après tout.
Ce que je ne pouvais pas supporter, en revanche, c'était de me dire que l'homme que je devais épouser, l'amour de ma vie, avait couché avec... Ça.
Nouveau haut-le-cœur.
- OK, je vais m'occuper de casser l'os., lança Léa en voyant mon état. Mais j'aurais besoin de ton aide quand même , tu tiendras le coup ?
Léa... Tu as oublié à qui tu parlais, là.
Je hochai la tête pour signifier que j'irai bien, et je suivis ses ordres :
- Tends-lui le bras perpendiculaire à ses côtes... Et maintiens-le fermement au niveau du poignet.
Elle prit une profonde inspiration, saisit la lampe de chevet, la porta haut au-dessus de sa tête comme si elle allait la lancer, et... rien.
- Bah alors ?, m'impatientai-je.
- J'ai peur de casser le sol...
- Tu as une autre solution ?
Je lui fis les gros yeux d'un air de dire « décide-toi maintenant », et elle frappa.
Elle frappa si fort que le sol vibra sous mes genoux et que l'on entendit très distinctement un « crac » immonde.
J'espère que c'est bien l'os, et pas le parquet...
Du sang gicla sur nos deux visages au moment de l'impact. Léa frappa encore un coup, puis un autre, et arrêta enfin avant de lâcher un « c'est bon ».
J'essuyai le sang sur ma figure d'un revers de main. Tout ce foutoir s'annonçait particulièrement contraignant à nettoyer, et nous n'étions pas au bout de nos peines. Une fois l'os brisé, j'arrachai et sciai ce qui restait de chair pour enfin pouvoir détacher le bras du reste du corps.
Nous réitérâmes l'opération trois fois : sur l'autre bras, et les deux cuisses. Ce fut particulièrement laborieux au moment de scier ces deux dernières. Il faut dire qu'il y avait de la matière.
Une fois le corps démembré, il ne restait plus que le tronc de cette voleuse d'hommes, et une question subsistait.
Je regardai Léa, Léa me regarda. Nous nous fixâmes comme cela pendant une bonne seconde, et je pus lire dans ses yeux cette fameuse question qu'elle finit par poser à haute voix :
- Tu veux couper la tête, aussi ?
Non, ça par contre, c'était vraiment dégueulasse.
- Je crois que ça ira., répondis-je. On va pouvoir la porter jusqu'à la salle de bain.
J'attrapai le corps sous les aisselles et Léa fit de même au niveau des hanches. Au moins, avec deux bras et deux jambes en moins, elle était moins lourde, et la porter fut plus facile que ce que je croyais.
Nous disposâmes son corps au milieu de la baignoire, et les membres arrachés à côté et au-dessus d'elle.
C'est Léa qui s'en chargea. Je lui demandai de faire en sorte que tout puisse être immergé dans le white spirit. Avec quarante-deux litres de produit, nous n'allions pas pouvoir remplir la baignoire entièrement.
Ce fut la partie la moins laborieuse. En moins de dix minutes, nous avions vidé entièrement les huit bidons. Par chance, le liquide couvrait pile ce qu'il fallait. Léa avait suggéré qu'on rajoute un petit d'eau si ça n'avait pas été le cas, mais je craignais que couper avec de l'eau n'altère les effets du produit.
- J'espère vraiment que c'est efficace, ton truc !, lâcha-t-elle en se relevant et époussetant sa jupe droite. Je vais aller nettoyer le parquet.
- Vas-y, je te rejoins., répondis-je d'une voix terne.
Je tournai la tête vers elle. Elle s'apprêtait à me demander quelque chose, mais je lui lançai mon regard qui voulait dire « ne pose pas de questions. » Léa sait quand elle ne doit pas poser de questions.
Elle partit en fermant doucement la vieille porte en bois derrière moi.
Je m'assis à côté de la baignoire, sur le carrelage dur et si froid que je pouvais le sentir à travers mon jean, et je pris appui contre cette dernière. Je posai mes mains sur le rebord et laissai mon menton venir se poser sur celles-ci, puis je la regardai.
