II . UNE ÂME QUI DISPARAIT

Ma petite sœur me fascinait.

Je me penchais souvent au dessus de son berceau pour la regarder. Dans une musique douce et calme, les petites étoiles au dessus de son lit tournoyaient lentement, au même rythme que les fées qui dansaient dans les airs et qui veillaient sur elle. Quand elle ouvrait ses yeux et qu'elle les voyait, un petit sourire étirait ses fines lèvres. Et moi je la regardais. Elle était belle, ma petite sœur. Bien plus belle que tout ce que j'avais vu dans ma vie.

Je n'étais pas jalouse. Quand mes parents lui donnaient une attention particulière, je ne faisais pas de crises pour ramener les regards vers moi. Je comprenais, elle était petite et elle avait besoin de plus d'attention et de soins que moi. Mais ma mère et mon père étaient de bons parents ; ils ne m'ont jamais laissée tomber pour quiconque. Je faisais tout pour les aider, et Aylin était comme la prunelle de mes yeux.

Elle était mignonne, ma petit sœur. Il fallait voir comme ses yeux s'illuminaient. Comme son sourire s'élargissait quand ma mère la prenait dans ses bras. Comme son petit rire était adorable quand mon père la chatouillait. Comme elle agitait ses petits bras et ses petites jambes quand elle regardait les étoiles et les fées au dessus de son berceau. Et moi je la regardais. Je l'aimais, ma petite sœur. Oui, je l'aimais.

C'est quand elle a commencé à avoir cette lueur sombre dans ses yeux que j'ai commencé à avoir peur d'elle.

Nous avions passé du bon temps en famille. J'aimais ma famille. Oui, plus que tout j'aimais ma famille. Je ne chérissais personne en dehors de ma mère, mon père, et Aylin. Ils étaient ma raison de vivre.

S'il y avait quelque chose qui caractérisait notre famille, c'était à quel point elle était soudée. Mes parents étaient amoureux. Ils étaient l'image du vrai bonheur, une figure de l'amour réel qui peut lier deux personnes. Ils me faisaient rêver. Quand je les voyais ensemble, tout me semblait possible. L'amour qu'ils se portaient l'un à l'autre était unique, un tableau rassurant et admirable. Ma mère était une passionnée de lecture. Partout dans la maison se trouvaient des livres à elle. Mon père, lui, était un amoureux des mots. Il passait énormément de temps à écrire. Très souvent, il montrait le résultat final à ma mère qui se faisait une joie de lire ses œuvres et lui en donner son avis. Ma petite sœur était adorable, haute comme trois pommes elle nous faisait fondre le cœur avec ses manières d'enfant. Petite Fée est devenu son surnom. Et moi... Moi j'étais l'heureuse chanceuse d'être là, parmi eux, dans un environnement douillet et agréable.

Heureuse, je l'étais peut-être, mais ça n'aura duré que peu de temps tout comme ma sensation d'être chanceuse.

En un claquement de doigt, les années passèrent. J'étais à présent âgée de six ans. Aylin en avait quatre.

J'avais un bon petit quotidien à moi. Quand on est enfant, on voit de nos petits yeux innocents de la beauté dans tout ce qui nous entoure. Le monde nous parait merveilleux. Et de ce fait, j'adorais explorer le village. Je ne partais jamais très loin, et si c'était le cas, j'étais toujours accompagnée. Mais toujours est-il que la majeure partie de mon enfance consistait à gambader joyeusement dans les prairies, faire des couronnes en fleurs que j'offrais ensuite à ma mère et ma sœur, me balader en forêt ou encore faire de longues marches jusqu'au cœur du village. Amentia n'était pas très grande, vous savez. Mais elle regorgeait de trésors, de merveilles éblouissant les yeux et l'esprit. Et j'en profitais.

Mais enfin, c'était avant que je rentre à l'école.

