I . ILS NE ME CROIENT PAS

Tout est allé si vite.

Des personnes que je ne connaissais pas et que je n'avais aucune envie de voir me posaient une avalanche de questions. Avais-je assassiné mon paternel ? Dans quel but ? Avais-je un réel motif ? Mon acte était-il perpétré ? Ma sœur allait être ma prochaine victime, mes grands-parents étaient-ils aussi visés ? Quand ? Pourquoi ? Comment ? Etais-je sujette à la folie ? Non, non, non et non ; vous avez tout faux ! Leur répétais-je avec acharnement. Mais à quoi bon essayer de leur expliquer ? Mes grands-parents et Aylin n'avaient pas hésité à témoigner contre moi. Ma très chère sœur avait prétendu être descendue à la cuisine après avoir entendu une dispute entre papa et moi. Elle a raconté qu'en m'apercevant de sa présence, j'aurais voulu la tuer pour qu'elle ne dise rien de mon crime. Bien joué, petite sœur ! Grand-père et grand-mère t'ont crue et me voilà questionnée pour quelque chose que je n'ai pas faite ! Les témoins ont parlé haut et fort, c'était leur parole contre la mienne. Tous étaient déjà convaincus que j'avais tué mon pauvre père.

Sans le savoir, ces imbéciles se trompaient de coupable.

Deux sœurs sont censées s'aimer, n'est-ce pas ? Et cependant ma sœur pouvait-elle me regarder sans compassion, en voyant le châtiment injuste que je subissais et le malheur intarissable dans lequel je me trouvais à cet instant. Sans ciller, elle me regardait me débattre pour sortir du piège qu'elle m'avait mis et dans lequel j'étais prise. Une somptueuse détresse se mêlait à la perfection avec ma profonde incapacité de vivre sur cette terre où j'étais placée.

Et personne n'était là pour me sauver.

Comme pour refléter mon humeur, ou peut-être pour me montrer un peu de compassion et de sympathie, le ciel était triste. Des nuages le teintaient de plusieurs nuances de gris, l'air était frais et humide, annonçant de la pluie. J'observais les gouttes s'écraser contre la vitre, violemment puis s'écoulant lentement. J'aimais à croire que le ciel pleurait pour moi, car en cet instant, j'étais seule au monde.

Je pensais à ma mère fragile, mon père terrassé, et ma sœur folle. J'étais le quatrième élément d'une famille d'anges déchus : j'étais la maudite, celle qui croyait être heureuse avant de se rendre durement compte de son triste sort. Mes pensées allaient aussi à Finn. Je voulais tellement lui raconter moi-même, j'étais sûre qu'il m'aurait crue. Mais je n'en avais pas eu l'occasion ; qui sait les horreurs qu'ils ont pu lui dire à mon propos ? Peut-être qu'il ne connaitrait jamais la vérité. Peut-être que je ne le reverrais même jamais. Et cette simple pensée me déchirait le cœur.

La voiture s'arrêta au milieu d'un jardin limité par des barreaux. Je pouvais apercevoir quelques personnes traîner ici et là ; des vieux comme des jeunes se mêlaient entre eux. Je les observai un moment. Ceci me rappela mon premier jour d'école, quand je marchais parmi les enfants dans la cour en compagnie de mon père, regardant partout autour de moi. Ce n'était pas très différent. Je m'avançais aux côtés de deux hommes chargés de me surveiller, tentant d'avoir un aperçu de ce que serait ma vie désormais en regardant les gens que j'allais possiblement côtoyer. Je posai mes yeux sur la façade de l'établissement imposant, et on me mena jusqu'à l'entrée.