Ses cheveux virevoltaient tout autour de son visage qui semblait endormi, et des petites bulles commençaient déjà à se former sur sa peau et à remonter à la surface, tel du champagne. Tout en la fixant, je sondai mon cœur. Je cherchai à ressentir quelque chose.
Rien.
Seulement un calme plat, la plénitude, et peut-être même une pointe de soulagement.
C'était comme si les évènements étaient hors de ma portée. Comme si ce corps démembré que j'avais sous les yeux n'était pas réel.
Mais ce qui s'était passé entre eux l'était bel et bien.
J'avais pourtant essayé de comprendre ce qu'il avait bien pu lui trouver. Nous étions si différentes...
Elle était brune alors que j'étais blonde, ronde alors que j'étais mince, avait de longs cheveux alors que les miens étaient courts... Se pouvait-il que ce soit ça qui l'ait attiré ? Le fait qu'il ait vu en elle mon contraire ?
- Cassie ?
La voix de Léa résonna depuis l'autre pièce et me sortit de ma torpeur. Je me levai pour aller la rejoindre.
- Tu faisais quoi, là-dedans ? J'ai besoin de ton aide un peu !
- Désolé. Je vérifiais que le produit commençait bien à agir. Il faut quelques minutes avant que ça se fasse.
- Et alors ?
- Apparemment tout va bien.
C'était le cas. Tout ce que j'espérais, c'est que personne n'aurait l'idée de rendre une visite à notre morte avant que le white spirit n'ait fini d'agir.
J'attrapai la serpillère que Léa avait préparée pour moi, et l'aidai à finir le nettoyage.
Ce fut moins long et difficile que ce que je pensais. En un peu plus d'une heure, nous eûmes fini, et le parquet ne présentait pas de tache visible. Tout était comme si rien ne s'était passé. Nous avions également pris soin de nettoyer tous les objets et les meubles susceptibles de contenir nos empreintes.
- Fini !, lâcha Léa en soupirant et en s'essuyant le front.
- Pas encore.
Désolé de te décevoir Léa, mais c'est loin d'être fini.
J'allai chercher un rouleau de sacs-poubelle que j'avais repéré dans un placard de ce qui faisait office de cuisine, en arrachai un, le dépliai et le tendis à Léa.
- Tu veux aller me récupérer tous les bidons vides de white spirit et les jeter s'il te plaît ? Ainsi que les scies et tous les objets dont on s'est servi sur le corps. Les vêtements aussi. La lampe également. Et les serpillères. Tout ce qu'on a touché en fait...
- Et après ? Tu vas jeter tout ça dans le gros conteneur en bas de la rue ?
J'éclatai de rire, à la fois devant l'absurdité de sa question et vexée que Léa me croie aussi bête que ça.
- Évidemment que non., répondis calmement.
C'était trop facile. Si quelqu'un décidait d'aller fouiller les poubelles, comme la police par exemple, elle ferait tout de suite le rapprochement entre le contenu du sac et l'appartement 26.
Je continuai mon explication :
- La première chose qu'il va se passer quand son entourage ne la verra plus et n'aura plus de nouvelles d'elle, c'est qu'elle sera portée disparue. Ce qui m'amène à mon deuxième point.
Je fouillai dans la sacoche de la morte, et en sortis son smartphone et son ordinateur portable que j'allumai immédiatement.
Comme je m'y attendais, l'ordinateur était bloqué par un mot de passe, et le téléphone par un code. J'essayai plusieurs schémas classiques avant de laisser tomber, de peur de bloquer le téléphone définitivement.
- Tu vas les garder ?, me demanda Léa en terminant de jeter la dernière serpillère dans le grand sac-poubelle.
- Oui. Avec un peu de chance, elle aura laissé ses identifiants et ses mots de passe enregistrés sur la plupart de ses réseaux sociaux, et je pourrais contacter ses proches en me faisant passer pour elle.