Ce jour fatidique, j'étais surexcitée. Pour moi c'était un grand pas que je faisais là. Quand j'ai demandé à mère ce à quoi ressemblait l'école, elle m'a dit : « C'est un lieu où tu pourras apprendre plein de choses et te faire beaucoup d'amis. Tu verras, ça va te plaire, ma chérie ». Et je l'ai crue. Je lui ai souri tandis qu'elle préparait le petit-déjeuner. Vêtue de sa robe – longue, sobre et simple : ma préférée – elle se déplaçait gracieusement, voltigeant comme une fée. Ma mère était belle, c'était un fait, mais cette robe rouge la rendait d'autant plus spéciale. Et je n'étais pas la seule à le penser : mon père la dévorait du regard, c'était marrant.

Quand il fut l'heure de me conduire à l'école, je pris mon goûter soigneusement préparé par ma mère et je suivis mon père jusqu'à sa voiture. Sur le siège arrière, je regardais à travers la vitre le défilement du paysage verdoyant durant tout le trajet. Seule école primaire des alentours, tous les enfants du village en âge d'y entrer y vont. Et ce jour-là, j'en faisais partie.

Le bâtiment était très ordinaire, à vrai dire. Je l'avais aperçu quelques fois en passant au marché avec maman. Des enfants couraient dans la cour, ils bavardaient, riaient, jouaient. Je voulais être avec eux. Mais nous continuions notre chemin, à chaque fois. Plus pour longtemps, à présent.

J'avais enfin les pieds dans l'établissement. La main droite enfermée dans celle de mon père dans une poigne rassurante, j'avançais en sautillant à ses côtés. Mes yeux se promenaient partout. Je prenais connaissance peu à peu des visages que je verrais désormais presque tous les jours. Il faisait beau, le soleil brillait ; j'étais contente.

Mais je n'avais pas idée que tout ceci était le doux début d'une pénible descente aux enfers.

Plus le temps passait, plus je me rendais compte que ma mère avait tort.

Mais pas entièrement, à vrai dire. La longue liste d'amis qui m'était promise en entrant à l'école est restée vide, certes ; mais pour la partie où je devais apprendre plein de choses, ah ça oui, j'en ai appris. Oubliez les cours et toutes les leçons que je devais connaître par cœur pour impressionner ma prof sénile et me récolter de bonnes notes – éducation pourrie et merdique qui consiste à bourrer le crâne de l'élève de choses inutiles. Non, moi je parle de la nature humaine. J'étais encore très jeune, je n'étais pas en mesure de comprendre. Mais j'observais. Et honnêtement, les gens me paraissaient déjà bien détestables.

Je m'en souviens. Je me rappelle comme si c'était arrivé hier. Une sensation de faiblesse, des larmes qui coulaient sur mes joues. Voilà l'état dans lequel j'étais ce jour là où ces deux petits cons de camarades de classe m'ont volé mon goûter. Encore. Au lieu de protester, de me défendre, je ne faisais rien. Je partais me réfugier dans une classe vide et restais là, la tête posée sur une table cachée de mes bras. Telle était ma manière de me morfondre, à cet âge. Telle était la façon dont je fuyais, car j'ignorais comment me prendre pour me défendre et y faire face. Chaque jour, pendant deux ans. Pourtant, vint un jour où ça a changé. Tandis que je pleurais, une petite main s'est posée sur mon épaule. Je n'avais nulle idée de qui cela pouvait être. Etait-ce une enseignante qui au lieu de bavarder ce jour-là est entrée et m'a trouvée ? Etait-ce l'un de ces camarades méprisants venu se moquer de moi ? Ou l'un de ces ignobles apprentis racailles qui a décidé de se charger de plus que simplement me voler mon goûter ? J'ai risqué un coup d'œil, levant légèrement la tête. Ce n'était aucune des personnes auxquelles j'avais pensé, non. A la place, j'ai découvert de grands yeux bleus qui me fixaient, des prunelles qui semblaient être soucieuses et inquiètes de me voir ainsi. La main du garçon était toujours posée sur mon épaule, et même si j'ignorais qui il était, son geste et sa présence m'apaisaient.

