V. L'EFFET PAPILLON ★
Je lève les yeux. Le ciel est sombre et nuageux. La neige fait encore règne sur la ville, en ce mois de décembre glacial. Les bois sont fort heureusement déserts. Je marche entre les arbres, dans cette forêt de glace où tout semble figé, mort. Même le temps. Les secondes, les minutes, les heures ne s'écoulent plus. Comme si la beauté monotone du paysage offrait une éternité à vivre. Le silence assourdissant, le froid mordant ma peau, le voile blanc lumineux de la neige. Ca me calme, ça m'apaise. Ca me vide la tête, me débarrasse de ce qui hante mon esprit. Mon esprit maudit et mon cœur meurtri.
Ce sont les vacances d'hiver – un répit tant attendu autant par les élèves que par les profs. Aylin et ses copines sont sûrement blotties dans des couvertures autour d'un feu de cheminée toujours à essayer d'alléger le chagrin de Laurel. Finn est chez-lui, soit en train de jouer avec sa sœur cadette Lena qui le bat toujours aux jeux de société, soit il est enfermé dans sa chambre à bouder et ressasser le passé, essayant pourtant de ne pas songer sans cesse à Aylin en lisant un bon livre ou tentant de se concentrer sur autre chose. La moitié des vacances est passée, et ni Aylin ni Finn n'a essayé de contacter l'autre. La première certainement encore triste de l'avoir laissé et apeurée de lui reparler, le deuxième encore furieux du brusque abandon de sa seule amie il y a des années.
Que dites-vous de les faire sortir de leurs gouffres ?
Maintenant que cette petite promenade a porté ses fruits et que j'ai le moral remonté par rapport à ce matin, il est temps de nous amuser un peu. Je reviens vers ma voiture, réparée depuis l'incident du soir d'Halloween. Même en véhicule j'essaie de garder discrétion. La première raison est que je fais tâche avec cette petite voiture cabossée et minable au milieu de celles des autres, grosses, belles et propres. Mais heureusement que je ne suis pas l'unique personne à en posséder une, de voiture piteuse. Des adolescents notamment ont en reçu une à leur anniversaire. Des jeunes ayant des parents qui ont la sagesse de d'abord tester le sens de responsabilité de leur enfant avant de leur offrir une bagnole flambant neuve.
Bref. Je me casse un peu à contre cœur des bois. C'est le seul endroit où je peux m'aventurer librement sans avoir peur d'être vu, sans avoir le besoin de me cacher. Je suis libre et en paix ici. Mais je me dois de retourner à ma principale occupation. Je roule le long d'une route peu fréquentée, surtout maintenant qu'il va bientôt faire nuit et qu'en cette période de mauvais temps les gens préfèrent rester chez eux plutôt que d'organiser des sorties en famille après 19h. J'éteins vite la radio, regrettant qu'elle ne passe plus de musique digne de ce nom.
Une chose en entraîne une autre. Les évènements se poursuivent en fonction de l'acte précédent. C'est l'effet papillon. A partir de maintenant, tu devras suivre mes instructions. Alors, s'apprêter au jeu ou jouer les rebelles ? A toi de voir. Mais saches que plus tes choix seront mauvais, plus les résultats de tes actes seront désastreux. Achtung, ma jolie !
— Doll Face
Hop ! Envoyé. Ce soir, nous allons jouer à organiser un rendez-vous. Aylin et Finn me fatiguent à s'éviter mutuellement. Nous allons donc les réunir de nouveau. Un message suffit à faire bouger le cul d'Aylin.
La première : rends-toi chez Finn et arrange-toi pour qu'il accepte de te pardonner. Une fois réussi, nous passerons à la suite. Ne t'avise pas de me décevoir.
— Doll Face
Seulement quelques minutes plus tard, je perçois Aylin qui quitte la demeure des Davis en mettant son bonnet et rajustant son écharpe autour de son cou. J'aime qu'elle m'obéisse. Moi qui voulais lui faire peur, pour le coup c'est réussi.
