VIII. IL Y A TROP QUE LE TEMPS NE PEUT EFFACER ★
Quand on sait que quelqu'un nous cache quelque chose, on veut toujours connaitre la vérité. Mais des fois, les mensonges sont tellement gros que cette vérité peut briser une famille, détruire une personne, gâcher toute une vie, vous rendre dingue au point de vouloir en finir une bonne fois pour toute... Alors cela en vaut-il la peine de découvrir la vérité? Malgré tout ça, on continue à remuer ciel et terre afin de tout savoir. On dit que ça libère, que ça permet de laisser le passé derrière nous et d'avancer. Mais c'est tout le contraire. La vérité est rarement pure et jamais simple. Elle blesse, elle fait mal. Cependant, une atroce vérité est toujours préférable à un joli mensonge. Car ce dernier offre le confort et la paix, jusqu'à ce que le voile qui dissimulait la dure réalité se dissipe, et que les yeux alors voient brutalement ce qu'ils n'auraient jamais voulu percevoir.
Chercher la vérité en sachant que la souffrance nous attend au bout, ou se laisser bercer d'illusions car cela fait beaucoup moins mal ? Même là, nous n'avons pas trop le choix. Car quoiqu'il arrive, la vérité finit toujours par éclater. Ca peut être une affaire de minutes, de jours, de mois, ou d'années. Quoiqu'il en soit, la vérité est coriace et réussit toujours à se faire entendre. Au final, que nous le choisissions ou pas, elle ne manquera pas de nous frapper. Du coup le temps en est complice. Si des fois il s'évertue à alléger nos peines et nos craintes, d'autres il peut être sacrément enquiquineur. Le temps peut être bénéfique, ou bien mortel. Selon ses volontés. Avec lui, le passé n'est jamais passé, le présent en est affecté et le futur reste flou et incertain. Il n'a aucune pitié, et c'est valable aussi pour les mensonges. Un mensonge, c'est comme un bébé : il est muet, mais plus les jours passent plus il grandit ; puis un jour, il se met à parler.
Elle se retourne sur le côté droit. Le confort du lit dans lequel elle est allongée et l'agréable tranquillité qui l'enveloppe lui rappelle qu'elle n'est plus dans sa chambre d'hôpital. Sa vision encore un peu embrouillée rencontre immédiatement des yeux bleus profonds et pénétrants. Elle prend le temps de les contempler et plonge son regard dans ceux-ci. Son nez frôle le bout du nez de la personne près d'elle. Sa bouche proche de celle de l'individu, elle sent son souffle chaud et un frisson la parcourt. Ses yeux descendent et fixent les lèvres fines d'une proximité les rendant d'autant plus exquises. De beaux yeux bleus, un nez fin, des lèvres appelant au baiser, un visage attirant.
Aylin se redresse en sursaut.
— FINN ! tonne-t-elle.
— Bonjour toi, sourit-il.
— Que... Qu'est-ce que tu fiches ici ?
— Je te regardais dormir.
Finn s'assoit et prend une voix rêveuse.
— Tu as l'air si paisible dans ton sommeil. Loin de la Aylin insupportable du réveil. Tu ressembles même à un ange tombé du ciel.
Aylin secoue lentement la tête.
— Tu es vraiment flippant.
— De « flippant » à « vraiment flippant ». Je progresse, on dirait.
— Tu dégages.
— Tu es sous mon toit. Dans ma chambre, qui plus est. Comment peux-tu m'ordonner d'une telle manière de quitter ma propre chambre ?
— Finn. Je dois me lever, me laver, et me changer. Tu ne peux décemment pas rester et tranquillement mater.
— Moi, je ne vois pas en quoi c'est un problème...
Sans plus attendre, Aylin pousse Finn. Celui-ci, ne s'attendant pas à un tel geste, bascule sur le côté du lit et s'écrase par terre.
— Ca suffit. Tu dégages avant que je te fracasse le crâne.
— Eh bien... Quelle manière de me remercier pour mon hospitalité !