Il m'a fallu un peu de temps pour découvrir que ce garçon n'était autre que le petit Finn Davy qui s'était installé avec sa famille dans la maison d'en face. Et il m'en a fallu encore plus avant de réaliser qu'il devenait une partie de moi, une étrange et incompréhensible sensation, mais qui certes se faisait ressentir tous les jours un peu plus. Ce petit garçon qui habitait en face de chez-moi. Mon ami qui était présent de l'autre côté de la colline, que j'imaginais toujours avec moi.

Mon ami, mon amour. Celui que je croyais avoir pour toujours.

Les notes du piano voletaient dans l'air.

J'appuyais maladroitement sur les touches du vieil instrument en suivant tant bien que mal ma partition. Mon père l'avait trouvé dans le grenier au moment de libérer de la place. Le jugeant inutile, il a voulu le jeter avec le reste du débarras ; mais j'avais insisté pour qu'on le garde, et c'est ainsi qu'il s'est retrouvé trônant fièrement dans le salon. Personne ne l'utilisait, hormis moi qui tentais d'apprendre petit à petit à en jouer. C'était mon piano. J'étais loin encore du statut de pianiste experte, j'arrivais à peine à produire une simple mélodie. Mais j'étais déterminée.

Do, la, la, sol, sol, la, fa, fa, do, la, sol... Et une fausse note ! Je m'arrêtai brusquement, mécontente. Je voulais y arriver ! Et c'était sans succès. Je me redonnai courage en me disant que je devais m'armer de patience et beaucoup travailler si je voulais apprendre. Je pris une grande inspiration, et en enlevant mes cheveux qui me tombaient sur le visage, je perçus un mouvement furtif sur ma droite.

Quand je regardai de plus près, je le reconnus. A travers la porte vitrée du salon, je voyais un garçon planté là. Il était petit, d'à peu près mon âge. Un ballon entre les mains, et les yeux grand ouverts, il me regardait depuis le jardin. Ce visage... Je tirai la porte.

- Bonjour ?

Il continuait à me fixer.

- Tu es... C'est toi qui es venu me voir dans la classe, l'autre jour. Tu sais, quand je pleurais, ajoutai-je un peu gênée.

Il hocha la tête.

- Comment tu t'appelles ?

- Finn.

C'était la première fois que j'entendais sa voix.

- Moi c'est Alyssa.

Il me sourit.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Je jouais, et j'ai perdu mon ballon ici. Je suis venu le chercher et je t'ai entendue jouer.

C'est ainsi que nous passâmes le reste de l'après-midi ensemble et que j'en appris plus sur lui.

Ca n'en avait pas l'air, mais c'était le début d'une grande amitié.

Nous étions à table un soir, et comme d'habitude mes parents me demandèrent comment s'était passée ma journée à l'école.

- Je me suis fait un ami, déclarai-je fièrement.

Tous trois me regardèrent presque étonnés. Il faut dire que la solitude était devenue un trait de caractère chez-moi, et ça ne me dérangeait pas beaucoup puisque je n'aimais pas mes petits camarades autant qu'ils me détestaient.

- Qui est-ce ? me demanda ma mère.

- Il s'appelle Finn Davy.

- Davy ? C'est les voisins d'en face, n'est-ce pas ?

J'acquiesçai. J'allais expliquer comment on s'est rencontré – quand je l'ai vu dans le jardin, pas quand je pleurais dans mon coin parce que c'était gênant – mais Aylin prit la parole de sa voix fluette.

- C'est mon ami aussi !

Je ne savais pas pourquoi, mais je ressentais des picotements au cœur.

- Ah oui ? dis-je peut-être un peu trop sèchement.

- Oui. Aujourd'hui, j'ai emmené Mr. Nounours avec moi à l'école et...

Je pouffai de rire.

- Tu emmène Mr. Nounours avec toi à l'école ? Quel bébé !