Je la suis, restant à une distance raisonnable et suffisante. Elle remonte l'allée des Davy, sauf qu'au lieu de toquer, se présenter et demander à voir Finn, elle se dirige vers la droite et contourne la maison. Je fais donc le tour, puisque je ne la vois plus. Qu'est-ce qu'elle fiche ? C'est une fois de l'autre côté que je comprends. Elle jette des petits cailloux en direction d'un minuscule balcon. Celui de la chambre de Finn, d'où on entend distinctement les notes de sa guitare raisonner dans le silence de la nuit. Elle refait le même geste jusqu'à l'interruption de la musique. Aylin attend deux secondes, ne voyant personne là haut, elle jette un autre caillou. Sauf que Finn s'est montré à ce moment-là, et qu'il a failli recevoir le projectile au visage.
— Eh ! proteste-t-il.
— Oups, désolée.
— Que... Aylin ? C'est toi ?
— Bah oui, patate. Tu vois bien que c'est moi.
— Va-t-en.
Je descends et me cache derrière la haie pour mieux entendre. Finn retourne à l'intérieur. Aylin ne lâche pas l'affaire et vise de nouveau, atteignant la vitre de la porte donnant sur le balcon. Finn ressort avec un air agacé.
— Non mais qu'est-ce que tu fiches ?
— Je souhaiterais te parler.
— Tu ne pouvais pas le demander autrement qu'en me jetant des pierres ?
— J'aurais pu t'appeler, c'est vrai. Mais ce n'est pas toi qui me sermonnais à propos de l'originalité ?
Finn s'appuie sur la rambarde et baisse la tête afin de l'observer.
— Pas au point de me la jouer Roméo et Juliette en version inversée. En plus, à mon avis, aucun des deux n'aurait essayé de lancer des pierres à la gueule de l'autre.
— Mais ça aurait été franchement plus marrant si ça avait été le cas. Shakespeare n'était pas un mec très drôle, on dirait.
Une phrase typique Finn, pourtant sortie de la bouche d'Aylin. Cette dernière a les mains liées derrière son dos, debout dans une posture droite, la tête levée vers le jeune homme qui la regarde toujours avec un air interrogateur. Les deux se fixent un moment, semblant tenter de deviner les pensées de l'autre.
— Qu'est-ce qui te prends ? demande Finn.
— Rien du tout. Fais-moi monter, j'ai froid.
— Comment tu veux que je te fasse monter ? Tu n'as qu'à passer par la porte d'entrée, comme une personne normale.
— Sauf que je ne suis pas quelqu'un de normal.
L'ombre d'un sourire apparait sur le visage de Finn, effaçant son agacement.
— Plutôt vrai.
— Alors, tu veux bien me parler ?
Oh là là. Mais qui résisterait à l'adorable petite bouille suppliante d'Aylin ? Pas Finn, en tout cas. Car après un petit moment d'hésitation, où il se demande s'il vaut mieux l'ignorer où l'écouter, il disparaît de nouveau dans sa chambre. Aylin sait qu'elle a gagné, car elle ne semble point inquiétée. En effet, Finn arrive par le même chemin qu'elle et la rejoint, tout emmitouflé dans sa veste.
— Je suis désolée, dit Aylin de premier abord. Pour tout.
— Est-ce que tu es décidée à me fournir des explications ?
— ... Non.
Finn souffle, un nuage se forme dans l'air à cause du froid.
— Bon...
— Tu dois comprendre, poursuit très sérieusement Aylin. Je ne peux rien te dire, et j'en suis désolée. Par contre, tu dois savoir que je n'avais nullement l'intention de partir ainsi sans prévenir. La situation était compliquée. Je regrette sincèrement de ne jamais t'avoir dit au revoir.
Finn fourre ses mains dans ses poches et se balance sur ses talons.
— Je ne t'en veux plus. Si je t'ai évitée, c'est plus par peur. Par peur de ne plus retrouver en toi la petite fille que j'aimais.
Aylin ouvre la bouche pour répliquer mais aucun son n'en sort. Les mots semblent se battre pour essayer d'exprimer ce dont elle a envie. Elle se résigne à fixer un énorme arbre à laquelle est accrochée une balançoire usée.
— Mais qu'elle soit demeurée là ou qu'elle ne soit plus, ajoute Finn, je crois qu'elle m'a fait comprendre que la fille qui est maintenant en face de moi, et bien, je l'aime aussi.