Finn se relève lourdement en prenant un air indigné. Il fait exprès d'avancer lentement, titubant et poussant des petits gémissements de douleur, jouant la comédie jusqu'au bout. Aylin lève les yeux au ciel. Juste avant de refermer la porte derrière lui et définitivement quitter la pièce, il adresse un sourire à Aylin. Un sourire et un regard affectueux. Tendre. Amoureux. Aylin, attendrie malgré elle par son petit air de gamin, lui retourne une expression semblable à la sienne.
La porte close, et maintenant seule, Aylin quitte le lit. Sur la commode reposent des vêtements familiers soigneusement pliés. Ils ne devraient pas être là. La seule explication est que quelqu'un – Finn, très certainement – ait été les lui chercher. Elle paraît touchée. Il y a de quoi. Finn se plie en quatre pour elle. Depuis le début. Depuis toujours. Et elle n'a fait que le mépriser, le faire souffrir.
Elle prend les habits et se dirige vers la salle de bain, minuscule pièce adjacente à celle-ci. J'entends l'eau couler. Si elle a pris une douche, ça a été rapide. Elle ressort quelques minutes après déjà couverte d'un t-shirt noir et un jean gris ordinaire. Ses cheveux bruns, ayant l'air plus longs étant mouillés, lui retombent sur les épaules.
Le réveil sur la table de nuit indique qu'il est huit heures vingt-deux. Aylin ouvre la porte et sort sa tête pour jeter un coup d'œil dans le couloir. Quatre portes supplémentaires sont fermées. A droite, se dresse l'escalier menant au rez-de-chaussée. Des voix lui parviennent d'en bas, et une bonne odeur de nourriture provenant de la cuisine plane dans toute la maison. Aylin descend les marches d'un pas silencieux. Dans le vestibule, elle tourne à gauche et tombe nez à nez avec la petite Lena Davy. Quand elle l'aperçoit, cette dernière se fige et la toise avec intérêt et attention, puis marche à reculons en continuant à la regarder. Ses yeux brillent d'une petite lueur malicieuse, ce qui la fait drôlement ressembler à son frère aîné.
Aylin avance, hésitante, vers la cuisine.
— Bonjour.
Margo, la mère de Finn et Lena, bondit de sa chaise plus que ravie à la vue de la jeune fille. C'est une belle femme, avec notamment de beaux yeux et une allure posée et gracieuse. On voit d'où ses enfants tiennent leur beauté, ils lui ressemblent fortement. Ils peuvent se vanter du cadeau que la génétique leur a fait. Bon, leur père n'est pas là – déjà au travail – et nous ne pouvons par conséquent pas vraiment juger ni débattre à propos de sa part de génétique dans tout ça.
— Viens donc t'assoir, Aylin.
Margo entreprend de lui servir une tasse de café au lait, comme elle l'aime, tout en lui faisant la conversation. Elle lui met à disposition des crêpes fraîchement préparées.
— N'hésite pas à te servir. Tu es ici chez-toi.
Aylin lui sourit. Margo se tourne vers sa fille.
— Termine vite de manger, Lena. Il est presque l'heure de partir.
Et elle quitte la cuisine. Un silence s'en suit. Aylin touille tranquillement son lait. Finn à l'autre bout de la table garde les yeux baissés. Mais il ne peut s'empêcher de la regarder de temps à autre, d'une manière qui veut tout dire.
— Est-ce que vous sortez ensemble ? lance d'un coup Lena.
Finn et Aylin sursautent.
— Non, dit simplement Finn.
— Ah oui ?
— Oui.
— Alors pourquoi tu as dormi avec elle cette nuit ?
Lena continue d'engloutir sa crêpe innocemment. Pile où elle a prononcé cette phrase, Margo réapparaît.
— Comment ça tu as dormi avec elle cette nuit ?
Perfect timing. Bravo.
— Quoi ! Mais non ! paniqua Finn. Je n'ai pas dormi avec elle cette nuit. Hein que je n'ai pas dormi avec toi cette nuit ?
Tous les regards se posent sur la face incertaine d'Aylin.
— Eh bien, heu... Non, il n'a pas... Non.
— Bah si. Je t'ai vu sortir de la chambre ce matin, Finn. Tu étais avec elle, avoue.