Quelques formalités et paperasse ennuyante plus tard, une infirmière se chargea de m'emmener vers ma chambre. Ma chambre, ma cellule, était une pièce guère spacieuse et ne contenait que le strict minimum pour remplir les besoins d'une personne. Celle-ci était à l'opposé de mon ancienne chambre, chez-moi, qui était beaucoup plus jolie et chaleureuse. La femme, qui m'avait souhaité vaguement la bienvenue, referma la porte et s'en alla. Je vis mes quelques affaires personnelles jetées dans un coin et je soupirai en me rappelant mon doux chez-moi.

Pour ceux qui seraient bouchés, ils m'ont enfermée dans un hôpital psychiatrique. Oui, parfaitement. Ils m'ont fait passer d'innombrables tests et fait voir plusieurs médecins spécialisés. Personne ne m'expliquait ce qui se passait exactement. Ils ne savaient pas trop quoi faire de moi, je suppose. Alors ils m'ont jugée être, je cite, « un individu atteint mentalement, potentiellement dangereux pour lui-même et pour autrui », et ont décidé de me jeter dans cette prison pour fous. Tous mes cris et protestations n'ont servi qu'à me faire perdre de l'énergie. Eux n'écoutaient pas et moi je perdais ma voix. Mes réactions les ont peut-être un peu poussés vers ces déductions, en même temps, qui resterait calme face à une telle situation ? Mais j'avoue que c'était un mystère pour moi.

Etais-je folle ?

Quand on en vient à questionner sa propre santé mentale, c'est qu'il y a un problème. Je n'étais pas très sûre, pour mon cas. Ils disaient tous que j'étais folle, et je contrais ces affirmations avec véhémence. Mais était-on sains d'esprits quand on poursuit sa petite sœur avec un couteau ?

Non ! Non, je n'étais pas folle. Ma réaction était seulement due à la peur et la colère. C'était Aylin qui était folle. C'était Aylin qui devait être ici, à ma place. Ici, dans cet endroit désolant et si peu accueillant.

Enfer consacré aux maudits que nous étions.

J'avais du mal à prendre l'habitude.

Le souvenir d'Amentia restait ancré en moi, ainsi me balader dans les longs couloirs de l'institut me déprimait. Durant les premiers jours, je tentais de m'accommoder à la nouvelle vie qu'on m'imposait. J'explorais chaque recoin du Beechworth Institute, qui restait un vaste mystère pour moi. Des dédales de couloirs, tous semblables ; un vrai labyrinthe.

Je passais beaucoup de temps aussi à observer les autres. Ces autres que je trouvais si intéressants, ces personnes que les infirmiers et médecins réduisaient au titre de patients. Depuis ma fenêtre, j'avais une large vue sur le jardin. Aussi, quand ils sortaient faire un tour dehors, j'avais le loisir de les regarder. Ils étaient tous si différents les uns des autres ! Il y avait cette fille, un peu plus jeune que moi, qui jouait à la marelle... sans marelle. Cette vieille dame qui fixait obstinément et tristement le vide, sans mouvement. Cet homme d'environ la trentaine qui riait aux éclats pour absolument aucune raison. Cette jeune femme qui se balançait en chantant des chansons douces à son bébé imaginaire. Ce jeune homme, de seulement quelques années mon aîné, assis en tailleur par terre et faisant des dessins.

Tous ces gens. Je ne les approchais pas. Non pas qu'ils me répugnaient, j'étais l'une des leurs après tout ; mais la sociabilité n'avait jamais été mon point fort. Quand on est petits, on est censés être ouverts, éloquents et toujours à prêts à se faire des amis. Mais ce n'était pas mon cas, ni avant ni maintenant. Le seul ami que j'avais eu de toute ma vie était Finn.

Finn...

Son souvenir revenait souvent, tout comme celui de ma famille brisée. C'est ce qui me poussait à aller m'allonger sur mon lit, de fermer les yeux et tenter d'oublier.

Oublier. Vœu ardent mais pourtant irréalisable.

Ma première thérapie avait lieu ce jour-là.