- C'est complètement dingue... Je continue à croire que tout aurait été plus simple si on était allées voir la police.
- Léa ! Je t'ai déjà expliqué...
- D'accord, d'accord., me coupa-t-elle. Je te fais confiance.
Tu as intérêt, parce que tu es ma complice maintenant.
Je regardai ma montre d'un coup d'œil : trois heures trente-sept. Pas étonnant que je tombe de fatigue, on y avait passé toute la nuit.
- On va rentrer., fis-je à Léa d'une voix lasse.
Elle approuva.
- Tu as ta voiture ?, demanda-t-elle.
- Non, je suis venue en bus.
- Qu'est-ce que tu venais faire chez elle, au fait ?
- Je te raconterai plus tard., répondis-je avec un air qui signifiait que j'étais trop fatiguée pour le faire maintenant.
Je rassemblai mes affaires et celles de la morte : sa sacoche avec son ordinateur, son téléphone et tous ses chargeurs, ainsi que ses papiers, son portefeuille et même son sac de cours. Léa, elle, portait le sac-poubelle à bout de bras.
- Les bidons de white spirit, c'est quand même moins lourd quand c'est vide., fit-elle remarquer.
- Je n'en doute pas une seule seconde.
Nous sortîmes du studio en tentant de faire le moins de bruit possible. À cette heure tardive, nous ne croiserons sûrement personne, mais mieux valait prévenir que guérir.
Je fermai la porte à double tour et nous quittâmes l'immeuble.
Enfin.
Respirer l'air frais était comme une bénédiction à mes yeux. J'avais presque oublié à quel point c'était agréable, tant mon nez s'était habitué à l'odeur de sang et de renfermé du studio, ainsi qu'au parfum au patchouli qu'elle portait. Je déteste le patchouli.
La rue était déserte, excepté un chat errant qui avait trouvé place sur le parechoc de la voiture Léa.
- Ouste, dégage !, ordonna-t-elle en le chassant avec son bras libre.
Le chat souffla et s'enfuit, Léa ouvrit le coffre et nous entreposâmes les affaires à l'intérieur. Je pris place sur le siège passager, tandis que Léa se mettait au volant et lançait le contact. Elle alluma les phares et démarra.
- On va chez toi ?, demanda-t-elle.
Je répondis d'un hochement de tête.
Oui, nous avions encore quelques petits détails à régler.
- T'as de la chance que je sois en congé demain., fit-elle remarquer.
Je ne répondis pas tout de suite, laissant le silence faire écho à sa remarque pendant quelques secondes.
- Je suis désolé, Léa., finis-je par chuchoter suffisamment fort pour qu'elle m'entende.
- Oh, moi ça va ! J'ai l'habitude de côtoyer des cadavres et de leur faire tout un tas de trucs, mais toi... J'imagine que ça ne sera pas facile à gérer...
En vérité, je m'en fichais pas mal. Tout ce que j'avais vu, c'était la solution à tous mes problèmes, la fin de mon calvaire, et la liberté. La mort de cette putain allait m'apporter la liberté.
- Je t'ai embarquée là-dedans..., dis-je à Léa. Je ne t'ai pas laissé le choix...
- Tout va bien., coupa-t-elle. Cette histoire restera entre nous.
J'y comptais bien.
Nous arrivâmes chez moi environ un quart d'heure plus tard.
J'habitais une grande maison se trouvant dans un quartier résidentiel en périphérie de la ville, un héritage que mes parents nous avaient laissé, à ma sœur et moi, mais dont ma sœur n'avait pas voulu. J'y avais donc emménagé, seule, avec tous les avantages et les contraintes que cela pouvait m'apporter.
Une si grande maison pour une si solitaire jeune femme, me dis-je en la contemplant.
Léa gara sa Polo dans l'allée de garage, juste derrière ma voiture, et coupa le moteur.
J'ouvris la portière et sortis, invitant Léa à faire de même.
