Chapitre 3 : Tombé dans l'escalier
La fin de la journée arriva bien vite et, après avoir abandonné la pimpante Claire à la sortie du lycée, Lukas avait naturellement emboîté le pas à Dominic pour se diriger vers le sud-ouest de la ville.
— T'as pas de carte de bus ? demanda le colosse en se retournant vers lui, les sourcils froncés par la suspicion.
— Je n'ai pas encore fait de demande, mentit le jeune homme avant de s'apercevoir que ce n'était pas logique puisque son précédent lycée était encore plus loin de son domicile que celui-ci.
Dominic l'étudia d'un œil critique un instant, mais il ne commenta pas.
Il marchait sur le trottoir, un pas devant lui, les mains enfoncées dans les poches de son blouson et dans un silence parfait depuis déjà dix minutes quand Lukas réussit à prendre son courage à deux mains pour engager une conversation avec son taciturne camarade :
— Tu sais plein de choses sur moi maintenant et, moi, quasiment rien sur toi.
— Fallait pas répondre aussi facilement à la grande inquisitrice.
Lukas esquissa un sourire, se remémorant le flot de questions impressionnant de Claire. Il était chose aisée de se faire engloutir, avec plaisir même, tellement la jeune fille était sympathique. D'autres se seraient sentis écrasés par la sécheresse avec laquelle le Gallois avait fait sa remarque, mais le jeune homme avait vu aujourd'hui qu'il réservait ce même traitement à sa meilleure amie et il avait réalisé qu'il ne fallait donc pas prendre son manque de chaleur pour lui. Il persévéra donc :
— Tu as des frères et sœurs ?
Dominic marcha encore quelques mètres en silence avant de tourner la tête vers Lukas pour lui lancer un regard ennuyé.
— Six frères, lâcha-t-il enfin, avec autant d'amabilité qu'une porte de prison dépressive.
— Ouah ! s'exclama immédiatement l'Écossais. Tu dois jamais t'ennuyer. Je t'envie un peu, là. Quoi que ça doit être fatiguant pour ta mère.
Dominic se retint de répliquer que c'était leur mère qui les fatiguait. Il savait que c'était normal pour les gens de penser dans ce sens-là. Il avait toujours entendu dire que les parents étaient exaspérés par leurs enfants. Sauf qu'il en allait tout autrement dans sa famille. Elaine Bellwether était la plus irresponsable de tous et ils se passaient très bien de sa compagnie chaotique.
— Et elle fait quoi comme boulot ?
— Elle bosse pas.
Lukas hocha la tête avant de commenter :
— C'est vrai qu'élever six enfants, c'est déjà un boulot à plein temps.
Son camarade de classe ne put retenir un éclat de rire. Elle était bien bonne celle-là. Lukas leva la tête vers lui, surpris de l'entendre manifester de l'amusement. Les traits du colosse s'étaient un peu détendus et il paraissait moins âgé.
— Et ton père ? se risqua-t-il à demander, pensant être sur la bonne voie pour sympathiser avec le colosse.
— Il est mort.
— Ah.
En fait, Dominic n'en savait rien, mais il disait toujours ça. Généralement, les gens arrêtaient de poser des questions. Le seul point commun certain qu'il avait avec ses frères était l'ADN de leur mère. Un des nombreux soirs où elle était rentrée ivre à la maison, elle s'était mise à parler de leurs pères respectifs et ils avaient vaguement compris que celui de Dominic et Callum était le même. Encore que l'information restait à vérifier, parce que celle que ses enfants appelaient Hell n'était pas reconnue pour sa grande fiabilité.
— Tu viens tous les jours à pied au lycée ? Ça a l'air loin de chez toi.
— J'aime bien marcher.
C'était en partie vrai. L'autre explication était que les abonnements coûtaient trop chers pour un budget comme celui des Bellwether. Jayden en avait un, mais pas lui. Et comme les deux frères se ressemblaient autant qu'une enclume et un flamant rose, la photo qui figurait sur la carte rendait son prêt impossible.
Ses réponses étaient chaque fois formulées comme s'il voulait mettre à un terme à la conversation et, après un temps, Lukas saisit le message. Dominic l'abandonna à la frontière entre le quartier d'Ely et de St Fagans, puis il rentra chez lui. Après avoir griffonné de vagues réponses aux exercices de littérature à rendre le lendemain, le jeune homme se mit en tenue de sport et il fit ses exercices de musculation sans matériel, comme son entraîneur de boxe le lui avait appris. Il aurait aimé avoir un punching-ball sur pied pour s'entraîner aussi à frapper, mais il savait que c'était cher et il ne se voyait pas du tout en réclamer un à Liam qui, entre l'alimentation, les factures de la maison et les frais de scolarité de toute la petite troupe, tenait déjà un budget très serré.
***
Le lendemain, Lukas ne se montra pas à l'école.