Honnêtement, je ne voulais pas y aller. Je ne me jugeais pas dérangée. Tourmentée, il est vrai. Mais pas dérangée. Un psy n'était pas nécessaire. Mais visiblement, j'étais obligée de me présenter à cette séance.

Tôt le matin, je déambulais déjà dans les couloirs. Les couleurs fades des murs donnaient un air tristounet à l'établissement. J'appréciais son côté vintage, mais il était froid. Froid, mystérieux, et étrange. Une immonde tristesse suintait des murs et venait s'imprégner en moi.

Cet endroit était mort, tout comme ses habitants. Oui, je nous appelle habitants car cet institut était un peu notre maison. Un refuge pour les individus mis à l'écart, les individus qu'on appelait à tort monstres car ils montraient une différence que les autres ne pouvaient supporter. Pour le reste de l'espèce humaine, nous étions peut-être fous, mais moi je vois en nos esprits quelque chose de beau. Quelque chose d'unique.

Pile à l'heure, je toquai à la porte avant de pénétrer dans le bureau.

- Et bien, vous êtes ponctuelle. Je vous souhaite le bonjour, mademoiselle Fell, et surtout la bienvenue. Prenez donc un siège.

Je m'exécutai et m'assit sur mon fauteuil, peu rassurée. Je ne savais pas à quoi m'attendre.

- Je suis le Dr. George Hellington.

Il se tut. Je crois qu'il attendait que je dise que j'étais ravie de faire sa connaissance, ou quelque chose comme ça. Sauf que je ne l'étais pas.

- Bien... dit-il au bout d'un moment de silence. Vous savez pourquoi vous êtes là, Mlle. Fell ?

Je ne répondis pas. Je scrutais l'homme qui se tenait face à moi. Grand et mince, il m'évoquait le Slenderman, si ce n'est qu'il avait bel et bien un visage – le contraire m'aurait provoqué une crise cardiaque. Mais je crois que j'aurais préféré ça, car son visage, parlons-en ! Il était hideux et dénué de toute sympathie. Ses petits yeux étaient sournois derrière les épais verres de ses lunettes, et sa bouche tentait vainement de sourire avec bienveillance mais affichait à la place un rictus repoussant. Ses mots avaient beau se vouloir gentils et apaisants, son air sévère gâchait tout. Ses mains agrippant un carnet et un stylo, il semblait impatient de pouvoir noter quelque chose, ce qui me donnait envie de ne pas lui en laisser l'occasion.

- Mlle. Fell ? me rappela-t-il.

Il mit un terme à mon analyse, et je ne pus que répondre.

- Oui, je sais pourquoi je suis là.

- Pourquoi ?

- Pour quelque chose que je n'ai pas faite.

- Hum.

Sur ce « Hum » énigmatique, il gribouilla quelques mots sur son carnet avec un certain enthousiasme.

- Que voulez-vous dire par-là ? Niez-vous les accusations dont vous faites l'objet ?

- Evidemment.

Il tripotait son stylo en me toisant précautionneusement. Qu'est-ce que je m'ennuyais !

- Revenons à cette fameuse nuit – celle de l'assassinat de votre père. Pouvez-vous me décrire les évènements de cette soirée, selon vous ?

- J'ai déjà raconté l'histoire à la police. C'est d'ailleurs pour ça que je me retrouve ici avec vous, non ?

Il commençait à s'impatienter.

- Vous êtes peu loquace.

- Je n'ai rien à dire, hormis que je suis innocente.

- Vous maintenez donc cette version ?

- Bien sûr, puisque c'est la vérité.

- Tout porte à croire que non. C'est d'ailleurs pour ça que vous vous retrouvez ici avec moi, non ? dit-il pour reprendre mes mots.

J'avais envie de lui éclater le crâne.

- C'est ça, répondis-je sèchement, et il nota encore quelque chose.

Sérieusement, qu'est-ce qu'il écrivait ?

- Tout ce que je sais, c'est que vous faites fausse route.