Finn rougit et Aylin détourne le regard en se mordant la lèvre. Vous êtes sûrs que cette gamine est vraiment une gamine ? En tout cas, cette petite a réussi à les rendre gênés. La situation l'amuse fortement, et même Margo sourit devant l'aspect comique de la scène.
Pas mal, petite. Pas mal.
— J'ai dormi sur le canapé. Tout à l'heure... C'était pour la réveiller.
— Oui, c'est ça.
Lena termine de manger et se lève.
— Je suis prête, maman.
Elle empoigne son sac de danse puis va déposer un baiser sur la joue de son frère. Souriante, elle sort de la cuisine. Sa mère adresse un dernier sourire à Finn et Aylin toujours rouges tomate. D'ici, on peut entendre la conversation entre mère et fille.
— Ce n'est pas très gentil de faire ça à ton frère.
— Mais c'était drôle.
— Je t'ai déjà dit de ne pas poser de questions indiscrètes comme ça.
— Mais maman, je suis la petite sœur. Et comme j'aime beaucoup mon grand frère, je dois l'embêter un peu. C'est mon rôle.
— Un jour, tu vas...
Plus aucune parole ne nous parvient. Elles descendent l'allée vers la voiture.
Dans la cuisine, le calme est retombé. Je les vois mastiquer en silence, la tête baissée et évitant les contacts visuels.
— Au moins, elle a dit « dormi ensemble » et non « couché ensemble ».
Aylin lève les yeux vers Finn, qui a prononcé cette dernière phrase. Il lui rend son expression placide et ils se dévisagent quelques secondes, avant de brusquement rire aux éclats.
— En effet, on a de la chance.
Quand leur hilarité prend fin, je perçois dans leurs regards la complicité aveuglante des deux jeunes gens. Complicité bâtie il y a longtemps, et qui n'a jamais réellement flétrit en dépit des années passées loin l'un de l'autre. Ainsi, le temps a choisi de ne pas affecter leur amitié. Ou même lui est-t-il resté impuissant face à leur lien solide ?
Les souvenirs en tout cas subsistent. Je parlais de ce que le temps laissait sur son passage. Les souvenirs en font partie plus que tout. Le temps d'un bonheur, le temps d'un drame. Ils font du bien, ils font du mal. Agréables, on les chérit, douloureusement insupportables, on les subit. Mais bons ou mauvais, on s'en inspire.
Souvenirs confus mais brillants, venant éclairer nos pensées. Moments de joies et de bonheurs passés auxquels on se raccroche désespérément par leur biais, en quête de réconfort et de gaieté. La nostalgie de l'instant rêvé que l'on ne cesse de revivre dans notre esprit alors naît, sachant que nous ne pourrons plus jamais vraiment y accéder. Est-ce donc un bien ou un mal que de s'en rappeler ?
Souvenirs empoisonnés, embrumant notre esprit tels des nuages noirs annonçant la pluie. Une menace planante qu'on souhaite chasser, une douleur que l'on voudrait stopper. Nous prions pour oublier, nous voulons les effacer pour enfin pouvoir avancer. Mais ces flashs qui nous reviennent, de courte durée et pourtant lourds de tourments, nous retiennent. Sommes-nous donc condamnés à en endurer l'affliction ?
Quoiqu'il en soit, des souvenirs, il va en pleuvoir ce soir.
La journée est passée en un éclair. Le soleil vient de se coucher, le ciel finit de s'assombrir. Nelly qui a dû travailler aujourd'hui, a passé des coups de fils à plusieurs reprises aux Davy pour s'assurer que l'état de santé d'Aylin n'est pas en danger. Finn, Margo maintenant qu'elle est rentrée, et Aylin elle-même ont dû la rassurer à chaque fois : oui Aylin est en vie et elle se porte bien.
J'ai dû m'absenter durant la journée pour ramener un petit quelque chose. Aujourd'hui, je suis d'humeur à faire des cadeaux. Attentionné de ma part, hein ? Me voici donc en train scruter les environs, vérifiant que personne hormis moi ne rôde dans les parages, le présent que je souhaite offrir entre mes mains. Le porche est désert, je traverse la pelouse et m'en approche. Délicatement et sans bruit, je dépose le paquet au sol. Je sonne et me mets à courir vers ma planque comme si ma vie en dépendait – ce qui n'est pas loin d'être le cas.
