III . LE SOUVENIR D'UN ANGE

Je n'avais pas fermé l'œil.

Elle m'obsédait. Son visage m'obsédait. Je la revoyais encore et encore ; ma mère avec mon père, ma mère fredonnant en cuisinant, ma mère dans sa robe rouge se promenant, ma mère si belle et si délicate, ma mère me souriant tout simplement. Ma mère s'en allant. Un tourbillon d'images qui me dévastait l'esprit.

Je me détestais. Je n'avais pas assez fait rire ma mère pour qu'elle reste. Je lui avais désobéi, j'avais fait trop de bêtises. Je l'avais fatiguée, je l'avais rendue malade. Je n'étais pas assez pour qu'elle reste, et je me détestais. Je ne l'avais pas assez rendue heureuse. Nous n'avons pas réussi à la rendre plus heureuse. Papa, Aylin et moi. Nous avions échoué.

Quand les premières lueurs de l'aube vinrent éclairer notre chambre, je me sentais épuisée. J'avais pleuré toutes les larmes de mon corps et mes yeux me faisaient à présent mal. Le jour se levait, chassant de sa clarté ma nuit éprouvante. Un petit coup d'œil me suffit à voir qu'Aylin dormait encore paisiblement. Bien. Je me levai et partit me laver la figure. Je vis mes yeux rougis et ma mine atroce dans le miroir, et me dis que ce n'était que le début du cauchemar.

- Je m'en contrefiche, retrouvez-la !

La voix de mon père me parvenait alors que je m'apprêtais à descendre les escaliers. Rien qu'à ses mots et le ton avec lequel il les a employés, je compris de quoi il retournait.

- Papa ?

Il reposa violement le combiné du téléphone, et se retourna vers moi.

- Oh, ma chérie, mais qu'est-ce que tu fais levée si tôt ?

- Je n'arrivais pas à me rendormir.

Je m'avançai vers lui.

- Qui c'était au téléphone ?

- Ce n'était rien d'important. Retourne te coucher.

Sa voix était calme mais son expression disait autre chose. Inutile qu'il m'explique, j'ai deviné que la police était au bout du fil, qu'il l'a appelée pour signaler la disparition de ma mère. Néanmoins, je fis comme si je n'étais au courant de rien.

- Dis-moi ce qui se passe, papa.

- Ecoute, Alyssa...

Aylin fit irruption dans la pièce, en bâillant et en se frottant les yeux.

- Coucou ?

Elle nous regardait avec ses grands yeux. La situation en devenait encore plus triste. Je devais parler. Je devais dire ce que j'avais vu dans la nuit. Je le devais, mais hélas ma gorge se serra. Un éclair de tristesse traversa le regard de mon père quand il vint vers nous et nous pris dans ses bras.

- Je vous aime très fort, d'accord ?

Les larmes me montèrent aux yeux et je le serrai un peu plus.

- On t'aime aussi très fort, papa.

Et c'est ainsi que je ne dis rien.

Le lendemain, dans la journée, je fus surprise d'entendre la sonnette de la maison retentir. L'avaient-ils retrouvée ? Je me ruai vers la fenêtre de la chambre, et Aylin lâcha ses poupées pour m'imiter.

- Qui c'est ?

- Je ne vois pas grand-chose. Tu viens ? On descend.

Nous dévalâmes toutes deux les escaliers pour arriver en même temps que notre père dans le hall d'entrée. Ce dernier partit ouvrir.

- Vous êtes enfin arrivés, bonjour.

- Bien le bonjour, mon fils.

« Mon fils » ? Quand il se décala sur le côté, la porte ouverte découvrit la présence de deux personnes que nous n'avions jamais vues auparavant. Un homme et une femme tous deux l'air d'être assez âgés mais bien portants, ils étaient bien habillés et avaient une expression sévère collée au visage.

Autant dire que je ne les aimais déjà pas.

- Alyssa, Aylin, je vous présente vos grands-parents.

Nous étions tellement sidérées qu'aucune de nous ne pipa mot. Nous restâmes là à les regarder et au bout d'une minute l'homme qui était proclamé notre grand-père s'impatienta.

- John, tu n'as donc pas appris les bonnes manières à tes enfants ?

Le dit John soupira.

