III . BRILLER À TRAVERS L'OUBLI

Les mois passaient, et je me contentais de survivre comme je pouvais. Cela faisait un peu plus d'un an que j'étais coincée là, et je ne savais pas si le fait d'être encore vivante était une bonne nouvelle. Mais je l'étais. Après tout, tout ce que je voulais c'était quelqu'un pour m'aider à surmonter la chose, et je n'étais plus seule. J'avais Dylan ainsi qu'Iris.

Je les avais. Et c'est bien ce qui m'a fait oublier que la vie était une sacrée grosse pute.

Un matin où je me rendais tranquillement vers la salle de repos, je passai devant une infirmière en larmes. Sa patiente était morte dans la nuit – cause naturelle – et elle a trouvé son corps le matin même. Je ralentis le pas et je pus avoir un mince aperçu de la pauvre femme étalée sur son lit. Mais bien vite, un soignant m'incita à passer mon chemin.

Les mauvaises nouvelles ne s'arrêtaient pas là. En fait, ce jour-là il allait en pleuvoir. A peine arrivai-je au bout du couloir qu'il m'en tomba une dessus. La chambre d'Iris était à ma droite, porte grande ouverte. Elle était là. Iris, assise sur son lit, immobile. Jamais je ne l'avais vue aussi calme et posée. Et ça m'inquiétait.

- Iris ?

Elle leva la tête vers moi.

- Ma maman est venue me chercher, me dit-elle d'emblée.

- Quoi ?

Je partis m'assoir près d'elle. Que voulait-elle dire ?

- Ma maman est venue me voir.

Ce n'était jamais arrivé. Pas une fois elle n'avait fait le déplacement pour voir Iris.

- Ah... Et tu n'es pas contente ?

Iris eut les larmes aux yeux.

- Elle veut m'emmener d'ici pour me mettre dans un autre hôpital.

Un transfert ? Cette femme n'a jamais daigné venir voir sa fille, et voilà qu'elle réapparaissait subitement pour nous l'enlever ?

- Mais pourquoi ?

- Je ne sais pas, elle veut m'emmener loin d'ici, mais je veux rester avec toi et Dylan, ma maman est méchante, elle ne veut même pas m'expliquer, je n'y comprends rien, et puis moi je veux rester ici, parce qu'ici je peux jouer avec toi et Dylan, je ne veux pas partir !

Elle commença à taper des pieds, son agitation revenue en force. Je ne l'avais pas vue piquer une crise depuis un moment. Elle se leva de manière brusque et se mit à hurler.

- Je veux Alyssa et Dylan ! Je veux Alyssa et Dylan !

Je me ruai vers elle pour la prendre dans mes bras.

- Allons, allons... Si ta maman veut te changer d'hôpital, ça doit être pour ton bien. C'est peut-être mieux comme ça.

- Mais je n'aurai plus jamais d'amis !

- Nous serons toujours amis, peu importe si tu es loin.

Un soignant débarqua à cet instant, alerté par les cris. Iris pleurait dans mes bras. Elle était peut-être fatigante par moments, mais son insouciance frivole et son immense sourire allaient définitivement me manquer.

C'est ainsi que, quelques heures plus tard, je dus lui adresser un dernier au revoir.

- Adieu, Iris.

Iris avait regardé une dernière fois derrière elle, comme pour ancrer notre image dans sa mémoire. Dylan et moi restâmes silencieux quand Iris fut partie à jamais. Je me tournai vers lui et le trouvai tête baissée et pensif, voire soucieux.

- Tu t'inquiètes pour Iris ? hasardai-je.

- Mm ? Oh, non... Non, je suis sûr qu'elle va s'en sortir. C'est que... Je comptais vous annoncer quelque chose, à toutes les deux.

Son air grave ne laissait supposer rien de bon.

- Et... qu'est-ce que c'est ?

- Suis-moi, dit-il.

Nous allâmes à cet endroit retiré derrière la bâtisse, devenu une sorte de QG pour nous. Pour une fois, le soleil nous faisait l'honneur de briller dans ce ciel d'un bleu parfait. C'était trop beau pour tout ce qui allait suivre.

- Dylan ? Tu commences à me faire peur. Qu'est-ce qu'il y a ?

Il me détailla avec intention avant d'ouvrir la bouche.