— Je vais ouvrir, m'man ! hurle une voix.
— Non, Lena. Attends !
La porte d'entrée s'ouvre, et je vois deux silhouettes debout sur le seuil. La première, grande et masculine appartient à Finn, tandis que celle qui se dessine juste à côté de lui est celle de sa sœur, qui du haut de ses dix ans est peut-être petite mais a l'esprit balèze.
Les deux fouillent du regard les horizons, en quête de celui ou celle ayant fait cette livraison que nul chez eux n'attendait. Ne repérant personne, Lena se penche en avançant sa petite main vers la boîte. Finn l'empêche cependant de toucher le paquet en la retenant par les épaules. Méfiant, il scrute d'abord d'un air dubitatif le papier cadeau de couleur criarde orné d'un ruban sur le haut, puis enfin aperçoit la petite carte accrochée au dessus. Il la saisit prudemment.
Tu sais comme le temps passe sans se lasser, comme il s'envole sans attendre rien ni personne. Il guérit les blessures, apaise les peines, et offre même quelques fois des secondes chances. Mais le temps sait aussi bien laisser des cadeaux empoisonnés : les souvenirs.
— Doll Face
— Qu'est-ce que ça dit ? entends-je Lena s'enquérir de demander.
— Finn ? Tout va bien ?
Margo.
— Oui, maman.
— Mais dis, Finn, qu'est-ce qui est écrit ? insiste sa petite sœur.
— Rentrons, veux-tu ?
Il pousse gentiment Lena à l'intérieur, laquelle garde toujours son regard rivé sur la boîte, voulant satisfaire sa curiosité. Finn porte le paquet et referme la porte derrière lui. Je passe en coup de vent autour de la propriété. Margo est à la cuisine, même avec les fenêtres fermées je peux entendre le remue ménage des ustensiles à l'intérieur. Arrivée à l'arrière de la maison, Je lève les yeux vers le minuscule balcon aux portes vitrées éclairées. Aylin est là-haut, dans la chambre de Finn. Ce dernier a certainement dû tracer directement vers cette pièce, à la fois pour montrer à Aylin l'objet de sa mystérieuse découverte et le protéger de la curiosité de sa sœur et la connaissance de sa mère.
Du coup, génial, je dois encore jouer aux escaladeurs afin de monter au balcon de Finn. Heureusement que je ne suis pas du genre à me laisser abattre par un si minime obstacle. Je gravis le treillis à la lisière du jardin. N'ayant pas passé mon enfance à grimper aux arbres et à me hisser dans leurs hauteurs, ça me facilite l'accès à une haute branche plutôt solide de cet arbre si opportunément planté là. Une fois montée, je réussis à franchir l'espace me séparant du balcon en enjambant prudemment la balustrade.
Périlleux, tout ça. Le plus risqué reste néanmoins ce qui va suivre. Mais prendre des risques fait partie du jeu, n'est-ce pas ?
— Qu'est-ce que c'est ?
La porte claque. Je tends l'oreille. Leurs voix me parviennent de manière étouffée. Mais tant que je peux percevoir leurs paroles, je m'estime contente.
— Il semblerait que Doll Face nous ait laissé un petit cadeau.
— Un quoi ?
Aylin est allongée par terre au milieu de piles de livres de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Elle en tient un à bout de bras, en lisant le contenu avec grand intérêt comme s'il recelait là des trésors sans pareil. Agitant distraitement le pied, elle reste là parmi les ouvrages plus ou moins volumineux telle une petite fille plongée dans son univers magique.
— Tu as bien entendu. Il a même laissé une carte.
Aylin se redresse, intriguée.
— Je peux voir ?
Finn dépose la grosse boîte au sol, près d'elle. Aylin utilise un autre livre en guise de marque page et attrape la carte comportant mon message.
— Cadeaux empoisonnés... murmure-t-elle.
Finn se met face à elle.