- Monte avec moi, lui demandai-je, j'ai encore deux-trois trucs à régler.
Je sortis mes clefs de mon sac à main et déverrouillai la porte d'entrée, pendant que Léa sortit le sac poubelle du coffre et me suivit dans le hall.
- Je mets ça où ?, demanda-t-elle.
- Donne.
Je le pris et descendis à la cave. Là, je le balançai dans un coin, puis je chargeai mes bras de bûches qui se trouvaient à l'origine sur une étagère collée au mur.
En me voyant revenir, Léa eut l'air dubitative.
- Qu'est-ce que tu comptes faire avec ça ?
Je marchai jusqu'au salon, les bras toujours remplis de bois. Elle me suivit et j'expliquai :
- On va brûler nos fringues.
- Quoi ? Mais... C'est ma jupe préférée ! Tu ne crois pas que les laver à quatre-vingt-dix degrés suffirait ?
- Léa..., soupirai-je tout en déchargeant les bûches à côté de la cheminée puis en ouvrant la vitre de protection de celle-ci. On ne doit prendre aucun risque.
Elle souffla et se résigna. Je lui demandai de disposer le bois dans le foyer, et partis lui chercher des vêtements de rechange.
- Je pourrais prendre une douche ?, demanda-t-elle avant que je ne sorte du salon.
Je me retournai vers elle.
- Bien sûr. Et même dormir ici, si tu veux...
Je lui souris et quittai la pièce.
En passant par l'entrée pour monter dans ma chambre, je récupérai la sacoche de la morte et la pris avec moi. J'en sortis son téléphone, le posai sur mon bureau, et le mis immédiatement en charge. Je ne voulais pas risquer qu'il s'éteigne.
Si j'avais éventuellement une solution pour déverrouiller l'écran, débloquer une carte SIM s'avérait être un travail plus compliqué qu'il n'y paraît, et je refusais de perdre ses données.
J'ouvris mon dressing, attrapai deux t-shirts gris et deux pantalons de jogging noirs qui iraient parfaitement à Léa et à moi, ainsi que des sous-vêtements et des chaussettes.
Avant de redescendre, je passai par la salle de bain et attrapai un peignoir propre pour Léa.
Une fois dans le salon, je posai les vêtements pliés sur le canapé et remarquai que le feu était déjà allumé.
Devant mon air qui devait être étonné, Léa lâcha :
- Ben quoi ? Tu croyais que je n'étais pas capable d'allumer un feu ?
- Euh, non..., balbutiai-je. Enfin, merci, je veux dire.
Je lui tendis son peignoir et lui demandai d'enlever ses vêtements. Tous ses vêtements.
- Même les chaussures ? T'exagères !, s'indigna-t-elle.
- Je t'ai dit...
- Oui, je sais. Et moi je t'ai dit que tu lis trop de romans policiers.
- Ce n'est pas toi qui me rabâches tout le temps qu'il vaut mieux prévenir que guérir ? Alors, appliquons tes principes.
Je me retournai et attendis qu'elle ait fini.
- C'est bon., me dit-elle au bout de quelques minutes.
Elle avait revêtu le peignoir blanc et une pile de vêtements traînait au pied de la cheminée.
- Je te laisse le soin de mettre ça au feu., fit-elle. Je n'ai pas le courage, personnellement. Je vais prendre ma douche, je connais le chemin. Et oui, je veux bien dormir ici si ça ne te dérange pas.
- OK, je vais préparer ton lit.
Elle monta dans la salle de bain, attrapant la tenue que je lui avais préparée au passage, pendant que je balançai ses vieux vêtements tachés de sang dans les flammes. Les chaussures dégagèrent un bruit et une odeur infâmes quand ce fût leur tour. Je les regardai fondre quelques instants avant de m'éloigner. Finalement, Léa avait peut-être raison quand elle avait proposé de brûler le corps. Ç'aurait sans doute été plus simple.
Je montai à l'étage, préparai le lit dans lequel Léa allait dormir, et ouvris la fenêtre afin d'aérer un peu.