- Elles sont surprises, laisse leur un peu de temps. Dites bonjour, les filles.

Nous obéîmes à contre cœur. Je pouvais ressentir qu'Aylin ne les appréciait également guère. Hélas, ce début d'aversion allait s'accroître.

Mes grands-parents et mon père passaient de longs moments à discuter hors de la portée de nos oreilles. Quand on était seules, ma sœur me demandait souvent où était passée maman. Je ne savais pas quoi répondre, alors je lui disais simplement qu'elle reviendrait bientôt. Voilà que je me mettais à mentir... Mais la vérité allait au-delà du supportable. Aylin pourrait-elle la digérer ?

Les choses n'allaient pas très bien. Ma grand-mère était loin d'être une femme sympathique. Son rôle majeur consistait à cuisiner pour nous. Ce n'était pas très bon, pour être honnête. Mais c'était toujours mieux que rien. Encore un détail qui me rappelait l'absence de ma mère... Elle passait son temps à nous réprimander pour un rien. L'un de ses passe-temps préférés était de nous enlever nos jouets car ils n'étaient pas très éducatifs, selon ses dires. Elle nous prenait pour des idiotes, de vraies écervelées. Alors, quand elle nous voyait faire joujou avec des poupées, elle n'aimait pas. Aylin réussissait bien à lui plaire les courts instants où elle partait s'installer avec son livre dans le salon. Mais moi je ne voulais pas de son intérêt ni de son amour, alors je ne faisais aucun effort.

Mon grand-père s'adressait très rarement à ma sœur et moi ; à vrai dire, il se contentait de nous observer quelques fois du coin de l'œil, d'un air sombre et scrutateur. Aussi, ni Aylin ni moi ne savions comment nous comporter avec lui. C'était toujours plein de rancune et d'hostilité qu'il posait son regard sur nous ou qu'il nous adressait une simple parole. Il semblait nous en vouloir, mais pour quelle raison ? Nous ne savions même pas comment nous devions l'appeler. Grand-père ? Papy ? Ou bien William ? Non, non, l'appeler par son prénom aurait été très incongru et cela le mettrait certainement en colère – encore plus en colère qu'il ne l'était déjà contre nous et nous n'en avions vraiment pas besoin.

Je peinais à les considérer comme mes grands-parents.

Quand nous fûmes appelées, Aylin et moi, à descendre en bas, je me demandai pourquoi. Nous étions en fin d'après-midi, le soleil se couchait. Quand nous pénétrâmes dans la salle à manger, nos grands-parents et notre père étaient déjà installés à table, à nous attendre.

- Papa ?

Je le questionnai du regard.

- Venez vous assoir mes chéries, nous avons quelque chose à vous dire.

Quelque chose... Vu sa mine désolée, je pouvais deviner de quoi il allait nous parler. La disparition de notre mère.

- Ce que j'ai à vous annoncer est très dur... alors je vous demanderai d'être fortes ; je sais que vous en êtes capables.

Je le savais, j'attendais qu'il le dise. « Votre mère a disparu en pleine nuit. Elle nous a quittés ».

- Vous savez, quand quelqu'un meurt, son âme sort de son corps et va au ciel...

Sa voix se fit délicate. Où voulait-il en venir ?

- ... Elle s'envole et se dirige vers le paradis. Là-bas, elle vit très heureuse et veille sur sa famille restée sur terre. Elle ne veut pas que ceux qu'elle aime soient tristes, elle veut qu'ils soient aussi heureux qu'elle et...

- Votre mère est décédée, coupa notre grand-père sans ménagement.

Mon cœur rata un battement.

- Papa ! s'exclama notre père, mécontent.

- Tourner autour du pot ne sert à rien, répondit l'homme intransigeant. Alors je le répète : votre mère est morte.

Décédée ? Morte ? Ca ne pouvait pas être possible... Aylin quitta la pièce d'un pas calme, sans mot ni pleurs. Quant à moi, je fixais le vide de mes yeux écarquillés.

La réalité faisait mal. Vraiment très mal.

Aylin était introuvable.

Elle n'était pas dans la chambre où je me suis réfugiée pour pleurer. Je l'ai cherchée dans toute la maison, sans résultat. C'est quand j'ai été jeter un coup d'œil dehors que je la trouvai enfin dans un coin du jardin.