— Je l'ai trouvé sur le pas de la porte, explique-t-il. On a d'abord sonné, puis au moment où j'ai ouvert la porte, il n'y avait plus personne. Seulement cette boîte attendant sous le porche.
— Doll Face en est arrivé à nous rendre de petites visites, on dirait.
— Il est d'une proximité effrayante.
Aylin coince une mèche derrière son oreille.
— Ta mère est au courant ?
— Non. Mais j'ai dû marchander avec Lena pour qu'elle n'en dise rien.
— Ta petite sœur est dure en affaire, en plus.
— Sacrément.
Ils laissent tout deux échapper un petit rire. Allô ? Et mon cadeau, alors ?
Semblant se rappeler soudain l'existence de la boîte, Aylin saisit un bout du ruban noué sur le dessus. Mais Finn pose sa main sur la sienne, suspendant son geste.
— J'avoue avoir un peu peur de ce qu'on va y découvrir. C'est certainement une mauvaise surprise.
Voyons, Finn ! N'aie pas de jugement si hâtif.
— Nous devrions cesser de réfléchir et enfin l'ouvrir.
Alléluia.
A deux, ils déchirent le papier qui sert d'ornement – par respect des formalités mais aussi pour faire durer le suspense sur ce qui se cache en dessous, car je sais que tous deux auraient immédiatement compris de quoi il s'agit s'il n'y avait rien en guise de dissimulation. Débarrassé de ce papier rouge sang et de son ruban noir parfaitement noué en fleur, ils peuvent enfin savoir ce qui était soustrait à la vue de tous.
Un simple coup d'œil leur suffit à reconnaître cette fameuse boîte.
— Oh, mon dieu. Tu te souviens ? murmure Aylin.
Finn lui rend la même expression : ébahi, il a un regard lointain et une lueur dans les yeux démontrant le fait qu'il s'en rappelle très bien. Il hoche doucement la tête.
— Bien sûr que oui. C'était quand on avait voulu constituer notre trésor à nous.
Aylin et Finn, étant enfants, aimaient se livrer à ce genre d'activités. Partir à l'aventure, comme ils aimaient à le dire, et ramasser toutes sortes de petites choses inutiles à mes yeux : cailloux étincelants, fleurs aux pétales colorées, petits bâtons qu'ils considéraient comme des baguettes magiques. Leur bric-à-brac ne s'arrêtait pas là : ils faisaient aussi le tour de leurs maisons respectives et y prenaient les choses qui leur tenaient à cœur, comme par exemple un bijou, un livre, une photo. Ils passaient ensuite des heures à les repasser en vue, et les enfouir au fond de cette boîte qu'ils scellaient et cachaient soigneusement. Jamais personne ne l'a retrouvée.
Jusqu'au jour où je me la suis appropriée.
— On avait peur qu'on nous la prenne, dit Finn, alors on l'a enterrée... Tu te souviens ? On était terrifié à l'idée d'être surpris.
— Je m'en rappelle très bien.
— Mais alors, si elle est censée se trouver dans le trou qu'on a creusé pour elle, comment peut-elle refaire surface de la sorte ?
Finn, espérant qu'Aylin aurait même un semblant d'explication, se tourne vers elle. Mais elle semble aussi perdue.
— Ouvrons, déclare-t-elle.
En même temps, ils déposent leurs deux mains sur le couvercle. Ils se jettent un dernier regard d'appréhension, puis ils l'enlèvent.
Tout est là, tout est demeuré le même. Et je connais parfaitement bien le contenu de cette boite.
La première chose visible est un dessin qu'ils ont fait ensemble. Vous savez, un de ces dessins d'enfants où les gens ressemblent à des patates sur pattes, où le soleil est toujours dans l'un des coins supérieurs de la feuille, et où les maisons ont toutes la même allure. Sur le leur, deux petits bonhommes censés les représenter sont debout main dans la main à l'avant d'une pathétique reproduction de l'ancienne demeure des Davy. Dans un coin de la feuille est écrit « A + F » entouré d'un cœur.