- Les médecins m'ont dit que j'avais considérablement progressé durant mon internement ici. Je suis plus calme, mon comportement est stable. Je suis plus... en paix avec moi-même, comme le dit mon docteur. J'ai encore beaucoup de choses à affronter en dehors de cet institut, j'en suis conscient... Mais en attendant, mon séjour à Beechworth s'achève.

Il marqua une pause pour me dévisager. Il guettait patiemment une réaction de ma part, qui ne vint cependant pas.

- Alyssa ? demanda-t-il au bout d'un moment.

- Tu pars.

Ce n'était pas une question mais un constat.

- Oui, je...

- Je suis contente pour toi, le coupai-je.

Maintenant que j'y pensais, ça aurait sonné plus crédible si je l'avais dit d'une voix chaleureuse.

- Alyssa, écoute-moi.

Il déposa une main sur mon épaule mais je ne la sentis qu'à peine.

- Beechworth est peut-être une prison, mais tu peux en sortir. Et pour ça, tu dois te battre, coûte que coûte. Ecoute-les, montre leur que tu vas bien et ils te relâcheront. Je suis sûr que tu en es capable, Alyssa. Je sais comme on peut se sentir à bout, ici, mais...

Sa voix lointaine mourut. Mes yeux vides se baladaient sur son visage si accueillant cependant animé d'une rare inquiétude à cet instant.

- Je ne peux pas le faire sans toi.

Aussi simple que cela. Iris et lui étaient mes piliers dans cet endroit hostile, et maintenant qu'ils se réduisaient à néant mon endurance faisait de même.

Je l'entendis soupirer doucement. Ses mains se posèrent sur mes joues et immédiatement après, ce fut ses lèvres qui rencontrèrent les miennes. Ce fut bref et léger, mais son contact chaud me procura des frissons dans tout le corps.

- Tiens, c'est pour toi, dit-il.

Je pris la feuille pliée qu'il m'offrait et je souris. « Pour la charmante – et très perspicace – Alyssa, mon amie un brin fêlée mais sacrément éblouissante », disait le message inscrit sous mon portrait. Je sautai dans ses bras.

- Un jour, tu leur montreras à tous qu'ils ont tort, me souffla-t-il. Promets-moi que tu ne vas pas laisser tomber.

Je plongeai dans ses yeux. Une dernière fois. Je le dis mais je n'aurais pas dû.

- Je te le promets.

Huit jours. Je n'ai survécu que huit jours.

Ma santé mentale ne devait tenir qu'à un fil car d'après les soignants, j'avais perdu une nette progression que j'avais acquise les derniers mois. Je ne faisais plus aucun effort. Pas quand je n'avais plus de famille, plus d'amis. Plus de raison de vivre.

Alors je me laissais droguer à coup de médicaments dont je ne connaissais pas l'utilité mais dont je ne pouvais nier l'efficacité pour ce qui était de m'assommer. Je piquais des crises de temps à autre et me faisais ensuite neutraliser par les soignants. J'écoutais geindre les autres poisseux tous aussi pathétiques que moi à rester affalés sur les canapés aplatis de la salle de repos. Je ruminais inlassablement des pensées qui avaient un fil sans aucune putain de logique, et parfois je me surprenais à faire la conversation avec la plante de la salle commune. Je perdais control. Je perdais la tête.

Je me sentais à la fois coupable et effrayée. Plus que tout, je me sentais seule. Terriblement seule. Et je souhaitais briser ces murs de silence autour de moi, fuir cette solitude. Mon état se détériorait. Je sentais mes nerfs lâcher, mon cœur se briser, ma vie s'effacer. Je sentais chaque parcelle de mon âme devenir noire pour finir en cendres. Chaque jour.

Chaque jour.

Tu sais ce que tu dois faire, dit cette petite voix malicieuse dans ma tête. Je l'entendis même rire quand elle prononça très nettement la suite. Un seul mot, tranchant, se répercutant entre les parois de mon crâne en une myriade d'échos moqueurs. Mourir.

Mourir et ne plus souffrir.

Je pris le couteau.

Mourir et ne plus souffrir.

Je le cachai sous mes vêtements et regagnai ma chambre.

Mourir et ne plus souffrir.

Je me l'enfonçai dans la chair.

