II . L'ART DE PERDRE
J'abats une de mes cartes sur la table et découvre que j'ai encore une fois perdu la partie en entendant le ricanement de Kenny.
- Tu es trop fort pour moi, Kenny.
Mon commentaire semble lui faire plaisir, il me sourit de toutes ses dents.
Ah, comme je me sens vide. Voir tous ces gens autour, fatigués tout autant que moi mais essayant de tuer le temps comme ils peuvent. Les chambres sont étroites à vous rendre claustrophobe, seule cette salle où nous nous trouvons tous est assez large pour nous laisser respirer. Des gens en blouse blanche errent parmi nous pour établir et garder l'ordre. Vous avez deviné où je suis, pas vrai ?
Retour à la case départ.
La voix d'une femme vient nous interrompre.
- Une visite pour vous, Alyssa.
Je tourne la tête vers la double porte et aperçois un visage familier. Finn. Je me lève et change de table pour être – relativement – seule avec lui.
- Eh bien, eh bien ! Quelle surprise.
Il s'assoit en face de moi.
- Bonjour, Alyssa. Comment vas-tu ? demanda-t-il l'air de rien.
- Ca va...
Je l'observe. Son attitude décontractée m'est suspecte.
- Qu'est-ce que tu fais ici ?
- J'étais dans le coin... Alors je me suis dit que je pouvais passer.
Finn, toujours à penser aux gens, même s'il s'agit d'une personne qui a tué l'amour de sa vie.
- Tu es le seul à être venu me voir.
Bon, ce n'est pas tout à fait vrai car à ma grande surprise, les amies d'Aylin sont venues me voir, une fois. Une seule fois, car je crois bien que je leur ai fait peur ce jour-là. Elles n'ont pas dit grand-chose. Elles se sont contentées de poser sur moi de gros yeux accusateurs empreints de questionnements qu'elles n'ont cependant pas exprimé de vive voix. « Pourquoi ? », pouvais-je lire dans leurs regards lourds de ressentiment. Finn a évidemment dû leur raconter de long en large les récents évènements, en y incluant tous les petits détails croustillants. Mais je reste la fautive pour eux.
Bien sûr.
Quoiqu'il en soit, elles ont vite débarrassé le plancher et je m'en suis sentie soulagée.
- En même temps, vu ce que tu as fait, tu ne donnes pas vraiment envie qu'on vienne te voir.
Ouch. Je détourne le regard, fais comme si ce commentaire ne m'avait pas provoqué un petit pincement au cœur. Mais il n'est pas dupe.
- Désolé.
Je lève les yeux au ciel.
- Je m'en fiche.
Il soupire.
- Il faut être honnête avec toi-même, Alyssa. Ce que tu as fait est impardonnable. Personne ne peut t'aimer pour ça.
Je ne dis rien. Je suis si lasse de tenter de m'expliquer. Expliquer, expliquer, expliquer, à l'infini et plus ; mais pourtant personne n'entend, personne ne comprend.
- Pourtant tu es là, fis-je remarquer.
- Parce que je ne peux pas me résoudre à te détester.
Ceci tient du miracle.
Je suis bien curieuse de savoir comment ça se fait, mais je ne sais pas trop quoi dire alors je garde silence. Ces derniers temps, parler me fatigue alors je n'ouvre la bouche que quand il est nécessaire. Pour le moment, je me contente d'observer Finn avec autant d'insistance que lui le fait.
- Les temps ont changé, déclare-t-il d'une manière qui ne me laisse pas deviner si c'est une bonne chose ou non. Je n'ai plus l'impression de vivre dans le même monde.
Je regarde autour de moi avant de reposer les yeux sur lui.
- Tout a changé pour moi quand mon monde s'est écroulé, il y a déjà un bon bout de temps. Depuis, c'est les mêmes vieux jours qui me rattrapent. Je suis encore jeune, mais hélas, mes vingt ans m'ont suffi à voir toute la cruauté du monde. Il recèle de bien des souffrances, tu ne trouves pas ?
- La douleur est maîtresse de tous les esprits. Elle est inévitable et sans pitié. Cependant, elle n'est pas éternelle.
- Hum. Peut-être que tu as raison. Mais il est indéniable que la douleur peut parfois conduire à une profonde haine.
- Comme pour toi ?
Je le gratifie d'un sourire.
- Comme pour moi.
- Alors, tu nous détestais, Aylin et moi ?
Je secoue la tête.
- Je haïssais Aylin. Toi, je t'en voulais mais je ne te détestais pas.