Maman me lança directement un regard sévère, et Aylin se mit sur la défensive.

- Oui, je le mets dans mon cartable tous les jours ! bouda-t-elle. Je l'ai emmené avec moi mais je l'ai perdu, mais Finn est venu il m'a aidé à le retrouver. Mr. Nounours m'attendait sur un banc !

Sur ce, elle rit et mes parents se joignirent à elle tandis que j'écoutais les niaiseries de ma petite sœur. Tout d'un coup, elle m'agaçait. Depuis qu'elle était entrée elle aussi dans la même école que moi, elle me tapait sur le système.

- Finn est dans la même classe que toi ?

- Oui.

C'était le bouquet ! Ainsi, ils se croiseraient tous les jours, inévitablement. Cet après-midi là, je n'avais pas eu cours car notre prof a été malade. C'est pourquoi je n'étais pas au courant. J'étais âgée de deux ans de plus qu'eux deux, je ne pouvais les voir que durant les récréations. Si je comprenais bien, ils passeraient beaucoup plus de temps ensemble qu'avec moi. Pourquoi cette idée m'énervait ?

Je l'ignorais encore, mais j'avais terriblement raison de voir ma sœur comme une menace.

- Est-ce que tu veux venir avec moi ?

Finn me toisait avec espoir depuis l'autre côté de la table de la cuisine.

- Où tu veux aller ?

Il m'adressa un sourire malicieux qui me fit fondre le cœur, je tentai de le cacher en buvant une gorgée de mon lait.

- On part à l'aventure !

J'allais demander des précisions, quand, devinez quoi ?

- Je peux venir avec vous ?

Je regardais Aylin se taper l'incruste en venant tranquillement s'assoir avec nous. Elle était vêtue d'une jolie robe, idéal pour notre petit goûter entre amis. D'un air innocent, elle vint prendre un biscuit et regarda Finn droit dans les yeux. J'allais protester, mais Finn me devança.

- Bien sûr que tu peux venir !

- Génial !

Ouais, génial.

C'est ainsi que le lendemain, nous partîmes « à l'aventure ». Finn et Aylin s'amusaient bien, visiblement. Et moi aussi, je dois dire. Même si la présence d'Aylin n'était pas très désirée. En seulement un tour, nous avons couru en bordure de forêt et ramassé plusieurs petites choses.

- Et si nous mettions notre trésor quelque part ?

- Oui !

- Mais où ?

- Dans une boite ? On en a plein dans le garage.

- Oui, mais il faudra la cacher.

- Je peux la cacher sous mon lit ?

- D'accord, mais on va lui changer de place après.

- Oui, pour l'instant on continue à chercher de quoi remplir notre boite.

- Super !

Quand nous faisions des pauses, j'en profitais pour tresser des couronnes de fleurs. Finn venait souvent s'assoir près de moi pour me regarder, il trouvait ça joli. Sauf que dès lors, Aylin trouvait quelque chose de plus intéressant à lui montrer. Et moi je regardais Finn s'éloigner.

Au début ça ne me dérangeait pas plus que ça. Nous allions ensemble nous promener, nous jouions tous les trois durant de longues heures. Jusqu'à ce qu'Aylin vienne interférer entre Finn et moi, et que Finn commence à la regarder un peu trop. En même temps, qui pouvait lui en vouloir ? Aylin était si mignonne, si adorable. D'un seul coup d'œil, elle pouvait vous faire l'aimer plus que tout. Normal que Finn se soit pris dans ses filets. Moi-même, elle m'avait eu. Mais maintenant qu'elle me volait mon seul ami, je voyais clair dans son jeu. Je sais, je sais ; Aylin était un vrai petit ange. Je l'aimais. Tout le monde l'aimait. Mais pourquoi on l'aimait toujours plus que moi ?

Elle détournait toujours l'attention de moi à elle. Elle monopolisait toutes les conversations. Tous les yeux étaient rivés sur elle. Elle me voilait complètement avec sa simple présence, la simple mention de son nom. Tout le monde se désintéressait rapidement de moi.