Une douleur fulgurante me coupa le souffle alors que la lame tranchante me déchirait de l'intérieur. Je restai ainsi, la main sur le manche du couteau, la lame toujours plantée dans mes entrailles, avec une souffrance physique atroce. J'ôtai l'arme avec laquelle je mettais fin à mes jours, et quand je voulus porter un second coup qui, peut-être, serait fatal, je tombai douloureusement à terre, faible et mourante.

Allongée sur le sol froid que je sentais à peine, je baignais dans une marre de sang. C'est fou comme ce liquide d'un rouge exquis m'avait apparu splendide ainsi déversé tout autour de moi, alors qu'il était le signe de ma fin. Ce liquide foncé, quelque peu épais, m'imprégnait de part et d'autre. Mes vêtements, mes bras, mon couteau. Le rouge était partout.

Et tandis que mon trépas arrivait enfin, je constatai avec amertume – et peut-être avec une certaine lassitude, nonchalance – qu'il n'y avait là personne. Personne qui prierait le ciel pour que je reste en vie, personne pour me supplier de ne pas m'en aller. Qui aurait pu me retenir, qui aurait voulu être à mes côtés pour m'adresser même un adieu ? Rien ni personne. Juste le néant qui m'entourait peu à peu, abritant le noir et un silence éternel.

Ma vision s'assombrissait et devenait trouble, mes pensées s'atténuaient. Mon énergie baissait et ma respiration ralentissait. Je sentais la vie s'échapper de moi. Je la sentais qui me désertait et qui me plongeait dans un monde incertain – un monde gouverné par la mort. Si la vie m'a incitée à en finir avec elle, la mort semblait m'accueillir à bras ouverts. Comment pouvais-je refuser une telle invitation ? Les ténèbres sont tellement... attirantes. La vie est peuplée de chagrin, tandis que la mort si répugnante paraît-elle pour les vivants, offre la paix.

Et c'est pour obtenir cette paix jamais éprouvée vivante que je donnais mon existence, mon âme.

Les battements las de mon cœur résonnaient dans ma tête, tel un compte à rebours mortel lent et affligeant, mesurant le temps restant avant la libération que je désirais. Ces battements devinrent vite fatigués, espacés et faibles. Plus que deux battements de cœur, songeai-je vaguement. Un, deux...

Plus de peine, plus de souffrance. L'agonie s'en alla laissant place à une délicieuse délivrance, m'offrant presque un souffle de vie alors que mon âme, elle, me quittait.

Et le silence éternel fut.

Pourtant j'ouvris les yeux.

A mes oreilles parvinrent des hoquets de surprise et autres exclamations d'étonnement et de soulagement.

- C'est un miracle, un miracle ! s'exclama avec émotion une voix féminine.

Ma tête était lourde, si lourde... Que se passait-il ?

Je regardai autour de moi. Des personnes pour la plupart inconnues et habillées de blanc, des équipements médicaux, des meubles vieillots, les murs couleur vomi de l'asile. Et je me rappelai.

J'aurais dû être morte.

- Non... NON !

En constatant l'échec cuisant de ma tentative, je sanglotai fortement et poussai un cri de pur désespoir.

- Laissez-moi mourir, je vous en prie... Laissez-moi mourir !

Mes pleurs redoublèrent et je fus secouée de toute part d'une violente montée de désarroi. Je tentai de m'arracher les vêtements, de me tirer les cheveux ; je donnai des coups au hasard, et je réussis à atteindre le ventre d'une infirmière et à faire tomber une partie du matériel. De suite, on me neutralisa en m'enfonçant une seringue dans le bras. Ma voix se fit faible.

- Mourir... Je veux... mourir...

Ma tête bascula sur le côté et mon corps s'endormit sous le coup de l'inconscience.

Je n'ai même pas été capable de me tuer.

Ce fut la première pensée qui m'accueillit à mon réveil. Je n'ai même pas été capable de me tuer ! Le comble d'une suicidaire ! La situation me paraissait presque comique. Oui, bon sang, j'en pleurais de rire. Là, enfermée dans ma chambre, je riais à ne plus avoir de souffle. Une infirmière est même venue vérifier si tout allait bien et m'a trouvée par terre à me tordre de rire, avant de repartir comme si, en effet, tout allait bien. N'était-ce pas leur job de venir en aide à nous, ô pauvres malades désorientés, de dénicher nos troubles et y remédier ? Oh et puis zut, je n'en avais plus rien à cirer. Qu'ils me traitent comme un déchet s'ils le veulent, je n'étais qu'une moins que rien, de toute manière.

