I . L'ORIGINE DE LA MALÉDICTION
Il était une fois, une famille. Une famille maudite.
Son histoire tient place dans une contrée lointaine du sud de l'Angleterre. Amentia est une petite ville prospère en cette fin du XXe siècle. Plus que cinq ans et le nouveau millénaire pointerait le bout de son nez. Tous se préparaient déjà à accueillir ce temps nouveau, cette promesse d'un grand pas vers un avenir changé et encore plus plaisant que l'instant présent.
Amentia abritait un nombre limité d'habitants. En effet, n'étant que quelques centaines, la population s'éparpillait ici et là dans des habitations toutes de style colonial. Le centre-ville était l'endroit le plus peuplé, et on retrouvait à chaque moment des personnes fourmillant énergiquement dans les rues. Bon nombre de marchands s'installaient là, et la plupart des gens faisaient leurs achats dans le coin. A l'exception peut-être d'une minorité qui faisait ses courses chez les épiciers non basés là. Car plus on s'éloignait du centre-ville, plus les maisons devenaient rares et espacées les unes des autres. Il fallait traverser nombre de chemins et sentiers pour s'engouffrer dans la verdure qui refermait les traces des dernières habitations. Si bien que les propriétaires de ces maisons soient souvent obligés de se rendre au centre-ville pour se réapprovisionner, décor tellement différent de la forêt ambiante.
La famille à laquelle nous nous intéressons résidait dans une jolie demeure. Somptueux manoir dressé au bord d'un sentier de terre, il offrait une vue magnifique et idyllique à quiconque s'attarderait pour l'admirer. Mais les yeux et les cœurs ne pouvaient pas tellement en profiter juste en passant à la fin d'un bon après-midi, une fois sorti du travail. A moins qu'un passant ait décidé d'emprunter ce chemin solitaire qui menait à cette belle maison, elle qui était dissimulée parmi les résidences les plus éloignées et isolées de la ville.
Du temps où cette famille n'en était pas une à proprement parlé, on pouvait seulement, si on avait de la chance, apercevoir le joli couple qui la constituait. On pouvait croiser l'homme grand et beau qui fendait tôt la brume matinale pour aller au travail. Sa femme, quant à elle, n'était vue qu'au moment où elle apparaissait au marché, vêtue d'une jolie robe et portant un panier pour les courses.
Ainsi, les membres très peu nombreux de cette famille étaient déjà à cette époque surnommés « Les Reclus » par la majorité des habitants de la ville. Car contrairement à eux, on ne les voyait guère souvent. Les rues vastes et accueillantes étaient emplies d'hommes de tous les rangs et de toutes les apparences, de jeunes femmes guillerettes portant tendrement leur enfant dans les bras, de personnes âgées paisiblement assises sur des bancs, regardant des gamins courant et piaillant de joie.
Et eux n'étaient nulle part dans ce décor.
Le couple, d'une discrétion absolue, ne mettait presque pas le nez dehors, sauf en cas de nécessité. Les deux amoureux préféraient largement passer du bon temps chez eux, à réaliser des tâches et vaquant à des occupations simples. Amelia et John Fell n'étaient que de jeunes mariés à cette époque, et tous deux aimaient à vivre de leur amour chaque jour dans l'intimité.
Mais s'ils n'étaient nulle part, ils étaient aussi partout.
Car leur rare passage dans la rue n'était pas le simple passage de deux inconnus. Chaque fois qu'ils étaient aperçus, une vague d'enchantement envahissait les alentours. Quand ils sont là, tous les regards sont tournés vers eux. Quand ils ne le sont pas, ce sont les conversations qui sont monopolisées par ces deux. Cet amour simple mais visiblement puissant qu'ils partageaient émerveillait tout le monde. Leur vie semblait allègre et légère. Il arrivait quelques fois que les gens soient témoins de leur belle histoire, et petits et grands se retrouvaient à les admirer sous toutes les postures, à les envier, à rêver de vivre la même chose un jour ou l'autre.