Finn montre à Aylin une poupée en grimaçant. Une poupée complètement déglinguée – effrayante, à vrai dire. Aylin en avait des tonnes comme ça : elle refusait toujours de se séparer de ses poupées, même en si mauvais état. Celle-là était sa préférée, avec ses cheveux blonds décolorés à moitié arrachés, ses yeux verts dont l'un est parfaitement valide et semble vous transpercer du regard tandis que l'autre est de travers dans son orbite. Son sourire censé être amical semble plutôt alterner le sourire de tristesse et le rictus démoniaque, selon la manière dont vous le percevez.
Au fond, on trouve de tout. Des bijoux de toutes sortes, leurs « baguettes magiques », des fleurs aux pétales fanées, des cartes dessinées pour « partir à l'aventure », un exemplaire de Macbeth aux pages jaunies, et des tas d'autres bibelots. Des choses toutes aussi inutiles les unes que les autres, que pourtant ils n'auraient jamais voulu délaisser.
Aylin et Finn ont un regard émerveillé et imprégné d'une certaine nostalgie en contemplant tous ces souvenirs remontant à des moments encore intactes dans leurs mémoires, si furtivement resurgis du passé comme s'ils ne les avaient jamais perdus de vue.
— Incroyable, murmure Finn.
Aylin remarque un tas de photos attachées, soigneusement déposées dans un coin de la boîte. Les yeux de Finn se posent là à la même seconde. Ils se concentrent dessus. Voilà qui devrait les intéresser.
Les premières photos pour la plupart représentent les deux amis enfants, dans le jardin en train de rire aux éclats, assis sous le porche et fixant l'objectif avec un grand sourire, ou juste ensemble en train de vaquer à leurs occupations sans se soucier d'être photographiés. Certaines images affichent de grandes maisons victoriennes entourées et en partie dissimulées par des arbres, comme elles se situent près de la forêt contiguë. Ils passent à la photo suivante. Sur celle-ci, il y a une femme. Ni Aylin, ni Finn n'avait vu cette image avant. Je le sais, car j'y ai veillé. Tout deux froncent les sourcils.
— Qui est-ce ?
Aylin retourne la photographie. Au dos se trouve l'inscription « Amelia et Aylin, 1998 ».
— Est-ce que... Est-ce que c'est ta mère, Aylin ?
La jeune fille pince les lèvres.
— Il y a quelque chose que tu ne me dis pas.
En effet, il y en a même une multitude à vrai dire. Cependant, elle ne répond pas.
— Arrête d'éviter mes questions.
— Arrête d'en poser.
Finn souffle d'impatience.
— Je t'ai déjà dit que je ne tolérerais plus aucun mensonge.
— Je ne dis rien. Techniquement, je ne te mens pas.
— Tu fais des cachotteries, c'est à peu près pareil.
— J'insiste, les omissions ne sont pas des mensonges.
Finn lui prend l'image et la repose délicatement.
— On fait équipe. Tu te souviens ? Et si tu continues à ne rien me dire, je ne pourrai pas t'aider. Alors je répète : qu'est-ce que tu me caches ?
— Ma mère, se résigne-t-elle à prononcer. Il s'agit bien de ma mère.
— Tu m'as raconté il y a longtemps qu'elle était décédée dans un accident de voiture. Mais aussi ?
Oh, Finn. Elle passerait des heures si elle se mettait à réellement tout t'expliquer.
Aylin reprend la photo, la détaillant avec plus d'attention cette fois. Amelia Fell, assise, tient dans ses bras un tout petit nourrisson. Ses cheveux bruns lui retombent sur son visage, ses yeux clairs reflètent sa joie. Finn attend patiemment une réponse de la part d'Aylin. Une réponse qui n'arrivera cependant pas.
— Qu'est-ce que... ?
Aylin a soudain les yeux rivés sur une autre photo. Oubliant celle de sa mère, elle détaille l'autre.
Sur ce cliché, il y a Aylin et Finn se tenant la main. Derrière eux, on y aperçoit les grands arbres de la forêt qui s'étendait derrière la propriété des Fell. Ils sont souriants, heureux. Mais ce n'est pas ce qui a frappé Aylin. Ce qui la tient en horreur, c'est ce qui se trouve à l'arrière plan. Là, un peu plus loin d'eux, se détache une forme étrange. Une silhouette. Une silhouette floue se tenant parmi les arbres. Elle avait quelque chose d'attrayant et d'effrayant à la fois en elle, cette forme ressemblaient vaguement à... Un fantôme.