Je fondis en larmes.

Après les éclats de rire insensés, les larmes vinrent me noyer. Telles de petites lames, elles se déversaient de mon corps coupantes et avec abondance, chacune représentant un mot non prononcé, une pensée refoulée, ou une émotion déchaînée. Je restai étalée au sol, sanglotant bruyamment et laissant le peu de force que j'avais s'épuiser, jusqu'à m'endormir. Dormir était désormais mon activité préférée.

Car le sommeil était semblable à une petite mort.

Après tous ce temps passé à Beechworth, il ne s'agissait plus de prouver mon innocence dans une affaire de meurtre, mais de garder un tant soit peu de mon équilibre mental – ce qui était foutrement raté.

Le Dr. Hellington me toisait avec minutie, se tenant de toute sa laideur sur son siège. Tout comme autre chose, son aigreur ne me faisait plus aucun effet. Ni colère, ni dégoût. Juste... rien.

- J'ai ouïe dire que vous passiez de mauvaises nuits, Alyssa.

Ah. Donc les responsables des rondes nocturnes ont pu profiter de mes cris.

- En effet, je ne dors pas très bien, docteur.

- Faites-vous des cauchemars ?

- Par milliers.

- Chaque nuit ?

- Nuit et jour.

Ses sourcils se relèvent, peut-être en signe d'intérêt.

- Et qu'est-ce que vous y voyez ?

- Des choses atroces.

Le fait que je ne développe pas immédiatement l'agace une fois de plus. Qu'est-ce qu'il fichait là s'il ne faisait pas preuve de patience envers nous, malades à l'esprit déficient ?

- Pouvez-vous mes les décrire ?

- Non, je ne souhaite pas y songer.

- De quoi avez-vous peur, exactement ?

Je fis mine de réfléchir en affichant une moue mièvre.

- Oh, beaucoup de choses. De ma sœur, de vous, de moi-même. De rester cloîtrée à jamais ici.

- Le souvenir de votre sœur vous hante-t-il toujours ?

- Evidemment. C'est la sale garce meurtrière qui m'a enfermée ici.

- Hum.

Ne souhaitant certainement pas me provoquer une autre crise, il passa immédiatement à autre chose.

- Vous dites avoir peur de moi. Pourquoi ?

- Vous n'avez jamais été de mon côté, docteur. Vous persistez à me considérer comme une personne malade. Et je le suis, j'en convaincs. Mais savoir que vous le pensez est très décourageant. De plus, vous le faisiez même au temps où je ne l'étais pas.

- Ceci n'est pas tout à fait exact, sachez que je fais tout pour vous aider. Mais je ne puis changer votre opinion, pas vrai ?

- Mm.

Ses lèvres retroussées en rictus amer, il poursuit.

- Maintenant parlez-moi du fait que vous ayez peur de vous-même.

- Je suis devenue une personne imprévisible. Je n'ai plus l'impression de me connaître, docteur, comme si j'étais une étrangère à mes propres yeux et ça me fait peur. Qui suis-je ? Je ne le sais plus. Je peux désormais avoir des réactions que jamais je n'aurais eu dans le passé – et vous savez que ça n'a rien à voir avec les hormones, l'adolescence ou toutes ces conneries. Tenez pour exemple que j'aie récemment frôlé la mort. Vous avez dû avoir eu vent de ma tentative foireuse de suicide ?

- Bien évidemment. Je voulais d'ailleurs vous en parler. Qu'est-ce qui vous a poussée à un tel acte ?

- Le désespoir.

Il rajusta ses lunettes, derrière lesquelles il avait les yeux plissés.

- Le désespoir ?

- Parfaitement. Comprenez bien, très cher docteur, que l'humain a besoin de toutes sortes de choses pour survivre dans la vie. L'amour, l'amitié, l'affection, le réconfort, la sécurité, la paix. Et ici, je ne puis recevoir tout ceci. Je n'ai ni famille, ni amis. Les seuls que j'ai pu me dégoter sont maintenant loin de moi, et depuis je me sens atrocement seule. Personne, seulement moi, ma solitude, et mon esprit empoisonné.

- Vous êtes pourtant bien entourée. Bien encadrée médicalement et...

- Ce n'est pas pareil, coupai-je. Ce n'est pas ce que j'appelle avoir une famille aimante ou des amis loyaux. Ce dont j'ai besoin, c'est...