Son visage pâle restait de marbre. Assise sur cette balançoire, elle se laissait porter dans les airs. Et moi je la voyais. Je voyais ses cheveux lui tomber sur le visage, puis être rejetés en arrière par le vent. Je voyais ses jambes minces pendantes, ses petits doigts agripper les chaînes. Je la voyais s'élever puis redescendre, légère comme un petit oiseau, lumineuse et évanescente sous le clair de lune. Je voyais son visage parfait, ses traits fins, réguliers, rappelant la beauté incontestable de notre mère. Et je voyais ses yeux... Ses yeux si beaux mais si profondément éteints. Je n'y voyais pas trace de chagrin, de colère, de choc ou de bouleversement. Ils étaient juste... vides.

L'annonce du décès de notre mère l'a-t-elle ébranlée au point d'en devenir à son tour une poupée brisée ?

- Aylin ?

Rien ne me répondit hormis le léger grincement des chaînes.

Je songeai à tenter une nouvelle approche, quand j'entendis la voix éraillée de notre grand-père.

- Les filles ! Entrez vite, il fait nuit noire dehors et ce n'est pas le moment pour des enfants de traîner dehors.

Le ton sec mais quand même plus doux de notre grand-mère vint s'y ajouter :

- Il est l'heure de souper, venez.

- On arrive ! criai-je.

Je reportai mon attention sur Aylin et une vague de compassion me submergea. Aucune tristesse n'était peinte sur le visage de ma sœur, tout comme n'importe quelle autre émotion. De toute évidence, les paroles de notre père quelques heures auparavant lui ont suscité un tel choc que la pauvre avait perdu tout contact avec la réalité.

Tenter de la rassurer en lui avouant que notre mère n'était pas morte mais lâchement partie lui rendrait-il service ?

A table, le silence régnait.

Ma grand-mère apportait les plats. Personne ne parlait. Quand elle s'installa enfin avec nous, vint le moment de nous servir et commencer à manger. J'entrepris machinalement de goûter à ma nourriture, mais ma grand-mère me donna une brève et douloureuse tape sur la main, me faisant tomber ma cuillère dans mon assiette et m'aspergeant de quelques gouttes de sa mélasse dégueulasse.

- Nous devons d'abord remercier dieu pour la nourriture qu'il nous offre...

Mais oui.

- ... Et aussi prier à la mémoire de ta mère. N'as-tu donc aucun respect pour elle ?

- Elle n'est pas morte.

La tête baissée vers mon assiette, et d'un ton incroyablement calme, je prononçai ces mots aussi normalement que si je leur avais souhaité bon appétit.

- Qu'est-ce que tu racontes ?

Je sentais l'intérêt que tous me portaient soudainement. Quand je levai la tête, je découvris le regard de mon père mêlé de curiosité et d'agacement.

- J'ai dit : elle n'est pas morte.

- Alyssa, dit-il. Amélia... Ta mère est morte. Je comprends que tu sois triste, nous le sommes tous. Mais c'est quelque chose que tu dois accepter.

- Non. Je ne pourrai pas accepter un tel mensonge.

Mon père se crispa, ses mains tremblantes se refermèrent sur le rebord de la table en signe de colère.

- De quel mensonge parles-tu ? tenta-t-il de dire posément.

- Du mensonge que vous avez mis au point. Vous voulez nous faire croire que maman est morte, mais vous ne pouvez pas me mentir, à moi, parce que je sais tout.

Il soupira.

- Alyssa, votre maman est, hélas, bel et bien morte. Elle était malade, elle s'est éteinte dans son sommeil. Elle n'a pas souffert, elle est juste... partie.

- Je vous ai entendu parler l'autre jour. Vous avez dit qu'elle était morte dans la soirée, mais je l'ai vue bien plus tard.

J'avais cru que maman avait fui puis qu'il lui est arrivé malheur. Mais plus tard, j'ai entendu une discussion entre les adultes qui exposait ce détail. Elle était morte dans la soirée quand Aylin et moi étions endormies, disaient-ils. Mais quand je l'ai aperçue, c'était bien après minuit.

Cette déclaration a visiblement troublé mon père. Je sentais qu'il voulait me questionner à ce sujet, mais mon grand-père vint encore une fois interférer.