C'est en tout cas l'impression qu'on avait quand on les observait d'un œil extérieur.
Et peut-être cette vision était-elle vraie. Mais il y a bien des choses que ces gens-là ne sauront jamais, mais de ce fait ils l'ignoraient. Ils ignoraient que comme tout le monde, les Fell avaient une part de secrets et de lourd passé. Ce pourquoi ils étaient en partie réservés.
La lueur du jour déclinait laissant place aux ténèbres de la nuit. John Fell alluma les lampes et la pièce fut baignée d'une lumière diffuse. Cette pièce ne servant point à autre chose, elle fut aménagée pour servir à John de bureau. Un second lieu de travail.
John était journaliste. Il se rendait tous les jours de la semaine et à des horaires précis à la rédaction du journal pour lequel il travaillait. Il avait un certain talent pour l'écriture et ses articles étaient bien rédigés, ce qui lui valut son bon poste. Il dirigeait plusieurs rubriques du journal, et son travail était grandement apprécié.
L'écriture était sa passion. Dès l'âge où il apprit à tenir un stylo, il ne pu s'empêcher de gribouiller partout. Tout petit, il voyait bien ces lettres et ces mots par milliers. Il n'en comprenait pas grand-chose mais il en était intrigué. D'abord il « écrivit » des choses sans signification ni logique, juste pour le plaisir de tenir un stylo. Puis il essaya de reproduire des lettres, des mots, et quand il sut définitivement lire et écrire, il tint des journaux intimes qu'il remplissait d'encre chaque nuit.
Et c'est une habitude qu'il ne perdit point. Encore à ce jour, John s'installait chaque soir à son bureau. Sa table en bois épais était encombrée de feuilles de papiers, de blocs-notes, de stylos, et tout un bric-à-brac lié à son activité. Néanmoins tout était bien rangé. Même les tiroirs étaient ordonnés. John venait s'installer sur sa chaise haute. Face à lui, sur le bureau, trônait sa belle machine à écrire. John chérissait cet engin, cadeau que son père lui avait offert à sa majorité. Il aimait l'ancienneté qu'elle représentait, et le souvenir de son père qu'elle incarnait.
John ferma les yeux. Cette pièce calme et confortable l'apaisait. Elle était idéale pour réveiller sa créativité. Parfois l'inspiration se faisait demander, mais il finissait toujours par la trouver. Il pensa à ses jours perdus, à ses heures sombres, à la façon dont il s'en est sorti. Il pensa à Amelia. Au bout de quelques minutes, il rouvrit les paupières et, sous la lumière incertaine de sa lampe, ses doigts volèrent sur les lettres qui ne tardèrent pas à apparaître sur le papier.
Il écrivait, chaque soir. Que ce soit une histoire imaginaire ou un chapitre de sa vie. Il écrivait sans relâche. Tout son mal être se déversait sous forme de mots, comme s'il saignait sur ses feuilles de papier, laissant ainsi ses blessures se refermer et son âme se libérer de son chagrin. Il vivait de l'écriture et de l'amour d'Amelia. Eux seuls le gardaient en vie. Si on venait à lui enlever cette capacité d'écrire et surtout ce besoin, il en deviendrait fou.
Seulement, contrairement à ce qu'il pouvait penser, ce n'était pas cela qui allait inviter la folie dans son esprit.
Amelia finit d'essuyer la dernière assiette et la rangea dans le placard. Elle quitta la cuisine pour aller s'installer dans le salon. En passant dans près des escaliers, elle songea un instant à aller rejoindre John dans son bureau – elle voulait tant le voir à l'œuvre ! Mais elle se dit que mieux valait le laisser se concentrer.