— Est-ce que c'est une déclaration d'amour ? demande bêtement Aylin.
— C'en est une. Ne t'en fais pas, tu n'es pas obligée de répondre ou de réagir. Je voulais juste te l'apprendre, au cas où mes efforts démesurés pour t'impressionner ne t'aient pas mis la puce à l'oreille.
Aylin frissonne. Est-ce dû aux paroles de Finn ou le vent qui vient de se lever ? Je ne parierais pas sur la deuxième.
— Viens, on rentre, propose Finn.
— Tout compte fait, je ne préférerais pas.
— Il y a un problème ?
Oui, ta famille.
— Je suis assez nerveuse à l'idée de revoir ta famille après tout ce temps, à vrai dire.
Qu'est-ce que je disais.
— Ils seraient ravis d'apprendre que tu es ici, pourtant.
— J'en déduis qu'ils ne le savent pas ?
— Non. Je n'ai encore rien dit.
— Je préférerais que ça reste entre nous, justement.
— Pourquoi cherches-tu à te cacher comme ça ? Qu'est-ce qu'il se passe, bon sang ?
Et voilà. Finn est de nouveau irrité. Aylin soupire, exaspérée.
— Bon d'accord calmons-nous, abandonne Finn. Je ne poserai plus de questions, puisque apparemment je n'aurai jamais de réponse autre qu'évasive de ta part. Et je garderai ton secret, si c'est ce que tu veux.
— Merci.
Good job.
— Bon, je crois que je vais rentrer. Bonne nuit.
Finn tourne les talons. Quoi ?
Bravo, tu t'es faite pardonner. Maintenant, retiens-le et propose-lui de sortir. On va faire simple : le cinéma ou le parc ? A toi de choisir. Rendez-vous à la prochaine destination. Bisous !
— Doll Face
— Attends !
Finn fait volte-face.
— Est-ce que ça te dirait d'aller au ciné ?
— Aller au ciné... Genre, avec toi ? Maintenant ?
— Oui, genre avec moi et maintenant.
— Hum. Je vais voir si je peux négocier.
Il veut dire par là qu'il va sagement demander la permission à ses parents. Finn n'a jamais été le type rebelle.
Cinéma, donc ? Sûrement pour ne pas se retrouver totalement seule avec lui et devoir faire la conversation, et par la même occasion me fuir. Il me serait plus facile de les atteindre dans le parc désert à cette heure-ci que dans la salle de cinéma où il devrait y avoir des potentiels témoins. Mais n'ai-je pas réussi mon coup par deux fois en présence de beaucoup de gens ? En tout cas pas entièrement stupide, la petite.
Je remonte mon écharpe sur la moitié de mon visage, et dissimule mes cheveux sous ma capuche. Le mec qui vend les billets me tend le mien sans même me regarder. Il semble même sur le point de s'endormir. Tant mieux pour moi.
Finn et Aylin entrent avant moi. Je m'assois au dernier rang, exactement derrière eux. La salle n'est pas bondée ce soir. Les bandes-annonces commencent à s'enchaîner interminablement, si bien que j'ai entamé déjà une bonne partie de mon gobelet de pop corn. Saletés de bandes-annonces. Le film débute enfin après plusieurs minutes d'attente. Je ne sais même pas de quel film il s'agit, mais je remercie le ciel du fait que ca n'ait pas l'air d'être une quelconque comédie romantique – mon pop-corn n'aurait jamais été digéré à cause de la niaiserie assurée du spectacle.
Les minutes s'écoulent encore et encore et inlassablement. Je m'ennuie gravement. Aylin et Finn ne me sont d'aucune aide, tout deux assis comme ça à fixer l'écran et à se disputer l'accoudoir. Mon gobelet est vide, en plus, et je dois me retenir de terroriser le môme à deux sièges de moi pour qu'il me donne sa bouffe. Misère. Je prends mon téléphone.
Lui tenir la main ou l'embrasser ? Tu as cinq minutes.