J'étais le centre du monde avant que cette petite enquiquineuse vienne tout s'approprier.

Je grandissais. Quelle malédiction !

Comme je grandissais, le monde paraissait beaucoup moins rose. Je comprenais et je ressentais des choses nouvelles. En plus de ma jalousie naissante pour ma sœur et ma colère croissante contre l'espèce humaine, mon regard s'est porté sur mes parents. Mes parents étaient les mêmes : bons et beaux. Seulement, avec les années, ils se sont fanés comme n'importe quelle autre fleur.

Ma mère ne souriait plus comme avant, elle semblait inquiète et préoccupée. Sa santé fragile – autant mentale que physique – en faisait souvent des siennes. La pauvre se retrouvait clouée au lit, avec une fièvre intarissable ; ou alors c'étaient ses tourments qui la pesaient et elle s'enfermait dans sa chambre. Je l'entendais même parfois pleurer. Je détestais ça, ça me faisait de la peine. Personne n'aime entendre sa mère pleurer, c'est insupportable. J'essayais de la faire rire du mieux que je pouvais. La savoir malheureuse m'était douloureux.

Mon père, lui, a perdu son travail. Merci internet ! Fini l'époque des écrivains et place au monde informatisé ! Adieu les livres, le papier ; tout se traduisait en codes informatiques dorénavant. Qui avait besoin de bibliothèques quand tous les romans et toutes les encyclopédies du monde étaient disponibles sur le net ? Qui avait besoin de journaux quand d'un seul clic on pouvait avoir accès à plus d'informations que sur n'importe quel autre support ? C'est sur cette base que mon père a perdu son boulot. Ses articles qui suscitaient autrefois l'admiration s'étaient retrouvés en confrontation avec le web ; et la toile a gagné.

De ce fait, notre situation financière en a pris un coup. Mes parents n'en parlaient jamais devant Aylin et moi, mais ils ignoraient qu'on était au courant – du moins moi je l'étais. Les adultes ont trop tendance à sous-estimer les enfants et à les considérer comme de petites créatures limitées mentalement. « Ils ne comprendront pas », oh que si, ils comprennent. Bien plus que les grands puissent imaginer. Ils comprennent et ressentent des fois bien mieux qu'eux.

Bien sûr, tous deux continuaient à sourire, à nous répéter que tout allait bien et qu'il ne fallait pas s'en faire. Maman était souvent malade, mais elle se remettrait vite. Papa a perdu son job, mais ce n'était pas grave il en trouverait un autre. L'argent n'était pas un problème, nous n'étions ni riches, ni pauvres, mais nous en avions assez pour vivre aisément. Tels étaient les mensonges qu'on nous servait. Sauf que grandir nous dévoile bien des choses, qu'on le veuille ou non. La vie était devenue intransigeante.

Et moi, je grandissais.

Mes yeux s'ouvrirent difficilement. Quand ils me permirent d'y voir clair, je devinai qu'il faisait encore nuit de par l'obscurité ambiante. La lune éclairait les cieux, et sa lumière blanchâtre et pâle filtrait par la fenêtre. M'asseyant dans mon lit, je scrutai la pièce à travers la pénombre. Face au mien, il y avait le lit d'Aylin, dans lequel elle dormait paisiblement et à poings fermés. Tout était normal. Et pourtant, j'avais le pressentiment que quelque chose clochait.

C'est sur cette sensation que j'entendis quelque chose. Un bruit presque imperceptible, et indéfinissable dans le silence nocturne. J'essayai d'en trouver la provenance. Venait-il de l'intérieur ou l'extérieur de la chambre ?

Un jour j'avais raconté à Aylin qu'il y avait un monstre dans le placard au coin de la pièce, et qu'elle devait m'obéir au doigt et à l'œil, en l'échange de quoi j'empêcherais le monstre de la dévorer toute crue la nuit. Elle a marché – jusqu'à ce qu'elle atteigne un certain degré d'intelligence et de réalisme pour ne plus me croire. Toutefois, est-ce que ce monstre imaginaire prenait vie en cette nuit ?