John avait entamé depuis quelque temps l'écriture d'un roman. D'après ses dires, ce serait une histoire faite de mystère et un soupçon de romance. Chaque soir après le dîner, il montait là-haut dans son bureau improvisé et se mettait au travail. Amelia savait à quel point l'écriture comptait pour lui, et à quel point cela pouvait lui apporter de bonheur et de réconfort. Elle l'avait en partie aimé pour ça : son côté rêveur et imaginatif, sa capacité à déceler la beauté partout autour de lui et à s'émerveiller de choses que d'autres traiteraient de détails anodins et sans intérêt. Elle voyait en John un être spécial, et ce dès le départ.
Si John écrivait, elle lisait.
Depuis toujours, son attraction pour les livres était connue. Quiconque avait fréquenté Amelia de près ou de loin avait connaissance de son amour démesuré pour les livres. Sa chambre était une véritable bibliothèque : partout où l'œil pouvait se poser il y avait un ouvrage. Chaque semaine, elle allait à la librairie du coin pour s'offrir un nouveau roman. Cet endroit était pour elle synonyme de paradis, elle pouvait y passer des heures sans s'en lasser. Personne ne comprenait ni n'avait partagé cet amour pour ces tas de papiers reliés ; personne avant John.
Amelia était perçue comme fragile. Le genre de personne facilement affectée et bouleversée. Elle l'était. On lui répétait souvent qu'elle en faisait trop, qu'elle devait apprendre à se maîtriser et ne pas se laisser aller. Mais que pouvait-elle faire contre son empathie, contre ses émotions ? Quand elle se sentait mal, blessée, elle ne pouvait pas retenir ses larmes. Quand un drame la touchait, quand une tragédie avait lieu et la visait, elle ne pouvait faire autrement qu'être accablée et se morfondre des jours durant.
Amelia ferma les yeux. Il n'y avait que John qui trouvait cela touchant. Il lui avait confessé à maintes reprises qu'il trouvait que sa sensibilité était sa force. Que son empathie et sa compassion étaient des qualités innées chez elle, et qu'une gentillesse telle que la sienne était rare. Parfois même, il la comparait à une fleur : si jolie, si douce, mais si facile à détruire.
John aimait la chérir et s'était donné la mission de la protéger. Amelia jouissait de cette sécurité et était rassurée par ce sentiment de sûreté.
Personne ne pouvait l'avertir de ce qui allait se passer, et même si c'était le cas elle n'y serait jamais préparée.
Il n'y avait que le gazouillement des oiseaux dehors et une agréable brise qui gouvernait cet après-midi. John sortit de la maison par la porte donnant sur le jardin et huma l'air frais. Le jardin était un endroit spacieux et calme, qu'Amelia s'efforçait d'entretenir au mieux. Justement, elle s'y trouvait. Assise à même le sol, les jambes pliées sous sa robe longue, elle feuilletait un livre.
Cette vision fit remonter dans l'esprit de John des souvenirs.
Il se rappelait parfaitement quand il l'avait aperçue pour la première fois. L'air était lourd et étouffant ce jour-là, il faisait chaud. John, adolescent, revenait d'une promenade avec un ami à lui. C'est en passant devant une maison quelconque que c'est arrivé. Cette jeune fille sortie droit des années 50, dirait-on, occupée à lire dans le jardin était d'une beauté sans pareille. Tellement que John fut hypnotisé durant un temps indéterminé, jusqu'à ce qu'il fut contraint de suivre son ami et de s'éloigner.
Il se souvint qu'après ça, il a cherché à la contacter. Trouvant à chaque fois un prétexte pour aller aux alentours de chez elle, il en profitait pour l'observer de loin. Il avait l'impression d'être déconnecté de la réalité, elle était pour lui l'incarnation d'un rêve. Puis vint le jour où il prit son courage à deux mains et l'aborda. D'abord avec timidité, ils se sont vus et revus en secret et ont appris à se connaitre.