— Doll Face
Easy, on y va doucement. Le bras d'Aylin se crispe sur l'accoudoir. Une minute, elle ne fait rien. Deux minutes, toujours rien. Trois, je commence à m'impatienter. Quatre, ça commence à devenir dangereux pour elle. A ce que je sache, je ne lui ai pas offert de choix consistant à ne rien faire. Plus que trente secondes... Un screamer apparait à l'écran gigantesque. Aylin profite de cette seconde précise pour agripper la main de Finn et serrer ses doigts. Ce dernier sursaute légèrement, sous l'effet du contact de la main d'Aylin avec la sienne ou à cause du jumpscare, je ne sais pas.
Le moment de terreur passe et pourtant ni Aylin, ni Finn ne lâche la main de l'autre. Intéressant. Mais j'imagine bien qu'Aylin se soit gardée de l'ôter car n'ayant aucune idée de si elle est censée justement l'enlever ou non. Donc elle attend un nouveau signal de ma part. D'ailleurs, j'y suis.
Bien ! Cette fois-ci, choix imposé : tente un nouveau rapprochement avec Finn. Tu disposes de dix minutes.
— Doll Face
Aylin met un certain temps, sans doute à réfléchir, puis lâche la main de Finn. Plongeant ses doigts dans son pop corn, elle en prend une petite poignée, la jette à l'avant et descend au bas de son siège pour se cacher. Je vois Finn qui s'esclaffe tandis que le gros monsieur qui a tout reçu sur la tête cherche le coupable. Aylin le tire vers le bas, et lui tend son gobelet. Finn se sert et en lance à son tour une poignée qui cette fois atterrit sur deux ados en train de se rouler des pelles non loin. Avant que leurs victimes ne protestent, ils vident le gobelet en créant une dernière pluie de pop corn sur l'ensemble des gens éparpillés sur les trois rangées à l'avant. Ceci accompli, Aylin et Finn se lèvent et quittent la salle comme des tornades fuyant la colère de ces pauvres personnes aux cheveux emplis de pop corn.
Je m'empresse de les rattraper. Je les trouve en train de se planquer derrière une bagnole, complètement hilares. De sacrés gamins quand ils s'y mettent, ces deux là. Mais pour le coup, c'était drôle. J'aurais aimé participer d'ailleurs.
— C'est quand même dommage, nous ne saurons jamais qui est le coupable, fait remarquer Aylin après avoir retrouvé son souffle.
Ils s'éloignent un peu et s'installent sur un banc.
— C'est le héro qui joue un double rôle, c'est évident.
— ... Tu l'as déjà vu, c'est ça ?
— ... Oui.
Ils éclatent de rire à l'unisson. Okay, je crois que j'ai assez attendu. Il ne faut pas qu'Aylin oublie que c'est moi qui tire les ficelles.
Trois propositions, un choix. Lui parler de la fameuse nuit, lui dire que tu l'aimes ou lui reparler du baiser du bal. Cinq minutes, ni plus, ni moins.
— Doll Face
Je sais qu'elle choisira le plus simple. Mais laissons-la.
Les rires cessent quand le visage d'Aylin se fige.
— Qui est-ce ? finit par demander Finn. Tu n'as pas arrêté de consulter ton téléphone.
— Oh, ce n'est rien. Juste les filles.
— Ah.
Cette minuscule conversation a bouffé une partie du temps imparti. La nervosité gagne Aylin. Que faire ?
— Pour ce qui s'est passé au bal, tu sais...
— Le désastre ?
— Non. L'autre chose. Entre toi et moi... Tu sais bien !
Finn sourit.
— Oui, je le sais. Pour quelle raison me reparles-tu de ça ?
— Parce que.
— « Parce que » n'a jamais été une réponse valable.
— Quand ça m'arrange, si.
— Bon...
Aylin lève la tête vers le ciel étoilé et se plonge dans sa contemplation.
— Pourtant, tu m'as laissé t'embrasser ce soir-là.
— Cela ne veut rien dire.
— Au contraire.
— J'ignore ce que tu crois, mais je ne t'aime pas.
Balivernes !
— Je ne crois rien du tout. Je m'efforce déjà de te comprendre, et franchement je suis totalement perdu. Tu as toujours réussi à me plonger dans une confusion telle que je n'en avais jamais connu. Peut-être que tu ne m'aimes pas, mais tu ne peux pas nier le fait que tu m'apprécie malgré tout.