- Voyons John, tu vois bien que cette enfant est bouleversée. Elle vit visiblement dans le déni, laisse-lui le temps de digérer la nouvelle.

Tiens ? Il voulait me défendre, maintenant ? Tout ce que j'avais gardé en moi jusque là explosa à cet instant ; me levant subitement, je tapai violement la table en hurlant :

- Elle est vivante ! Elle est vivante, je le sais, je l'ai vue ! Vous voulez me l'enlever, vous voulez me faire oublier ma maman, mais je sais ! Je sais qu'elle est partie et que vous avez tout inventé ! Elle est partie ! Pas morte... Mais elle est partie...

Mon père se leva et vint se planter devant moi.

- Alyssa, prononça-t-il d'un ton presque menaçant. Je te conseille vivement de cesser de raconter de telles sottises.

Je soutins son regard, geste de défiance que je n'avais jamais osé montrer à son égard.

- Maman s'est enfuie. Maman est vivante. Elle est partie et personne n'a pu la retenir. Tu ne peux pas le nier, et tu ne peux rien y faire.

Les traits de son visage se déformèrent en une rage soudaine.

Sans doute trop occupée à me questionner et à angoisser, je n'avais jusque là pas remarqué l'état lamentable de mon père. Les gros cernes violacés en dessous de ses yeux injectés de sang témoignaient de son épuisement. Et maintenant que son regard était si lourd de ressentiment, je voyais sa tristesse et sa colère transparaître de manière effrayante. Sans que je la voie venir, sa main se leva et fouetta l'air avant de me porter une gifle monumentale.

Ma tête bascula sur la gauche, et je restai un moment figée, les yeux écarquillés par le choc. J'entendis Aylin hoqueter, son souffle se couper. Mon père n'avait jamais levé la main sur moi ni sur ma sœur. C'était même inconcevable, lui qui était si doux et si gentil. Et voilà qu'il venait de me frapper. Portait-il cette violence enfouie au fond de lui ? Etait-il capable de perdre le control, d'effacer la bonne personne qu'il était pour laisser place à un être agressif ? ... Etait-ce pour cela que ma mère avait fui ?

Je sentis les larmes me monter aux yeux, et je redressai lentement la tête pour regarder le visage de mon père. La bouche bée, les yeux larmoyants, le menton tremblant, ses traits s'étaient relâchés pour afficher toute l'horreur du geste qu'il avait fait. Son expression montrait qu'il le regrettait, qu'il ne voulait pas me faire ça.

Mais le seul fait qu'il ait songé à une telle chose anéantissait tout.

Sous le regard implorant de mon père et celui ahuri de ma sœur, je montai l'escalier à toute vitesse vers ma chambre où je laissai couler mes larmes brûlantes et si longuement refoulées.

M'assurant de ne pas être vue, je sortis dehors. Je n'en pouvais plus de l'atmosphère pesante de la maison. Cette maison dans laquelle j'ai grandi, dans laquelle j'ai connu mes bonheurs et mes malheurs.

Je traversai le jardin en courant, juste comme l'avait fait ma mère quelques nuits auparavant. Je ne m'arrêtai qu'une fois arrivée à notre endroit préféré à elle et à moi ; celui où nous avions l'habitude de piqueniquer ensemble. Seul le clair de lune transperçait le voile épais de la nuit. J'humais l'air frais en pensait à elle, je pouvais presque sentir sa présence à mes côtés.

- Alyssa ?

Je sursautai.

- Oh ! Finn, tu m'as fait peur. Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Je t'ai vue sortir de chez-toi, alors je t'ai suivie.

Je me gardai de lui demander pourquoi et me contentai de le regarder s'assoir auprès de moi. Je n'aurais su l'expliquer, mais il me faisait du bien. C'était mon ami, le seul que j'avais eu dans ma courte existence. Un regard, un sourire, un câlin ; dans le chaos qu'était ma vie, il était mon seul réconfort.

Je levai la tête vers le ciel nocturne, éblouie par la myriade d'étoiles étincelantes se détachant du bleu nuit des cieux.

- Tu crois qu'un jour, quelqu'un m'aimera ?