Nulle surprise donc à ce qu'ils soient vite tombés amoureux l'un de l'autre. John émerveillé par la beauté et les qualités humaines de la jeune fille, et Amelia admirative envers l'esprit intelligent et fort du jeune homme. Ils n'étaient qu'adolescents, certes, mais ils étaient déjà forts de puissants sentiments.
Les années passèrent, et leur relation n'en fut que plus solide. L'idée d'un mariage planait dans leurs familles respectives. John désirait plus que tout prendre Amelia pour femme. Et il ne tarda pas à lui faire sa demande, qu'évidemment, elle accepta. Seulement, quand vint le moment de l'annoncer à sa famille, John fut bien contrarié.
- Tu ne l'épouseras pas, a décrété son père d'un ton froid.
- Comment ça ? Le choix me revient.
- Pas du tout, mon fils.
- Mais pourquoi ? Qu'est-ce que vous avez contre Amelia ? Je suis persuadé que si vous la connaissiez mieux vous...
- Nous l'avons assez vue. Cette fille n'est pas... convenable. Tu ne te marieras point avec elle, fin de la discussion.
John n'en crut pas ses oreilles. « Pas convenable » ? Amelia était plus que convenable, mais de toute manière pour ses parents, personne ne le méritait. D'abord ses amis n'étaient pas assez bien pour lui, maintenant Amelia n'était pas appropriée. Et puis oser s'imposer de la sorte ! Il avait de l'estime et du respect pour son père, mais ce genre de choix le concernait et lui revenait à lui, pas à son géniteur.
- Très bien, papa, dit John avec maîtrise mais non sans colère dans la voix.
Et il se retira.
Immédiatement, il donna rendez-vous à Amelia pour en discuter.
- Tu es sûr qu'il ne changera pas d'avis ? Peut-être que si tu essaies de le raisonner...
- Rien ne sert d'insister. Je connais mon père, il déteste que quelqu'un puisse le contrer sur les sujets importants. Une fois qu'il a forgé son opinion, qu'il a prit sa décision, aucune chance qu'il revienne dessus.
Amelia eut l'air chagriné.
- Est-ce qu'il t'a expliqué les raisons de son refus ? demanda-t-elle avec une petite voix.
- Non... Non.
John parut gêné, mal-à-l'aise. Il tenta d'orienter la discussion ailleurs.
- Et pour toi, comment cela s'est-il passé ?
Elle coinça une mèche de cheveux derrière chaque oreille.
- Je ne l'ai dit qu'à ma sœur. Mes parents ne sont pas encore au courant.
- Oh. Et quelle a été la réaction de Nelly ?
Amelia esquissa un petit sourire.
- Elle est ravie.
- C'est une bonne nouvelle.
- Oui. Elle pense vraiment que tu es la personne faite pour moi.
John se rapprocha d'elle.
- Et toi, le penses-tu ?
Amelia ne répondit rien. Elle posa sa main sur sa nuque et l'embrassa.
- Tu es imparfaitement parfait.
John eut un sourire amusé.
- Imparfaitement parfait ?
- Tu es formidable tout en ayant de jolies imperfections, ce qui te rend parfait à mes yeux.
Le sourire de John s'élargit. Soudain, une lueur nouvelle brilla dans ses yeux noirs.
- Fuyons ensemble.
- Quoi ?
- On pourrait partir, construire notre vie à deux. Je dispose d'une somme d'argent suffisante, et je chercherai en plus un travail là où nous irons. On pourrait quitter cet endroit, nous marier discrètement, nous chercher un chez-nous où nous fonderons une jolie famille, et...
- John ! Attends, nous ne pouvons pas faire ça si subitement. Et tes proches, alors ? Et mes parents, ma famille ?!
- Nous n'avons nul autre choix.
Partir. Fut-ce une bonne chose à entreprendre ou non, c'est ce qu'ils choisirent de faire.