Une ombre passe dans ses yeux. La déception est ce qui semble être la seule sensation que je lui inspire dernièrement.
- Le jour où tu as tué Aylin, le jour où tu me l'as enlevée ; tu m'as tué aussi.
- Encore une fois, tu as faux. C'est ton amour pour elle qui t'a tué, pas moi.
- Alors l'amour pour toi n'est que destruction ? L'amour cause-t-il plus de chaos que la haine, que ta haine envers nous ?
- J'ai vécu assez longtemps pour avoir l'absolue certitude que l'amour tue plus que la haine.
Finn me dévisage longuement. Son aspect apaisé de plus tôt s'est envolé. Je poursuis :
- De plus, ma haine n'était majoritairement portée que sur une seule personne : Aylin, celle qui a anéanti mon existence.
- Je reconnais que ce qu'elle a fait...
Ses mots s'étranglent dans sa gorge.
- Tu n'avais pas à la tuer, conclut-il.
- Je devais la laisser aux mains de la justice, peut-être ? crachai-je.
Une infirmière me regarde du coin de l'œil à mon haussement de ton, mais ça ne m'empêche pas de poursuivre avec une certaine véhémence.
- Cette justice qui m'a fait enfermer moi à sa place dans un hôpital miteux regorgeant de répugnance jusqu'à me rendre folle ? Non, Finn. Plus aucune justice ne subsiste de nos jours, et c'est un fait. Les plus grands criminels sont des anges quand de pauvres innocents sont des diables. La justice, ma justice, consistait à lui infliger un châtiment à la hauteur du mal qu'elle m'a fait. Si tu savais ce qu'elle m'a fait subir pendant toutes ces putains d'années, tu verrais à quel point j'ai été clémente avec elle.
Je m'adosse à ma chaise et guette une réponse de la part de Finn, qui garde le silence un moment. Il a l'air profondément troublé.
- Quand tu nous poussais à nous rapprocher au début, c'était pour mieux nous détruire, si je comprends bien. Ensuite tu nous as tous les deux menés à un guet-apens pour finaliser tous les tourments que tu nous as infligés.
Ses yeux se perdent dans le lointain et je devine qu'il a dû passer des journées, voire des nuits entières à se remémorer chaque petit détail, mettant le doigt sur chaque pourquoi et chaque comment.
- Outre toutes les blessures physiques et psychologiques que j'ai reçues cette nuit-là, ma punition est aussi de devoir vivre sans Aylin.
J'ai tout à coup la curiosité de voir si des cicatrices sont restées après notre petite séance mutilation et à quoi elles ressemblent, mais sa chemise manches longues couvre sa peau.
- Vivre sans Aylin est plutôt à voir comme une libération, répondis-je. Alors oui, vous seriez sans doute restés ensemble, vous vous seriez certainement mariés, eu des enfants magnifiques et pourquoi pas un beau p'tit chien pour compléter le tableau. Mais dis-moi si tu aurais été capable de la voir élever vos enfants tous les jours sans avoir une seule fois la crainte de la voir les assassiner. Sois honnête avec moi, Finn, et dis-moi si tu aurais été capable de la regarder dans les yeux tous les jours sans y voir la meurtrière enfouie en elle.
- Je...
Finn entrouvre la bouche plusieurs fois sans piper mot, une vive douleur peinte sur sa face. Il se couvre le visage de ses mains en secouant la tête.
- Allons, Finn, ajoutai-je d'une voix douce. On me traite souvent de folle mais très franchement Aylin l'était aussi. Peut-être même plus que moi. Elle se donnait ces airs innocents, et tout le monde est tombé dans le panneau. Vous êtes tous tombés dans le panneau. Mais bon, je l'avoue : elle m'a bien embobinée aussi. Ce fut une sacrée surprise de voir jusqu'où sa sournoiserie et sa fourberie pouvaient aller.
Je le regarde. Encore assez accablé, il n'a plus l'air d'humeur à beaucoup parler. Lancée, je poursuis donc sur mon élan :
- Tu sais ce qu'était son arme ultime ? L'amour. Et oui, on y revient toujours. Aylin, tout le monde l'adorait. Et elle utilisait cet amour pour manipuler les gens.
Il finit par enlever ses mains de son visage ; ses yeux bleus rencontrent les miens, comme la première fois que je l'ai vu dans cette classe. Et je me souviens.
- Que je t'aimais, Finn.
- Je le sais.
- Ah oui ?
Je laisse échapper un rire sarcastique.
- Si tu avais su à quel point je t'aimais, jamais tu ne m'aurais laissée pour cette pimbêche qui ne faisait que prétendre porter de tels sentiments à ton égard.
