Chapitre 2 : Quelque chose comme ça
À la cafétéria, Dominic et Claire avaient entassé le plus de nourriture possible sur leurs plateaux, sous le regard circonspect du nouvel élève, puis ils avaient tous les trois filé dans un coin tranquille de la salle. À peine attablée, Claire avait poussé la moitié de ses provisions sur le plateau de son meilleur ami et avait commencé à sortir de la nourriture de son sac à dos.
En croisant le regard surpris de Lukas, la jeune fille lui expliqua :
— J'ai apporté mon propre repas. Dom mange comme quatre hommes. Fais gaffe si t'as un estomac sensible. Paraît que les épinards, en vrai, c'est la pelouse du terrain de football. Je vais chercher de la mayonnaise. Empêche-le de bouffer mes gâteaux.
Dès qu'elle eut le dos tourné, Dominic lui vola un paquet de shortbreads pour les fourrer dans sa poche. Les lèvres de l'Écossais se fendirent d'un sourire.
— Vous sortez ensemble, tous les deux ?
Le colosse roula des yeux et enfourna une pleine bouchée de steak avant de répondre tout en mastiquant, parce que personne n'avait jamais réussi à lui faire entendre que c'était malpoli.
— Nan. On est pote.
— Elle a l'air drôle.
Dominic haussa les épaules.
— Elle est surtout fatigante. Et c'est un vrai pot de colle. T'aurais dû profiter de la pause dej' pour t'enfuir. Maintenant que t'es venu manger avec nous, elle va pas te lâcher, c'est sûr.
En vérité, il ne fallait pas être profiler pour comprendre que l'amitié de la jeune fille était très précieuse pour le Gallois qui jouait l'ours solitaire et grognon, mais qui, au fond, appréciait cette présence effervescente qui gravitait autour de lui. Dominic jeta un coup d'œil dans son dos pour vérifier que personne n'embêtait son amie. La table des condiments n'était pas si loin que ça et elle mettait du temps. Il ne la vit nulle part.
— Ça te dérange que je sois venu ?
La question timide attira de nouveau son attention sur le jeune homme en face de lui.
— Moi, j'm'en fous. Je dis ça pour toi.
Lukas observait Dominic en train de dévorer le contenu de son plateau. C'était quelque chose d'assez impressionnant. Un peu comme dans un documentaire animalier, lorqu'un grand fauve trouvait enfin une proie. Dominic avait une carrure beaucoup plus impressionnante que les adolescents de leur âge. Lukas se demanda s'il n'était pas un peu plus vieux d'ailleurs. Peut-être avait-il redoublé une classe. Voire deux. Lukas promena son regard sur le visage du colosse. Sa mâchoire était bien carrée et son nez un peu cassé. Ses cheveux noirs étaient coupés courts, comme à l'armée. Il avait retiré sa veste de costume pour manger plus à son aise. En dessous, son pull en laine au logo de l'école semblait trop petit pour ses bras musclés.
— Donc, t'es gay ? risqua-t-il à voix basse après avoir vérifié que personne ne pouvait entendre.
Dominic manqua de s'étouffer avec sa nourriture. Il se mit à tousser bruyamment en se tapant le torse du poing, comme si cela pouvait l'aider, et Lukas finit par lui tendre sa brique de jus de fruits déjà ouverte pour l'aider à s'en remettre. Le malheureux prit une gorgée et finit d'avaler tout rond ce qu'il avait dans la bouche. Quand il fut remis de ses émotions, il grogna :
— Jamais de la vie ! Pourquoi tu dis ça ?
— Bin, Claire m'a demandé si moi je l'étais et aussi si je te trouvais beau alors...
Les yeux noisette de Dominic accrochèrent les deux orbites noires de Lukas et il lui rendit brusquement son jus de fruits.
— Elle est tarée, cette fille. Faut pas tirer des conclusions de ce qu'elle dit. J'te jure, elle a un problème mental. Elle voudrait que tous les mecs soient des tapettes pour les mettre ensemble. Faut pas faire attention.
Lukas se tassa un peu sur sa chaise et prit une gorgée de sa brique. Ils restèrent silencieux jusqu'au retour de la demoiselle qui reprit sa place avec un air malicieux.
— Il en faut du temps pour aller chercher de la mayo, commenta Dominic en lui jetant un regard entendu.
— Y avait la queue, mentit l'adolescente avant de s'attaquer à son déjeuner.
Elle fit les poches de son meilleur ami pour récupérer son paquet de gâteaux tout en noyant Lukas sous le flot de ses questions parfois indiscrètes. En un rien de temps, ils avaient appris que le nouvel élève était fils unique, que son père était chirurgien et sa mère médecin, qu'il n'était pas allergique aux chiens, qu'il était en réalité arrivé à Cardiff en début d'année scolaire, mais qu'il était jusqu'à présent au St John's College, à l'est de la ville. Et à voir comme il s'était refermé brusquement en évoquant son ancienne école, la raison de son transfert ici était un tabou dont il ne valait mieux pas reparler.
— T'habites dans le quartier de St Fagans ?! Moi, je suis de Llanishen donc c'est à côté d'ici, mais Dom vient d'Ely. Vous pourrez rentrer ensemble.
— Claire, fous-lui la paix, maugréa le colosse gallois en essayant de fourrer un shortbread dans la bouche ouverte de son amie.
Dominic jeta un coup d'œil à la grosse pendule sur le mur du fond et se leva en annonçant :
— Bon, faut que j'y aille. Les visites commencent dans moins d'une heure et j'ai réussi à me faire inscrire aujourd'hui. Tu me couvres, Darber ? On se retrouve plus tard en cours de...