La nuit suivante, tous deux empaquetèrent leurs minces bagages. John prit garde à ne pas alerter ses parents, et Amelia fit attention à ne pas réveiller sa sœur Nelly qui partageait avec elle une chambre. Que diraient-ils s'ils savaient ? S'ils découvraient leur plan, partiraient-ils à leur poursuite ? Chercheraient-ils à s'arranger pour les séparer définitivement ? Possible. Toujours est-il que John et Amelia se retrouvèrent à leur point de rendez-vous habituel, et les deux amoureux s'en allèrent pour de bon.
Cap sur Amentia, village campagnard perdu et peu connu dont ni l'un ni l'autre n'avait entendu parler avant. En effet, le nom d'Amentia leur était totalement inconnu avant que John ne l'entende de la bouche de son fidèle ami – et seule personne, hormis Amelia et lui, ayant connaissance de leur fuite.
- Amentia.
- Amentia ?
- Ouais. Crois-moi, personne ne va penser à aller vous chercher là-bas.
John lui faisait confiance, autant pour l'endroit où il les envoie que pour sa capacité à tenir sa langue.
Amentia se trouvait à des heures de route de là où ils habitaient. Loin de leurs anciennes demeures, loin de leur ancienne vie. Ayant prit une chambre dans une auberge en premier lieu, John finit par découvrir cette si jolie maison en vente. Son isolement présentait à la fois un avantage et un préjudice : il offrait la discrétion et la tranquillité, mais pouvait aussi les desservir du fait que, s'ils étaient par exemple en situation d'urgence, ils mettraient du temps à rejoindre le centre-ville, voire même l'habitation la plus proche. Mais le centre-ville était de toute manière plein, et cette maison était l'une des seules libres. Elle ne leur avait pas coûté très cher : personne en général ne voulait de ces demeures si éloignées du centre-ville sauf par contrainte, si bien qu'elles étaient toujours difficiles à vendre. Quand John et Amelia s'intéressèrent à cette bâtisse, son prix avait déjà bien baissé. Bientôt ils en furent les propriétaires officiels.
Ce qui nous ramène à ce moment-ci. John revint à l'instant présent et partit rejoindre sa femme, qui quand elle remarqua sa présence, lui adressa son plus beau sourire. Il s'installa près d'elle, entourant ses épaules de son bras.
Quand il la regardait, quand il repensait à tout ce qui s'était passé, tout ce qu'il avait dû faire pour s'offrir une vie avec elle, il ne pouvait se dire autre chose que c'était derrière eux et que nul malheur ne viendrait interférer et affecter leur bonheur.
Tout irait bien, se disait John chaque jour. Tout irait parfaitement bien.
Mais hélas pas éternellement.
- Amelia ?
La maison était silencieuse et Amelia avait disparu à l'étage depuis un moment déjà, laissant John seul dans le salon. Il avait l'habitude du silence avec son épouse qui ne parlait guère beaucoup, souvent même ils demeuraient côte à côte sans ne rien dire. Mais le calme pesant de ce soir l'inquiétait, et Amelia n'était pas à ses côtés.
Il gravit les marches de l'escalier et posa pied sur le palier. L'étage était aussi silencieux et immobile que le rez-de-chaussée. Lorsqu'il vit de la lumière jaillir par la porte entrouverte de leur chambre, il s'en approcha et pénétra dans la jolie pièce.
A peine poussa-t-il la porte qu'il l'a vit, assise sur le lit, les mains jointes et le fixant d'un air calme. Elle était vêtue d'une chemise de nuit blanche sans manches, et longue lui arrivant aux chevilles. Ses longs cheveux bruns ondulé lui tombaient à la perfection sur ses épaules et son dos. La faible lumière de la lampe de chevet lui donnait l'apparence de briller. Ses yeux clairs imprégnés de son fameux regard profond étaient intenses, ses lèvres si finement dessinées, son visage aux traits fins et réguliers. Un ange se tenait là. Oui c'est bien cela : Amelia évoquait à John un ange descendu des cieux. Tant par son apparence que par sa tendresse et sa douceur. Il avait toujours eu cette vision d'elle : un ange meurtri et fragile, d'une gentillesse inouïe et d'une beauté majestueuse.