— C'est vrai.
— Tu l'admets, c'est déjà une victoire.
Se penchant vers Aylin, Finn ajoute :
— Ce n'est peut-être pas actuellement le cas, mais... Un jour, tu m'aimeras.
Aylin frémit quelque peu, mais réussit à garder sa façade calme et nonchalante. J'envie cette capacité de dissimuler ses pensées et émotions.
— Nous devrions rentrer, dit-elle.
— Déjà ?
— Nelly va se mettre en colère si je rentre trop tard.
— « Le rôdeur » ?
— Le rôdeur, oui.
C'est maintenant le nom officiel qu'on m'a attribué, le nom que tout le monde a en bouche en ce moment : cet inconnu dangereux qui les pousse à doubler la sécurité en fermant à double tout leur chez-soi et à surveiller leurs arrières en toutes circonstances. La mort de Ian l'a certes fait taire sur l'identité de la personne, mais il n'empêche que les rumeurs nées des esprits affolés de Oldwood se soient répandues rapidement à ce sujet : l'existence d'un danger. « Le rôdeur »... Mouais, ils auraient pu trouver mieux. J'apprécie d'un côté cette considération, mais de l'autre elle me porte préjudice, étant donné que tout le monde est sur ses gardes maintenant. Mais pour ça ne vous inquiétez pas, j'ai un joker.
Aylin se lève et Finn la rejoint.
— Aylin ?
— Oui ?
— Je la découvrirai. Je poursuivrai mes recherches, je continuerai de creuser jusqu'à ce que je la trouve.
— Quoi donc ?
— La solution au mystère que tu es, Aylin Fell.
Aylin s'arrête et se plante devant Finn. Le regard qu'elle lui adresse semble le mettre au défi d'y parvenir, mais il y a autre chose aussi dedans. Une chose appelée amour.
Malheureusement nous allons devoir achever notre amusement de ce soir maintenant, étant donné qu'ils sont près d'arriver dans leur rue. Allez, c'est la dernière.
Mort ou hôpital ?
— Doll Face
Aylin pâlit. Ses yeux se baladent sur l'écran plusieurs fois, son cerveau essayant tant bien que mal de déchiffrer le sens de cette phrase. Elle reste là au beau milieu de la route.
— Aylin ? Tout va bien ?
Si elle a voulu répondre, elle n'en a pas eu le temps. Car tout se passe très vite. J'appuie sur l'accélérateur et fonce droit devant moi. Les phares allumés, je l'aveugle tandis que je roule droit sur elle. Aylin a la respiration coupée, les yeux écarquillés au point qu'ils semblent sur le point de sortir de leurs orbites. La panique la bloque sur place, l'empêchant de se dégager et sauver sa peau. La peur ultime. Je laisse échapper un rire devant cette vision. Sérieux, je n'ai jamais vu Aylin être angoissée à ce point. Finn s'immisce dans mon champ de vision. Il pousse Aylin violement sur le côté et se retrouve à sa place, là, à peu d'être renversé par moi. Mon cœur accélère tandis que je dévie sur la droite pour l'éviter, et rapidement, je m'éloigne à toute allure. J'ai à peine le temps de percevoir dans mon rétroviseur Finn penché sur Aylin qui git par terre, apeurée et roulée en boule. Je m'évapore dans la nature.
C'était assez chouette. Vous remarquerez que ce soir, je me suis gardé de jouer aux méchants. Bon, j'ai foncé sur deux adolescents avec ma voiture, mais il faut me croire, je n'avais nullement l'intention d'attenter à leur vies.
Tout ceci était un exercice destiné à découvrir l'étendue de mes pouvoirs. Jusqu'à quel point puis-je contrôler la vie d'Aylin ? Il en va sans dire que j'ai une certaine aisance à m'accaparer de son existence. D'où le loisir de jouer avec elle, changer le cours des choses, modifier les évènements comme bon me semble, lui faire faire tout ce dont j'ai envie. Ecrire son histoire, me l'approprier et en faire la mienne. Grâce à cet exercice, j'ai la preuve que j'ai la possibilité de prendre possession non seulement de sa vie, mais aussi d'Aylin elle-même. Aylin est maintenant, grâce à l'oppression et la peur que j'exerce sur elle, ma marionnette avec laquelle je peux jouer à ma guise. Aylin n'est plus qu'une poupée que, une fois que j'aurai marre de m'amuser avec, je détruirai. Une fois lassée d'elle je n'aurai qu'à la jeter, à m'en débarrasser. Aylin est ma poupée. Ma poupée facilement cassable.