Je m'arrêtai, le cœur serré. Des souvenirs doux-amers frappèrent ma mémoire de plein fouet. Mon sang pulsait violemment dans mes veines et me donnait un début de migraine.

- ... C'est de remonter le temps et revenir à la vie heureuse qu'autrefois je menais.

- Je crois bien que c'est impossible, observa stupidement Hellington.

- Je le sais bien, répondis-je comme si je n'avais jamais rien entendu de plus débile.

Il fit l'impasse sur ma moquerie.

- Qu'en est-il de Beechworth, pourquoi détestez-vous autant cet endroit ? C'est un lieu censé vous apporter soin et apaisement, vous encadrer de la meilleure manière qui soit afin de remédier à vos problèmes.

Son petit air suffisant en vantant les mérites inexistants de sa profession ainsi que ceux de cet hôpital minable me donnèrent l'envie de le frapper.

- C'est exactement ça, ce lieu est censé faire tout ça. Mais ce n'est pas le cas. Je ne vous accuse d'aucune maltraitance – du moins à mon égard – seulement... du délaissement. Ce qui en soit est une forme de maltraitance, ajoutai-je en marmonnant. Quoiqu'il en soit, permettez-moi de dire que je trouve que votre personnel fait preuve d'une grande incompétence, dans la mesure où personne ici ne cherche réellement le bien-être des patients. Tout le monde fait son job, certes, mais on ne sent pas le fait qu'on veuille nous aider. Seulement de la répugnance à s'occuper de nous, qu'on le fait parce que c'est obligé.

- Hum, je vois. Je transmettrai vos observations aux supérieurs.

- Faites comme cous voulez, lançai-je en levant les yeux au ciel.

Je parie qu'il voulait me prévenir du fait que ce geste était très insolent, mais qu'il se retint. Je me fis la promesse de le faire craquer un jour.

- Revenons à vos nuits agitées. Avez-vous peur du noir ?

J'ignorais pourquoi il me posait cette question, mais j'y réfléchis.

- Non, finis-je par répondre.

- Vraiment ?

- Je n'ai pas peur du noir en lui-même. J'ai peur de ce qui peut s'y cacher.

Ma réponse ne semblait lui faire ni chaud ni froid. Il se contenta de me fixer, de noter quelques mots sur son éternel calepin puis de me regarder à nouveau.

- Il vous arrive donc de croire que des créatures malfaisantes se cachent aux recoins de votre chambre sombre, que des monstres veulent vous faire du mal dès que l'obscurité se présente ?

Un petit rire sarcastique s'échappe de mes lèvres.

- Je ne parlais pas de l'obscurité de ma chambre, mais celle de ma tête, dis-je en pointant du doigt ma petite caboche. Ma tête est une véritable pièce sombre, d'une noirceur incontestable et impénétrable. Une clarté étincelante y régnait autrefois, mais elle fut consumée jusqu'à être réduite à néant. Maintenant, j'ai peur de ce qui peut rester enfoui dans ma tête, dans cette obscurité dont je vous parle, de manière que je n'aie pas connaissance de l'existence de telles choses dans mon esprit jusqu'à leur apparition ravageuse. C'est des choses tellement sales que le diable lui-même n'y songerait jamais.

Ce fut petit à petit que chaque mot que je prononçais sembla l'éberluer un peu plus. Je marquai une pause, me délectant du fait que mes propos fassent enfin un réel effet sur mon interlocuteur d'habitude impassible.

- Et ces créatures malfaisantes, comme vous dites, ne sont que pures inventions destinées à désigner plus diabolique et plus cruel que l'homme. Afin de prétendre avoir encore de l'humanité en lui. Mais elles n'existent évidemment pas. Les monstres ne se sont jamais cachés sous nos lits, mais dans nos têtes.

Je lui souris avec condescendance.

- Voilà un fait dont j'ai connaissance, docteur, et rien ni personne ne pourra faire changer mon opinion à ce sujet.

Je me penchai vers lui, mon sourire disparaissant petit à petit.

- Nous éprouvons tant de plaisir à infliger la souffrance et la mort partout sur cette terre où nous sommes placés que même le diable ne peut nous égaler. Nous sommes les monstres.

Il était décontenancé. Quant à moi, satisfaite, je déclarai :

- Ce fut, comme d'habitude, un enfer de devoir vous parler. Par conséquent, l'entrevue est terminée.