Non. Le bruit ne venait pas de là, je l'ai vite compris. Répondant à une intuition, je posai pied à terre et me dirigeai vers la fenêtre. J'écartai les rideaux. Et je la vis.

Je me frottai les yeux et braquai mon regard sur la scène qui se déroulait dehors. Ma mère dévalait les escaliers vers le jardin. Ne s'arrêtant point pour reprendre son souffle, elle courait aussi vite qu'elle le pouvait.

Que faisait ma mère dehors à une heure aussi tardive, courant comme si sa vie en dépendait dans le froid et le mauvais temps ? Mon esprit d'enfant n'arrivait pas à entrevoir la réalité de ce qu'il se passait, mon innocence encore trop grande me refusait d'avoir d'horribles idées, me laissant plongée dans des questionnements sans utilité aucune. « Que faisait ma mère ? », elle fuyait sa famille, évidemment. Et même si cette pensée ne s'était pas clairement formée dans ma tête, elle n'en restait pas moins existante et véridique. Ma mère n'avait aucune raison de sortir sans prévenir de la maison en ce temps avec une valise. Sinon pour nous quitter.

Tandis que je prenais conscience peu à peu de ce qui se déroulait sous mes yeux, je l'observais. Des mèches de ses cheveux sont agitées autour de son visage affolé, ses gestes même précipités ne perdaient en rien de leur grâce, son teint pâle en devenait évanescent au clair de lune.

J'encrais tous ces détails dans ma mémoire, comme si je savais d'avance que c'était la dernière fois qu'il m'arriverait de contempler son visage. J'avais songé à l'appeler, crier son nom et la prier de revenir. Réveiller Aylin, ou bien alerter papa. Peut-être qu'eux sauraient quoi faire, me dis-je. Peut-être qu'eux sauraient comment la retenir. Mais je sentis qu'il ne fallait pas que je le fasse, comme si quelque chose ou quelqu'un m'en empêchait. Comme si mon cœur savait que je devais la laisser partir.

Le voulait-elle ? Voulait-elle vraiment nous laisser ? Ou regretterait-elle bien assez vite son acte pour nous revenir un jour ? Et moi alors ? Suis-je donc prête à la voir partir sans réagir ? Un cri de désarroi se bloqua dans ma gorge tandis que je la regardais avec effarement en train de fuir, de nous quitter.

Que faire ? La confusion et l'impuissance s'emparèrent de moi. C'est ainsi que je me résignai à prendre le temps d'apprécier ce moment. C'est ainsi que, pendant ces quelques secondes qui ont semblé s'écouler au ralenti, je la détaillai. Ses longs cheveux attachés se détachèrent et fouettèrent l'air tandis qu'elle prenait de la vitesse. Sa fameuse robe rouge montée au dessus de ses genoux pour mieux courir. Ses pieds chaussés de ses bottes usées enchaînaient les pas, essayant de ne pas vaciller et tomber dans une flaque d'eau. Son poing agrippant durement la poignée de sa valise légère. A mesure qu'elle s'éloignait, elle se transformait en un point rouge sombre, les contours de sa silhouette se muant dans le brouillard hivernal et effaçant son corps, son âme.

Et bientôt, elle ne fut plus.

Je m'écartai de la fenêtre. Etouffant mes sanglots, je retournai à mon lit. Des larmes brûlantes et silencieuses ont coulé sur mes joues tandis que, le visage enfoui dans mon oreiller, je m'efforçais de réprimer l'atroce douleur qui me tailladait le cœur.

Ma mère. Jeune, belle, gracieuse. Malheureuse. Un ange déchu en quête d'une once de bonheur, s'évanouissant dans la nuit pour ne plus jamais revenir.

Ce souvenir est la dernière image que j'ai de ma mère.

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