Dominic plissa les yeux. Il n'avait strictement aucune idée de là où il était censé se trouver à quinze heures.
— Ouais, j't'enverrai un sms avec le numéro de la salle. J'vais ranger ton plateau et je prendrai ta veste. File. À tout à l'heure.
Le Bellwether donna un baiser à sa tempe en guise de remerciement et il attrapa son sac avant de se diriger d'un bon pas vers la sortie. Lukas le regarda faire et interrogea Claire au moment où il disparut de son champ de vision :
— Il va voir quelqu'un à l'hôpital ou quelque chose comme ça ?
— Ouais. Quelque chose comme ça, souffla la demoiselle soudainement calme en commençant à entasser stratégiquement les choses qui devaient être jetées sur leurs plateaux.
***
Avec son mur d'enceinte haut de plusieurs mètres, la prison de Cardiff n'était pas le lieu le plus accueillant du monde. D'un autre côté, ce n'était pas sa vocation. Le gardien à l'entrée commençait à bien reconnaître Dominic Bellwether qui venait en visite plusieurs fois par mois. Il l'avait repéré parce que les adolescents dans ce genre d'endroits, surtout seuls, étaient suffisamment rares pour attirer l'attention. Mais enfin, il avait une autorisation signée de la main de sa mère – ou du moins le croyait-il–, alors il n'avait aucune raison de ne pas le laisser entrer.
Dominic avait retiré cravate et pull et les avait fourrés dans son sac, histoire que le logo de son école ne soient pas visibles. Le sac avait été passé au détecteur à métaux puis mit dans un casier le temps de sa visite. Au guichet, il annonça le nom de la personne qu'il venait voir ainsi que son numéro de prisonnier et on lui remit un badge qui devait assurer son transit dans la prison en toute sécurité. Dans la grande pièce où se passaient les visites, il s'installa au centre, comme toujours, parce qu'il était ainsi loin des gardiens postés le long des murs. À treize heures trente précises, les portes latérales s'ouvrirent et les détenus entrèrent un par un pour rejoindre les membres de leurs familles ou leurs amis.
— Salut, Callum, lâcha le lycéen en donnant une brève accolade virile à son grand-frère.
L'aîné des Bellwether était un jeune homme de vingt-six ans, bientôt vingt-sept, grand et musclé, aux cheveux d'ébène et aux yeux bleu clair qui lui avaient toujours attiré l'attention des filles. Ses sourires étaient malicieux, comme s'il s'amusait de tout. Callum avait une très haute opinion de lui-même, de son intelligence, et cela malgré le fait qu'il soit derrière des barreaux.
— Quelles nouvelles, Domi ?
Dominic avait beau être une montagne de muscles et de charisme pour un adolescent de dix-sept ans, il était toujours très impressionné par son grand-frère. Quand Callum était encore libre, il le suivait partout et voulait tout faire avec lui. Quand il devait s'absenter pour ses activités illégales, il prenait toujours un air mystérieux et cool qui faisait rêver son petit-frère.
Au fil de ses visites, Dominic avait appris que une heure passait très vite et qu'il lui fallait être concis pour profiter de ce temps au mieux alors il attaqua sans attendre :
— Liam a pris un deuxième boulot. Dans un pub, je crois. Du coup, c'est moi qui surveille les p'tits pendant la nuit. Jayjay s'est fait emmerdé par des connards racistes la semaine dernière alors j'ai dû aller péter quelques dents.
Le père de Jayden devait avoir la peau noire parce que la sienne était d'un joli café au lait qui rendait très difficile à croire qu'il avait un lien de parenté avec les autres Bellwether.
— Dylan y voit que dalle apparemment. On cherche comment lui payer un opt... un oph... un médecin des yeux quoi. Michael est, bin, c'est Michael. Il pense que la vie est super géniale. Il ne veut plus être un pompier finalement. En ce moment, il veut être dresseur d'insectes.
Callum eut un bref éclat de rire, mais son visage redevint dur :
— Et la tapette ? demanda-t-il, ses yeux bleus fichés droit dans ceux de Dominic.
L'adolescent fronça les sourcils, ennuyé. Il regarda à droite, puis à gauche pour s'assurer que personne ne s'intéressait à eux, puis il souffla :
— J'aime pas que tu parles de Mabel comme ça. C'est notre frère.
— C'est une tapette, un point c'est tout. Il ira en enfer.
La gorge de Dominic se serra. Il avait envie d'attraper Callum par le col pour lui hurler de ne pas lui sortir ces conneries religieuses alors qu'il était en taule pour trafic d'armes. Parce que même s'il n'avait pas appuyé lui-même sur la gâchette – comme son frère aimait à le répéter–, il avait aidé des gens à tuer d'autres gens et que, pour ça, lui aussi il irait en enfer. Cependant, le colosse ne broncha pas et il ne rétorqua rien. C'était Callum. Il se sentait tout petit à côté. Il était incapable de s'opposer à lui directement. À la place, il répondit à sa question par quelque chose qui, il le savait, déplairait encore plus à son frère que de se prendre son poing dans la figure :
— Mabel va bien. Il a pris une chambre double sur le campus pour être avec son petit-ami. Il va sortir major de sa promotion en droit à la fin de l'année.
À la grimace que Callum esquissa en apprenant toutes ces bonnes nouvelles, Dominic sut qu'il avait vengé son frère.
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