Une douce brise vint agiter quelque peu ses cheveux, diffusant le parfum si doux de sa peau autour de lui. Ses yeux bleus se posèrent sur moi, encore plus lumineux que toutes les étoiles réunies.

- Mais je t'aime, moi.

Toute trace de ma mère disparaissait, comme si elle n'avait jamais existé.

Ne restaient que quelques photos que je cachais chez-moi au cas où on voudrait s'en débarrasser. Je les regardais à chaque fois qu'elle me manquait, c'est-à-dire très souvent. Quand Finn et Aylin ont suggéré d'enterrer notre trésor, j'y ajoutai ces photos de ma mère que j'adorais. Me penchant au dessus du trou creusé de nos petites mains à l'arrière du jardin, je regardai une dernière fois cette boite qui renfermait mes souvenirs, avant de jeter dessus de la terre avec mes deux compagnons. Enterrant mon enfance et disant adieu à toute une vie.

Après nous être lavés les mains salies de terre, nous allâmes raccompagner Finn et sa petite sœur Lena chez-eux. Et c'est en traversant le couloir de l'étage que je remarquai un détail : la porte constamment close du bureau de mon père était pour la première fois ouverte. C'était une chose assez exceptionnelle pour être soulignée, car je ne l'avais jamais vue ainsi. Le bureau avait toujours été une pièce scellée dans laquelle nous n'avions pas le droit de pénétrer, et cette porte ne s'ouvrait que le temps que papa y entre ou en sorte.

Et voilà que l'antre de mon père était à mon entière disposition.

Mon père était absent et le resterait sûrement encore quelque temps. Je rentrai à l'intérieur, et devant mes yeux, tout un monde s'ouvrit à moi. Je ne savais où regarder en premier tant il y avait à admirer. Entre les innombrables livres, manuscrits, papiers, et autres objets appartenant à mon père, il y avait là toutes les affaires de maman. Celles qui avaient disparu de la maison. Je les croyais parmi les ordures, mais les voilà rassemblées tel un sanctuaire dédié à ma mère. La pièce était sens dessus dessous, certes, mais j'avais la sensation d'admirer un trésor inestimable. Mon père et ma mère, leur deux mondes entremêlés dans une magie aussi belle que leur union.

Mon regard fut vite attiré par la splendeur de la machine à écrire trônant sur le bureau désordonné. Je contournai le meuble pour mieux voir. Une page était encore coincée dans la machine. Lettres d'encre l'imprégnaient, et je n'eus aucun mal à lire.

Love's just a word, but you gave it a new meaning

Every time I looked at you, your heart to me was singing

Time has passed and passed again and the world,

It became as beautiful as this one word

This word that from hell to heaven

Drew us the pathway you and I have taken

But even the longest most beautiful dreams have to end

Though we said it was forever, you and I have turned to sand

My love for you once ignited

And my soul from your soul never dissevered

But here's the truth, everything's to blight

We loved and we loved yet you faded away

Between the shadowy kingdoms of the night

And the beamy realms of day

Un poème. Pour ma mère, pour quand elle est partie. Combien il l'aimait, combien son univers était détruit sans elle. Je soupirai en ravalant mes larmes. Ce n'était pas mon père. Je ne le reconnaissais plus. Si malheureux, si abattu. Je le voyais souffrir tous les jours. Je voyais la douleur le changer. Ce ne pouvait pas être lui.

Je m'assis sur sa chaise quand je remarquai, juste à côté, une pile de feuilles. L'une d'elle était déchirée, mais l'on pouvait lire au bas : « Ma peine nourrit ma peur / Plus que deux battements de cœur / Un, deux... ». Juste en dessus était glissée une enveloppe simple avec écrit dessus « John ». Je jetai un coup d'œil à la porte, ayant soudain peur de me faire prendre. Je me sentais honteuse de fouiller ainsi dans les affaires de mon père, mais j'avais la sensation que ce message était important. Sans plus tarder, j'ouvris l'enveloppe et en sorti un bout de papier.

Pardonne-moi. Pardonne-moi ma peur, ma fragilité, ma lâcheté. Saches que toi et nos enfants avez fait ma fierté et mon bonheur. Vous êtes ce que j'ai de plus beau et de plus précieux au monde. Je me souviens quand nous avons scellé nos vies, quand nous avons eu nos deux petites princesses. Cette promesse tient encore ; je suis tienne et tu es mien. Regarde ce que nous avons bâti à deux ! Tu m'as tant offert, je t'en suis reconnaissante.