Sans plus attendre, je quittai son foutu bureau.

J'étais si différente, avant Beechworth.

Maintenant que j'étais enfermée dans cet institut, mon comportement a changé, ma manière de penser a évolué, et mon niveau de perception s'est agrandi et affiné. Je n'étais plus la pauvre Alyssa apeurée d'avant. J'étais à présent folle, mais bien plus forte. Mais qui s'en souciait, franchement. J'allais à peu près bien, puis on m'a jetée dans ce trou qui s'est chargé d'anéantir le reste de santé mentale qui me restait. Oui, la peur, l'injustice, le désespoir, l'oppression, l'abandon, voir le malheur des autres, faire face à mes doutes et à mes souvenirs douloureux, Hellington... Beechworth m'a détruite. Je n'étais plus très sûre de ce qu'il restait de moi, mais au moins j'étais vivante. Vivante ! Haha, quelle blague... Je n'étais qu'une coquille vide. Froide jusqu'aux os, lèvres scellées et yeux éteints ; j'étais morte à l'intérieur.

D'abord maman, puis Aylin, papa, Finn, Iris, Dylan... Pourquoi tous ceux que j'aimais disparaissaient de ma vie ?

C'était comme une malédiction. Le mauvais sort s'est abattu sur ma tête alors que je n'avais rien demandé. Qui devais-je blâmer ? Parce que la faute devait forcément être rejetée sur quelqu'un ou quelque chose. Le malheur ne venait pas toquer à votre porte juste comme ça, n'est-ce pas ? Il ne se présentait pas si on ne l'invoquait pas. Ai-je moi-même commis une erreur ? Ou suis-je le dommage collatéral de l'erreur de quelqu'un d'autre ? Quand je songeais à celui ou celle qui avait le plus à voir avec tout ça, la première personne qui me venait en tête était Aylin.

Un jour, tu leur montreras à tous qu'ils ont tort.

Beechworth ne me faisait plus peur. Ses murs étouffants et ses couloirs infinis, je les connaissais par cœur. Je vivais toujours morte, mais j'avais désormais un objectif. La vengeance. Je n'allais rien pardonner. J'étais déterminée à leur faire bouffer chaque erreur qu'ils ont faite et pour laquelle j'ai dû me mordre les doigts. Tous ceux qui m'ont mise dans cette situation inacceptable allaient payer.

Promets-moi que tu ne vas pas laisser tomber.

Je n'allais pas laisser tomber. Pour rien au monde. Je me comportais en parfaite petite patiente, docile, obéissante et coopérative. Les infirmières, les soignants ainsi que les médecins étaient forcés d'admettre mon progrès considérable, gain obtenu suite à mes nombreux efforts. Disant vouloir aller mieux le jour, cogitant une vengeance impitoyable la nuit. Si je continuais comme ça, ils finiraient bien par me proclamer de nouveau saine d'esprit et me laisser foutre le camp de là.

Pour le moment, ma cible principale était Aylin. Admettre que quelqu'un est parfait et épanoui à tous les niveaux, c'est dire qu'il est complètement dénué de tous les petits défauts qui le rendent si douloureusement humain. Ma sœur se révélait être un monstre assoiffé de sang. Un monstre sans cœur ni raison. Que pouvais-je faire à cette situation ? Alerter les autres ? Quoique je puisse dire ou faire, Aylin en sortait toujours gagnante. Quant à moi j'étais l'éternelle vaincue. Car ma seule puissance résidait dans ma capacité à me fondre dans le décor, dans mon pouvoir à efficacement me cacher. La faille était qu'à un moment ou un autre, il fallait bien ressurgir et sortir de ma cachette. Prendre mon courage à deux mains, faire face au monde et en subir l'invincible cruauté.

J'étais très forte à cache-cache. Tellement que mes compagnons de jeux détestaient y jouer avec moi, car je gagnais toujours. Que ce soit dans un secteur vaste ou un endroit restreint, je trouvais à tous les coups la cachette qui les empêcherait de mettre la main sur moi. J'y prenais goût, à ce triomphe ; cache-cache était le seul jeu duquel je sortais vainqueur. Et c'est en me remémorant ce détail que je pris soudain conscience de quelque chose de non négligeable. Je brillais de par l'oubli.

Mon invisibilité était ma force.

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