Claire commença à se morfondre, se blâmant de n'avoir pas pensé à demander son numéro de téléphone. Dominic écoutait ses jérémiades d'une oreille distraite et arguait, pour l'embêter, qu'elle lui avait fait peur, comme à Kenny Whitlow qui la fuyait dans les couloirs. Ils passèrent une journée ordinaire ou presque. La demoiselle n'eut de cesse de répéter à quel point Lukas était adorable avec ses boucles noires et son regard de chiot perdu. Le colosse avait roulé des yeux tellement de fois qu'ils lui faisaient presque mal en fin de journée. Ce qui l'avait le plus marqué, c'était les doigts longs et fins de leur camarade. Ainsi que la grâce avec laquelle ils se mouvaient pour toute chose, que ce soit pour sortir un crayon de sa trousse ou pour manger une pomme. À la fin de la journée, Claire l'avait contaminé et Dominic se demandait lui aussi pourquoi leur camarade n'était pas revenu en cours.
***
Il eut la réponse le jour suivant quand Lukas se présenta devant eux, le visage amoché. Sa lèvre était fendue, il avait un coquard à l'œil droit et une grosse contusion qui faisait rougir sa peau au niveau de sa pommette. Il semblait également avoir un peu de mal à bouger l'épaule droite. Quand la furie brune, catastrophée, lui avait demandé ce qu'il lui était arrivé, il avait répondu timidement :
— Je suis tombé dans l'escalier.
Sauf que tout le monde savait que c'était l'excuse qu'on donnait pour ne pas dire ce qui s'était réellement passé. Claire n'eut pas l'air de s'en satisfaire et Dominic non plus. Cependant, ils ne dirent rien.
Quand l'école fut terminée et qu'ils durent rentrer chez eux, les deux amis échangèrent un regard chargé de sous-entendus et le colosse hocha imperceptiblement la tête pour signaler son accord. Avant de se séparer d'eux, la demoiselle ne laissa pas le choix à Lukas et s'empara de son téléphone dans lequel elle enregistra son numéro de téléphone. Elle lança ensuite un appel pour avoir le sien, puis en profita également pour inscrire le numéro de Dominic qu'elle connaissait par cœur.
À l'embranchement où, comme l'avant-veille, le Bellwether avait abandonné l'écossais, il n'hésita pas une seconde. S'éloignant délibérément de la route qui conduisait à sa maison, il décida de le suivre. Au bout de quelques pas, Lukas fronça les sourcils et interrompit sa marche pour se tourner vers lui, laissant Dominic le dépasser :
— Qu'est-ce que tu fais ? Je croyais que tu habitais dans le quartier d'Ely.
— Je te raccompagne chez toi, lâcha la voix rauque du colosse sur un ton qui n'admettait pas de contradiction.
Pourtant, son camarade tenta de protester :
— Non, mais ça va. Je vais trouver mon chemin. Tu peux rentrer.
— Hum hum.
— Je suis sérieux, Dominic.
Le Gallois s'arrêta à trois mètres pour lui faire face et lui lança d'un air de défi :
— D'accord alors dis-moi ce qui t'es vraiment arrivé.
Les yeux à moitié dissimulés sous ses jolies boucles brunes, Lukas se mit à ciller, intimidé. Il aurait voulu trouver quelque chose à dire, mais les mots restaient coincés dans sa gorge. Dominic remarqua immédiatement son malaise et revint vers lui, les mains dans les poches, la mine renfrognée. Il était en pétard contre lui-même. Normalement, il se foutait du sort des autres. Il avait déjà assez d'embrouilles dans sa propre famille. Et puis, merde, il ne connaissait ce type que depuis quelques jours. C'était pas assez pour s'inquiéter de son sort. Sauf que, c'était plus fort que lui. Lukas avait l'air d'un petit chiot qui se serait pris un coup de pied et cela réveillait son côté protecteur.
— J'ai... Non. Je... Je suis vraiment tombé dans un escalier.
— Me prends pas pour un con. J'me suis battu un paquet de fois. Tu crois que j'peux pas reconnaître la gueule de quelqu'un qui s'est fait démonter ?
— Mais...
— C'était où ? Sur le chemin du bahut ?... Pfff. Laisse tomber. Je te raccompagne de toute façon. C'est pas négociable.
La lèvre inférieure de Lukas se mit à trembler et sa main gauche attrapa le bras de son musculeux camarade pour l'empêcher de se remettre en route. Il était sur le point de pleurer. La fureur de Dominic se teinta de compassion.
— Non... Me raccompagne pas, Dom. S'il te plaît. Me raccompagne pas...
Le colosse observa longuement son camarade de classe en train de se décomposer sur le trottoir. Qu'est-ce qui se passait, bordel ?! Il voulait savoir ! Ça le rendait malade de ne pas comprendre. De ne rien pouvoir faire. Sa mâchoire se contracta et il leva les yeux vers le ciel gris pour s'intimer au calme. Cette histoire ne lui plaisait pas du tout. Après une profonde inspiration, il hocha cependant la tête.
— Ok. Je te raccompagne pas. Mais demain matin, je veux que tu sois ici à huit heures quinze précises. On ira au bahut ensemble. Ne sois pas en retard.
C'était plutôt ironique de l'entendre fixer un rendez-vous et d'exiger la ponctualité alors que lui-même était infoutu d'être à l'heure où que ce soit. Il savait pourtant qu'il serait là demain. À huit heures quinze précises. Et Lukas avait intérêt à y être aussi.
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Et voilà !
La suite en ebook le 23 septembre ! (et en version livre papier un mois plus tard)
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