Je t'aime, John. Je t'aimerai pour toujours, ne l'oublie jamais.

- Amelia

Ainsi, il savait ; elle lui avait laissé un mot... Cela rendait-il son acte moins coupable ? Ou alors cela rendait-il la chose encore pire ? Dire à quelqu'un qu'on l'aime mais lui déchiqueter le cœur en partant sans prévenir... Je lui en voulais tant. Je l'aimais mais lui en voulais tant. Comment a-t-elle osé lui faire ça, nous faire ça ? Ca ne lui ressemblait pas ; son acte restait inexplicable.

J'avais la certitude que mon père mentait. Lui et mes grands-parents, ils avaient inventé ce mensonge pour nous cacher la triste vérité. Après tout, c'était moins douloureux de dire qu'un être cher nous a été arraché par la mort plutôt qu'admettre qu'il est parti de son plein gré.

Je regardai une dernière fois la robe rouge de ma mère gésir dans son coin, et me demandai si j'aurais mieux fait de ne pas être entrée.

Des jours, des mois, des années passèrent.

J'étais l'une de ces préados de treize ans versatiles, et Aylin me suivait de près avec ses onze ans. Entre des grands-parents éternellement insatisfaits et chiants et un père plus perdu qu'une aiguille dans une botte de foin, nous tâchions de grandir sans trop de dommages. Il m'arrivait encore de me demander où était passée ma mère, mais son absence était beaucoup moins douloureuse... Je suppose qu'à force de la ressentir, la souffrance devient trop commune à l'esprit pour pouvoir le torturer. Les choses n'avaient pas tellement changé, le temps a juste rendu la maison encore plus morne qu'elle ne l'était la veille.

Tandis que je me transformais peu à peu en adolescente lunatique, Finn, lui, était aussi sujet à quelques transformations physiques qui le rendaient d'autant plus appétissant. Mes sentiments à son égard changeaient... Je dirais qu'ils évoluaient. D'un amour enfantin et innocent à quelque chose de plus... « grand ».

Quant à Aylin... Elle m'inquiétait. Elle s'accaparait toujours Finn quand je ne le faisais pas, ce n'était pas nouveau, mais ce n'était pas ça qui me faisait avoir peur la nuit. Notre chambre avait gardé le même schéma, je devais dormir dans la même pièce qu'elle. Je me contentais de l'ignorer la majeure partie du temps, mais sans qu'elle le sache je gardais un œil sur elle. Quand elle jouait avec sa collection de poupées démembrées ou défigurées. Quand elle se montrait extrêmement possessive, notamment avec Finn. Quand elle avait cette manière de parler, de me regarder. J'aurais aimé avoir un couteau à cacher sous mon oreiller, car je la trouvais franchement bizarre. Mais elle avait été comme ça depuis l'annonce de la « mort » de notre mère... C'était toujours ma petite sœur, pas vrai ? Avec sa bouille d'ange, même si des fois elle m'effrayait.

Un soir, je me préparais pour aller me coucher. J'enfilai ma chemise de nuit, attachai mes cheveux et m'allongeai dans mon lit. C'était confortable, je me sentais bien. J'éteignis ma lampe de chevet, et quelques minutes passèrent avant que j'entende Aylin pénétrer dans la pièce. Déjà prête pour le lit, elle y tomba comme une masse et s'endormit presque aussitôt. J'enterrai toutes mes pensées et me laissai, moi aussi, porter par le sommeil.

00h42 précises, je fus réveillée. Je ne sus pas vraiment pourquoi, peut-être à cause de la sensation qu'une tragédie se préparait. Je posai pied à terre et allumai ma lampe pour mieux voir. La première chose que je remarquai était le lit défait et l'absence d'Aylin. C'était inhabituel, Aylin dormait comme un bébé ; c'était moi qui avais tendance à me réveiller en pleine nuit. La porte entrouverte m'indiqua qu'elle était passée par là.