À l'extérieur, tout était calme et silencieux. On n'entendait même pas le vent.
C'est comme si le temps s'était arrêté, comme si le monde faisait écho à ce que je ressentais à l'intérieur : l'impassibilité.
En me concentrant quelques minutes, je pus entendre l'eau de la douche couler, puis plus rien. Léa avait coupé le robinet.
J'entendis la porte de la cabine de douche s'ouvrir, puis de nouveau le silence, et quelques instants après, la porte de la salle de bain.
- Je suis dans la chambre d'amis., appelai-je, pensant qu'elle allait me chercher.
Elle entra. Elle portait la tenue de jogging, les grosses chaussettes, et ses cheveux détachés tombaient le long de ses épaules.
- Pardon pour tes fringues., dis-je spontanément.
- Arrête de t'excuser tout le temps ! Mais la prochaine fois que tu veux cacher un cadavre, si tu pouvais me prévenir avant de me faire venir, histoire que je m'habille en conséquence...
- Ne t'en fais pas., répondis-je en souriant et en m'asseyant en tailleur au bord du lit.
- T'as brûlé les tiennes, toi ?, remarqua-t-elle.
- Non, j'attendais que t'aies fini de prendre ta douche. Je vais aller prendre la mienne, j'avais juste encore un truc à régler avant. Promis, après je te laisse dormir et on ne parlera plus jamais de cette histoire.
Elle s'assit au bord du lit, replia sa jambe droite contre elle-même, me fixa d'un air bienveillant et dit :
- Je t'écoute.
- Je sais qu'on a pris toutes les précautions nécessaires, peut-être même un peu trop d'ailleurs, mais si par malheur on devait être arrêtées par la police... Il nous faut un alibi.
- Continue.
- On était chez toi. Toute la soirée. On a regardé...
Je fouillai un moment dans mon téléphone et poursuivis :
- Le Prestige. C'est le film qui passait ce soir sur la quatorze. Tu l'as déjà vu ?
Elle hocha la tête.
- Parfait ! S'ils nous demandent de détailler le film, on ne sera pas prises au dépourvu.
- On a mangé quoi ?, demanda Léa après un bref silence.
- Pardon ?, fis-je, surprise.
- Tous les détails comptent., répondit-elle en m'adressant un clin d'œil.
Léa, qu'est-ce que je ferais si tu n'étais pas là...
- Je te laisse le soin de choisir., dis-je.
Elle sembla réfléchir quelques instants, se concentra et annonça :
- Pizza ! Au saumon pour toi, pepperoni pour moi. Surgelées bien sûr. Achetées quelques mois auparavant à la grande surface du coin. Et un verre de vin chacune. Du blanc. Château Faugas, pour être précise.
J'adorais ce programme. J'aurais préféré passer ma soirée comme ça, plutôt que...
- OK, on résume., lançai-je pour me sortir de mes pensées.
Une soirée, un film, pizza, verre de vin, une longue discussion et au lit. Tout était clair.
- Maintenant, fit Léa en levant sa main droite et en plaçant la gauche sur son cœur, je te promets sur l'honneur que j'emporterais ce secret avec moi dans la tombe.
Je l'imitai :
- Je promets sur l'honneur que personne ne découvrira ce qu'on a fait. Et si par malheur ce devait être le cas, j'en assumerais l'entière responsabilité.
Je cherchai en vain du regard un objet tranchant. D'habitude, à la fin de ce petit rituel, on s'entaillait la paume d'une main et on se la serrait afin que nos sangs se mélangent. C'était symbolique. Stupide, mais symbolique.
- Je n'ai rien qui coupe, dis-je à Léa en haussant les épaules.
- On peut cracher..., répondit-elle.
- Non, merci, ça ira.
Elle rigola, me tendit sa main, et je la serrai. Léa et moi gardions des secrets depuis des années, mais celui-ci allait sans doute devenir l'un des plus puissants que nous aurions à affronter.
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