C'est drôle comme un détail anodin peut changer tellement de choses. C'est vrai, il suffit qu'un minime élément des conditions initiales soit modifié ne serait-ce que légèrement pour que la fin de la chaîne s'en retrouve chamboulée. Bien sûr, je suis dans l'incapacité de vous prouver l'ampleur d'un changement quelconque au niveau de l'enchaînement des évènements de ce soir. Mais pensez-y. Supposons qu'Aylin ait fait tous les choix opposés à ceux effectués au cours de la soirée. En serions-nous au même point à présent ?
Vous vous demandez sans doute la raison de mon speech à ce propos. C'est simplement dans le but d'évoquer le fait que l'être humain souhaite souvent revenir en arrière afin de corriger des choses indésirables ayant des conséquences plus ou moins considérables sur sa vie actuelle. Ce qu'il ignore, c'est que son existence s'en retrouverait probablement chamboulée. Il est impossible de rembobiner le film de sa vie – merci Captain Obvious – mais même si nous en avions le pouvoir, cela n'aurait résulté rien de bon. Rappelez-vous en la prochaine fois que vous ferez ce souhait. Moi-même il m'est arrivé de le souhaiter, et quelque part je le souhaite toujours. Mais pour nous, pauvres mortels impuissants, le passé reste inaccessible et invariable.
Si le passé est indéniablement intouchable, le futur n'en reste pas moins compliqué. Nous ne pouvons vraiment anticiper l'avenir. Qui dit que tout marchera comme sur des roulettes, ou au contraire, que tout ira mal ? Nous faisons des plans, des projets, mais personne n'est en mesure d'affirmer avec sûreté et exactitude que ce qui était prévu va se réaliser. Car si tout peut se dérouler comme on le voulait, et bien tout peut virer au cauchemar rien qu'avec une action imprévue ou volontaire à première vue insignifiant, mais qui se révèle être à notre insu l'élément déclencheur du désastre. Donc il nous est possible de faire en sorte d'arriver à un résultat voulu, mais rien ne garantit pour autant la réussite. L'effet papillon peut s'avérer être destructeur, et s'applique à tous les choix qu'une personne puisse faire.
Même quand il s'agit de moi.
Mais pour l'instant j'ai toutes les cartes en main, quoi de plus enivrant quand on est tout près de réduire à néant l'existence de la personne qui s'est chargée de la vôtre auparavant.
Place à l'indice. Vous vous souvenez ? Je vous en ai promis un. Attention, le voici le voilà : je suis une fille. Là vous vous dites peut-être « Non, sans blague ?! ». Les hommes sont pas mal fous aussi, mais il n'y a qu'une fille pour être assez tarée et obsessionnelle pour occuper son temps avec de telles activités. Car je me suis rendue à l'évidence il y a longtemps : je suis complètement cinglée.
Cet indice vous aide-t-il ? Ne me dites pas le contraire, celui-ci est utile. Il élimine toute la gente masculine de la liste des suspects, quand même. Allez, un petit effort et creusez-vous les méninges. Encore trop confus ? Tant pis, il ne vous reste qu'à patienter.
Je me rappelle un jour où je regardais par la fenêtre de ma chambre, et qu'un un insecte aux ailes d'un orange flamboyant s'est posé sur le rebord de la fenêtre. Il voltigea un instant devant mes yeux avant de disparaître. Les papillons sont jolis, n'est-ce pas ? Il y en a des majestueux aux couleurs vives et lumineuses, porteurs de rêves. D'autres sont nocturnes à l'aspect sombre, disgracieux, maudit, semblant porter malheur et annoncer de mauvais présages.
Dites-vous que je suis un papillon de nuit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top