Amelia se leva et partit à sa rencontre. Posant les mains sur les épaules de John, elle se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Quand leurs lèvres se touchèrent, John eut ce sentiment unique : celui de se voir offrir un souffle de vie.
Amelia lui prit la main et sans un mot, elle le guida vers le lit. John prit le temps de contempler son visage sous l'éclairage tamisé. Il déposa un baiser sur sa bouche, sur sa joue, sur le creux de son cou. Ses gestes étaient lents et doux, comme s'il avait peur de la briser. Son regard rencontra le sien et ils échangèrent un regard timide. Sa main effleura son épaule nue, et il se pencha vers son oreille.
- Je t'aime, Amelia, lui chuchota-t-il.
Amelia ferma les yeux tandis qu'il caressait chaque parcelle de son corps, et se laissa aller à son étreinte.
Il l'aimait autant qu'elle l'aimait. Il la faisait ressentir. Il lui donnait la douce sensation d'être en vie.
- Chéri ?
John leva les yeux de son bouquin à l'entente de sa voix. Il était assit à son bureau, dans cette pièce qu'il avait consacrée à son travail. Quand il vit sa femme approcher, il se leva.
- Qu'y a-t-il ?
Amelia traversa la pièce jusqu'à arriver à lui. Elle posa une main sur son ventre et prit de l'autre la main de son mari. Le regard de celui-ci s'illumina, il semblait avoir compris. Amelia plongea son regard profond dans le sien, et dit :
- Je suis enceinte.
John resta un moment sans bouger, comme s'il prenait le temps de bien assimiler l'idée. Puis, les yeux éclatants, un sourire fleurit lentement sur son visage. Il prit sa femme dans ses bras, et Amelia rit.
- Nous allons avoir un enfant, John.
John enfouit son visage dans les cheveux d'Amelia et y déposa un baiser.
Il est clair qu'aucun d'eux n'aurait deviné quelle tournure allait prendre leur vie.
Personne ne savait réellement qui ils étaient, si bien que tous imaginaient une version de ce couple si discret. Les informations circulaient vite à Amentia, et les ragots ne se sont pas calmés quand la nouvelle qu'Amelia Fell était enceinte fut propagée.
Cela devait rester secret ! Mais déjà à cette époque les gens ne savaient pas tenir leur langue. Sûrement une infirmière qui, après avoir appris de ses oreilles la nouvelle, s'est empressée d'aller tout raconter à qui voulait l'entendre.
- La femme du boulanger te souhaite bien le bonjour, Amelia, dit John en passant le seuil de la chambre. Et elle te fait parvenir ses félicitations par la même occasion.
Amelia eut un sourire mi-figue mi-raisin.
- C'est gentil de sa part. Ainsi, tout le monde est au courant ?
- Je crois, oui.
- Et nous qui voulions rester discrets...
- Allons, ce n'est pas si grave. De toute façon ça n'aurait pas pu rester éternellement secret.
Il la rejoignit sur le lit.
- Regarde ce que la bibliothécaire m'a confié pour toi.
Il déposa trois livres à côté d'elle.
- Tu vois, tout le monde t'apprécie et se soucie de toi.
- Tu les remercieras pour moi.
John la scruta.
- Est-ce que tout va bien ?
Amelia soupira et lui prit la main.
- Oui, ça va aller. Je pensais juste à tout ça... Je commence à avoir des craintes vis-à-vis de certaines choses.
Son regard glissa sur son ventre et John devina de quoi elle voulait parler.
- Tu n'as pas à avoir peur. L'avenir nous réserve de belles surprises, tu ne crois pas ?
Des surprises, oui. Mais pas forcément des bonnes.