Je traversai le couloir désert et silencieux. Devant les escaliers, j'entendis des voix me parvenir d'en bas. Deux voix distinctes, plus précisément. Ce n'étaient pas mes grands-parents, ils étaient sûrement en train de ronfler dans leur chambre. Non, c'était mon père et Aylin qui discutaient. Je me rapprochai un peu plus.

- Tiens, voilà un verre d'eau pour ton somnifère, papa.

- Merci, ma chérie.

Mon père était toujours le dernier à aller se coucher. Je l'entendais parfois, quand je ne dormais pas. Il errait entre les quatre murs de son bureau ; tapait quelques fois sur sa machine, renversait d'autres des affaires. Il était en proie à la folie, et je semblais être la seule à le remarquer et le sentir. Quand il était fatigué ou en avait marre de faire l'animal en cage, il descendait dans la cuisine prendre un verre d'eau et s'assommer à coup de somnifères pour enfin se mettre au lit.

Que faisait Aylin avec lui cette nuit-là ?

Mon père reposait son verre au moment où j'arrivais devant la cuisine. Je leur jetai un coup d'œil sans leur faire savoir ma présence. Aylin se tenait à droite de la scène qui se déroulait sous mes yeux, et observait mon père appuyé contre la table sans un mot.

- N'est pas mort ce qui à jamais dort, papa.

- Lovecraft, hein. Je vois que tu as lu le livre.

Un petit sourire apparut sur son visage et Aylin le lui rendit quand elle répondit :

- J'avoue que je n'ai pas tout compris, mais ce n'est pas grave, j'ai retenu l'essentiel. Notamment cette phrase. Cette nuit, à jamais tu dormiras mais pas forcément tu mourras ; car tu vivras à jamais dans ma mémoire, tout comme maman tu partiras mais je ne t'oublierai jamais, papa.

Mon père et moi eûmes la même expression d'incompréhension tandis que le sourire d'Aylin s'élargissait.

- Adieu, papa.

Ces mots eurent l'effet d'une détente, car les yeux de mon père s'agrandirent soudain. Son regard se posa sur moi en même temps que ses traits se crispèrent et ses joues prirent une couleur pourpre. Il tentait de respirer, mais aucun air ne passait à ses poumons. C'est là que j'intervins.

- Papa !

La peur me broyait les entrailles, je ne savais pas quoi faire. Qu'est-ce qui se passait ? Que lui avait-elle fait ?

Le visage d'Aylin s'illumina quand elle me vit, ce qui m'ébranla un peu plus.

- Oh, Alyssa ! Coucou !

Coucou ? Notre père s'étouffait sous ses yeux et elle me saluait comme si de rien n'était ? Subjuguée, j'accourus vers papa, qui était tombé à terre et peinait à tenir.

- Papa !

- Alyssa... Je...

- Chut, ne parle pas. Respire.

- Je vous aime, réussit-il à articuler.

- Je t'aime aussi. Papa, ça va aller.

Non ça n'allait pas ! Il s'étouffait, il mourrait !

- Mais bon sang, Aylin ! Arrête de nous regarder et vas appeler une ambulance !

Paniquée par la non-réaction de ma sœur et mon impuissance face à cette situation que j'ignorais comment gérer, je regardai de nouveau mon père, les larmes roulant sur mes joues.

- Papa... S'il te plait, pas toi... Pas encore, s'il te plait reste avec moi !

Affalé à terre, sa tête posée sur mes genoux, il était pris de convulsions.

- Respire, papa. Je vais te sortir de là.

Je posai délicatement sa tête à terre pour courir attraper un téléphone et appeler à l'aide. Mais à peine toucha-t-il le carrelage froid que tous ses membres s'affaissèrent en même temps. Plus de convulsions, plus de respiration acharnée. Livide, je levai les yeux vers Aylin qui nous observait d'un œil vide.

- Il est mort, annonça-t-elle.

Quelque chose en moi se brisa. Vous est-il déjà arrivé de sentir votre cœur se briser en éclats, de sentir chaque morceau s'arracher douloureusement et s'envoler sans plus jamais se remettre en place ? Ce n'était pas seulement ce que je ressentais ; tout comme mon cœur, une partie de mon esprit fut ravagée. Un fil, un boulon, je ne sais pas ; mais quelque chose céda, laissant le reste s'écrouler.