La jeune fille ouvre grand les yeux. Finn ne tarde pas à faire de même.
— C'est quoi ce bordel ?
Il lève la tête vers elle. Voyant qu'elle ne réagit pas, il regarde de nouveau le cliché, essayant d'identifier le visage flou, en vain. Il retourne instinctivement la photo. Une écriture en rouge se détache au dos de cette dernière.
Les yeux du diable ont toujours été posés sur vous.
— Doll Face
Déconcertés, ils restent interdits durant de longues minutes devant cette simple phrase.
— Doll Face veut me tuer, dit soudain Aylin comme une évidence. Il veut me tuer. Pourquoi donc je lutterais ? Peut-être bien que je veux mourir.
Finn est peut-être outré, mais moi non. Cette fille est en train de le baratiner, mais il n'a pas pu constater cela à cause de l'horreur de ses paroles.
— Je t'interdis de dire ça.
Aylin a un petit rire amer.
— Ma vie est loin d'être un long fleuve tranquille, Finn.
— Comment ça ?
Aylin secoue tristement la tête.
— Non, rien. Rien, laisse tomber. J'en ai tellement marre de toute cette histoire.
Finn a cette moue quand il plonge en pleine réflexion.
— Doll Face nous envoie un message. Il a un objectif précis. Reste à savoir ce qu'est cette chose qu'il souhaite à tout prix obtenir.
Un sourire se dessine lentement sur mes lèvres.
— Mais nous devrions commencer par nous entendre à ce sujet si nous voulons le traquer ensemble.
Finn soupire face au mutisme ostensible d'Aylin. Quand il remarque la présence d'un vieil ami, un minuscule sourire retrousse ses lèvres.
— Tiens, regarde qui va là.
Il agrippe une vieille peluche qui était demeurée dans la boîte. Une peluche pas comme les autres, j'ai nommé Mr. Nounours.
Finn attrape Mr. Nounours et cache son visage avec. Levant sa patte, il fait un coucou à Aylin.
— Alors, qu'est-ce que tu en dis ?
Il découvre son visage à nouveau. Aïe, il affiche la face la-plus-adorable-qu'il-a-en-stock.
— Amis ?
Aylin le dévisage un instant. Sans que Finn ne s'y attende, elle se jette dans ses bras.
— Je... t'aime. Je t'aime beaucoup.
S'il y avait quelque chose qui aurait pu rendre Finn encore plus dingue d'Aylin, c'était bien ces mots.
— Si tu savais combien j'ai rêvé d'entendre ça.
Tandis qu'ils s'étreignent chaleureusement, je ferme les yeux et me laisse aller contre le mur derrière moi. Je finis par m'en aller.
Les souvenirs... Ces images qui vous hantent perpétuellement, émergeant des fins fonds de votre mémoire et remontant à la surface. Ce voyage qu'ils nous font effectuer à travers les temps, remontant dans les années en un éclair, nous submergeant de nouveau des émotions passées, nous faisant revivre les sensations révolues qu'on croyait ne plus avoir à ressentir après avoir eu tant de mal à tourner la page. Sauf que l'on ne tourne jamais définitivement la page. Les souvenirs restent, ils nous assaillent. Nous attendrissent avec leur chaleur et le bien qu'ils nous font. Nous infligent une énième fois les peines du passé. Il est vrai, le temps apaise les malheurs et atténue la douleur même s'il ne peut totalement les supprimer. Mais les blessures ne se referment jamais entièrement, et menacent de se rouvrir à tout moment. Voilà où le temps nous joue de mauvais tours : nous croyons avoir oublié, nous pensons aller bien. Mais rien qu'une parole, une pensée, un souvenir suffit à rouvrir les cicatrices et les blessures d'antan. Nous saignons et saignons encore et à jamais. C'est tout ce que l'humain fait. Naître, vivre, souffrir, mourir.
Il y a trop que le temps ne peut effacer.
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