Ce fut épuisant et douloureux, mais quand Amelia regardait le petit être qu'elle tenait dans ses bras, elle se disait que cela valait toute la souffrance du monde.
Alyssa. Tel était le prénom de leur chère petite fille. Neuf mois s'étaient écoulés et la voilà enfin, petit ange se voyant offrir une existence et ouvrant les yeux à la vie.
La petite ne ressemblait pleinement à aucun de ses parents, trouvait Amelia : John avait les cheveux noirs et des yeux sombres, quant à elle, elle avait des cheveux châtains et des yeux verts. Mais leur bébé avait des yeux bleus comme les cieux, et des cheveux d'une couleur qui tirait sur un blond ensoleillé. Tous deux la regardaient comme si elle était une merveille, et c'est ce qu'elle était : une merveille née de leur union, fruit de leur amour.
- Un petit sourire ?
Amelia leva les yeux et vit John muni de son vieil appareil photo, prêt à prendre un cliché. Elle regarda l'objectif, serra leur enfant un peu plus contre sa poitrine, et lui adressa un sourire radieux.
Un an, deux ans s'écoulèrent.
1998. Amelia, John et leur enfant Alyssa étaient l'image même de l'amour, de la vitalité, du bonheur.
La petite Alyssa grandissait : elle avait déjà soufflé deux bougies. Bien qu'ils ne la voyaient pas souvent, beaucoup la comparaient à une poupée : elle avait des cheveux blonds bouclés et des yeux d'un bleu pétillant. Bien fagotée, calme, souriante et timide, elle était de ces enfants que l'on ne peut s'empêcher de trouver mignons à croquer. Amelia et John se comportaient en bons parents, et il n'y avait dès lors déjà nul doute que leur fille était quelqu'un promise à un grand avenir.
Famille modèle tant dans l'intimité que sous les yeux des villageois, elle représentait tout ce que chacun d'eux souhaitait avoir.
Les gens les jalousaient, les enviaient, colportaient la moindre information à leur sujet.
Et c'est sans surprise que, très vite, un de leur secret fut découvert et partagé en masse dans le village : Amelia Fell avait accouché en cachette d'un deuxième enfant.
Le bruit courait même qu'il s'agissait d'une fille.
John fut le premier à la prendre dans ses bras. Elle hurlait, mais il s'en fichait : il souriait jusqu'aux oreilles. Cette petite créature était bien jolie, et il fut d'autant plus ébloui quand ses pleurs se calmèrent un peu et qu'elle lui ouvrit de grand yeux d'un bleu nuit particulier.
L'infirmière se pencha vers Amelia d'un air sympathique.
- Toutes mes félicitations. Savez-vous comment appeler votre fille ?
Amelia avait les traits tirés et un air exténué. Le travail a commencé en pleine nuit, la tirant de son sommeil léger et peu confortable avec les atroces douleurs des contractions. Heureusement que John était présent et l'avait conduite à la clinique immédiatement !
Essoufflée, elle eut un sourire vague mais ne répondit pas. Elle eut tout juste le temps de croiser le regard de son mari posé sur elle avant que celui-ci ne déclare :
- Aylin.
De retour à leur demeure, les Fell étaient réunis.
Amelia contemplait le visage de sa fille, un sourire flottant sur ses lèvres.
John captura ce moment, à l'instar de la première fois où son épouse avait pris leur fille aînée dans ses bras. Mais cette fois il ne lui demanda pas de sourire, ni même de regarder l'objectif. Il se contenta de prendre la photo, et elle fut parfaite.
John et Amelia, main dans la main, se penchèrent au-dessus du petit lit pour admirer avec émotion leur bébé.
Aylin Alison Fell. Mon adorable petite sœur. Si joliment petite, si fragile et innocente ainsi endormie dans son berceau.
Qui aurait cru que ce petit être frêle pouvait représenter la malédiction qui a assailli notre famille ?
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