Je fermai les paupières de mon père, l'embrassai sur le front. Une dernière larme coula sur ma joue tandis que je regardais son corps sans vie étendu près de moi. Puis, m'essuyant le visage, je me mis debout. Ma petite sœur me faisait face. Oui, c'était bien elle, la bonne vieille Aylin. Un détail me frappa, cependant : ses yeux étaient aussi éteints que ceux de papa. Sans signe de vie, elle semblait aussi morte.

- Qu'est-ce que tu lui as fait ?

Je me sentais vidée. Epuisée physiquement, émotionnellement et mentalement. Plus rien n'importait désormais, mais je voulais savoir une seule chose : pourquoi.

- C'est bien toi qui as fait ça. Alors dis-moi, qu'est-ce que tu lui as fait et pourquoi ?

Aylin me lança un regard d'une innocence purement fausse.

- « N'entrez jamais dans la remise, c'est dangereux ». C'était ce que disait maman, tu te souviens ?

J'acquiesçai mollement.

- Je me suis toujours demandé pourquoi, poursuivit-elle. Puis j'y suis rentrée il y a quelques jours et j'ai compris.

- Je m'en fiche de la remise, papa est mort !

- Oui, parce que je l'ai tué.

Je l'avais deviné mais l'entendre le dire ainsi me donna la nausée.

- Ce que j'ai trouvé dans la remise m'a permis de l'empoisonner. Tu as déjà entendu parler du cyanure ? Banal, mais c'était l'idéal que je puisse trouver. Incolore et indolore... Tu savais qu'on l'utilisait aussi pour le jardinage ?

Cyanure. Empoisonnement. Mort. Je ne comprenais plus rien. Maman était morte. Papa était mort. Aylin était morte. Peut-être que j'étais morte aussi. J'avais envie de vomir. Ma tête me faisait atrocement mal. J'allais défaillir.

Avant même de comprendre ce que je faisais, j'agrippai un couteau de cuisine avant de refaire face à ma tueuse de sœur.

- Tu es complètement folle.

Aylin eut l'air blessé.

- Mais non. Je l'ai fait pour toi, Alyssa. Tu étais malheureuse, n'est-ce pas ? Et c'est de leur faute à tous. A maman, à papa... Même grand-père et grand-mère. J'ai voulu les faire disparaitre pour que, toi et moi, on soit heureuses.

Je fus sidérée un instant avant de ressentir la fureur m'emplir.

- Tu es tarée !

Je m'avançai vers elle, les traits déformés par la rage.

- Tu es complètement cinglée !

Elle hurla quand j'abattis le couteau juste à côté d'elle. Elle se mit à courir en criant. Je la poursuivis. Même s'il n'allait pas bien et qu'il faisait tout mal, papa était la seule personne à nous aimer et à nous protéger. Pourquoi le tuer ? Cette petite pute n'allait pas s'en tirer comme ça.

Sauf que, je le réalisai bien tard, prendre ce couteau était une terrible erreur.

Vous connaissez la vérité. Mais imaginez que vous ayez assisté à la scène d'un point de vue extérieur et seulement en partie ? C'est le cas de mes grands-parents, qui sont arrivés à ce moment. Mettez-vous à leur place. Vous dormez paisiblement puis vous êtes réveillés par des hurlements. Vous descendez, vous vous arrêtez sur une marche d'escalier. Qu'est-ce que vous voyez ? Alyssa en train de courir derrière Aylin, un couteau à la main. De toute évidence, elle est hystérique et cherche à tuer sa jeune sœur. C'est ce qu'ils ont vu. C'est ce que vous auriez vu.

Pourtant je leur ai tout expliqué. Je leur ai montré le corps boursoufflé de papa et je leur ai dit ce qui était arrivé. Mais bizarrement, ils ne m'ont pas crue. Ils m'ont retenue en attendant que la police arrive. Ils me toisaient, dégoûtés par ma personne. Aylin, elle, se cachait derrière ma grand-mère, leur montrant un visage apeuré à eux et une face diabolique à moi. J'étais désespérée, pourquoi ne m'écoutaient-ils pas ? Les sirènes se firent entendre, les gyrophares projetaient leurs lumières et des hommes en uniforme arrivèrent tandis que je criais au malentendu une dernière fois.

Et c'est ainsi qu'on m'emmena loin de chez-moi.

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