- Donc tu persistes à croire qu'elle ne m'aimait pas.
- Oh que si, elle t'aimait. Tu es la seule personne qu'elle ait aimée, d'ailleurs. Ce que je veux dire, Finn, c'est que son amour pour toi était peut-être grand, mais il n'égalait en rien ce que je ressentais pour toi.
Finn me dévisage. Le pauvre n'avait certainement jamais pensé se retrouver coincé dans un triangle amoureux à la noix.
- Est-ce que tu te rappelles la première fois que tu as employé ces mots, « Je t'aime » ? lui demandai-je.
Il semble repasser en vue tous ses souvenirs avant de me répondre :
- Bien sûr. C'était à toi... La nuit où je t'ai vue sortir de chez-toi. Il était tard. Je t'ai suivie.
- Et tu es resté avec moi. Tu m'as écoutée, on a parlé. Puis tu m'as dit que tu m'aimais.
- C'est exact.
Je m'appuie sur la table, pose mon menton dans ma main et prends un air rêveur.
- Je vais te dire une chose : c'était l'un des plus beaux moments de ma vie. Tu dois le savoir, quand une personne que tu aimes te fait comprendre que c'est réciproque, c'est merveilleux.
- Oui, je le sais...
Ma légèreté s'efface et je lui adresse un sourire dédaigneux.
- Tu es en train de penser à Aylin, hein ?
Son silence me donne confirmation.
- Eh bien... On dirait que je t'ai perdu à la seconde où tu as vu ma chère petite sœur.
- Tu ne m'as pas perdue ! s'exclame-t-il soudain.
Son calme devient agacement imprégné de lassitude. On devient tous bipolaires, ma parole.
- Tu ne m'as jamais perdue, Alyssa. Je t'aimais. Enormément... Je t'aimais. Mais avec Aylin, c'était différent. Je vous aimais toutes les deux, mais...
- Mais contrairement à elle, tu m'aimais seulement en tant qu'amie. J'ai compris. Tu sais, j'ai eu du temps à tuer à mon ancien hôpital, du coup j'ai lu beaucoup de livres, faute de compagnie. Je suis tombée un jour sur ce poème. D'Elizabeth Bishop, je crois bien. « Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître ; tant de choses semblent si pleines d'envie d'être perdues que leur perte n'est pas un désastre ».
Il a un petit sourire avant de prendre la parole à son tour.
- « Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste que j'aime) je n'aurai pas menti. A l'évidence, oui, dans l'art de perdre il n'est pas trop dur de passer maître même si il y a là comme (écris-le !) comme un désastre ».
Je savais qu'il connaissait ce poème. Je soupire.
- Te perdre a été douloureux. Vraiment. Tu me manquais tellement que j'avais des hallucinations de toi. Haha, tu y crois ? Je te voyais alors que tu n'étais même pas là ! m'exclamai-je comme si c'était le truc le plus démentiel de tous les temps. Mais d'une certaine manière... Oui, d'une certaine manière je sentais ta présence. Comme si nous ne nous étions jamais quittés.
- Te perdre a aussi été douloureux pour moi. Ta sœur, tout comme toi, êtes sorties de ma vie aussi brusquement que vous y êtes entrées. Ne plus avoir mes deux plus grandes amies, subitement parties sans un mot ni explication, crois-moi ça a été dur. Crois-le ou non, mais tu m'as manqué, Ally.
- Ally...
Un sourire apparait sur mon visage. Large, heureux.
- Ca fait longtemps que tu ne m'as pas appelée ainsi.
- Eh bien, Ally, tu veux bien que je te prenne dans mes bras ?
Plus qu'étonnée, je lui demande :
- Tu ne m'en veux plus ?
- Oh que si... Je t'en veux, et il me faudra beaucoup de temps avant de m'en remettre...
Il déglutit.
- Mais ça ne veut pas dire que je ne te pardonnerai jamais. Il me faudra du temps aussi, beaucoup de temps, avant de pouvoir te pardonner. Tu comprends ?
- Bien sûr, bien sûr...
Il se rapproche de moi. Je ne bouge pas ; j'ai l'impression de revivre ces jours d'enfance que j'ai passés avec lui. Ces jours où je pouvais me vanter d'être l'amie de Finn Davy. Je le laisse me prendre dans ses bras, ses bras si accueillants. J'enfouie ma tête dans le creux de son cou ; il me caresse doucement les cheveux. Quand cette étreinte chaleureuse en vient à sa fin, je lui chuchote un seul mot.
- Merci.
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