Je croisai les bras, signe que je ne dirais plus rien.

Nous avions en réalité beaucoup plus de temps pour discuter, mais comme je le provoquais et que ça l'agaçait, nous passâmes le plus clair de la séance à nous défier du regard. Lui tentait de comprendre ce qui se passait dans ma tête, moi je lui barrais le chemin vers mon esprit. C'était la première fois que je me montrais aussi insolente, mais je m'en fichais ; j'en éprouvais même un certain plaisir. Je ne l'aimais pas, il était avec eux, et je n'allais pas me laisser faire face à cet homme qui voulait me pousser encore plus profond dans le gouffre où je me trouvais déjà.

Je lui adressai un sourire faussement amical avant de m'en aller.

Quitter le bureau étouffant de mon médecin fut un soulagement. Je ressentais tellement de pression là-dedans qu'une soudaine envie d'aller prendre l'air me pris. Une grosse bouffée d'air, c'est exactement ce qu'il me fallait.

Je traversai les portes d'entrée et me retrouvai dans le jardin, endroit à la fois fascinant et rongé par le malheur. Une sorte de terre pour les rejetés solitaires. Décoloré et froid, paysage d'une extrême affliction servant de décor aux damnés punis malgré que ce ne soit pas leur faute, malgré qu'ils n'aient aucun control sur leur esprit.

Profondément perdue dans mes pensées, je déambulai parmi les autres, laissant l'air me fouetter délicatement le visage. J'aimais cette sensation de légèreté, même si je n'appréciais pas cet endroit, je me sentais reposée. Pour le moment.

Quelqu'un m'attrapa subitement le bras.

- Joue avec moi !

Sa voix aigüe et excessivement enthousiaste m'éclata le tympan droit.

- Euh...

C'était cette fille qui devait avoir l'âge d'Aylin. Petite de taille, un immense sourire collé au visage, elle sautillait partout et de manière enjouée. Là, elle m'agrippait fortement le bras en me fixant avec de grands yeux.

- Une autre fois, tu veux ? dis-je.

Je secouai légèrement le bras pour qu'elle me lâche. Ce qu'elle fit, déçue. Mais bien vite, son sourire éclatant revint et elle partit en courant.

Etrange, me dis-je.

- Elle a l'air bizarre, mais elle est en fait très gentille, me lança une voix.

Suivant sa source, je découvris un jeune homme assis par terre, un grand carnet à dessin près de lui ainsi que quelques crayons. Je le reconnaissais, il restait souvent à cette même place. Je ne savais pas trop pourquoi, mais il me dévisageait, un sourire doux sur ses lèvres.

- Tu es Alyssa... Fell, c'est bien ça ?

Il connaissait mon nom ?

- Exact.

- Moi c'est Dylan Asher.

Je lui fis un mince sourire en guise de réponse.

- Je ne t'ai pas vue dehors, auparavant. Est-ce que tu évites les autres ?

- Je ne suis ici que depuis une semaine. Et avant maintenant... Je ne me sentais pas trop sortir.

- Je vois... Le stress des premiers jours. Mais tu vas vite t'habituer à cet endroit.

Ah oui ? A l'entendre, il était là depuis longtemps. En même temps, j'ignorais à peu près tout à propos de lui hormis son nom et sa passion évidente pour le dessin. Une curiosité vive à son sujet me piquait.

Un silence s'est installé. Dylan me regardait toujours de ses yeux bienveillants. Merde, dis quelque chose !

- Tu dessines ?

- Quelle perspicacité ! rigola-t-il. Oui, je dessine. C'est la seule chose qui m'a aidé à tenir. Ca me calme, tu comprends.

Comme mon père et ses écrits, ma mère et ses livres, ou encore moi et mes balades en forêt.

- Oui, je comprends très bien.

Je lui montrai son carnet du menton.

- Je peux voir ?

Il me fit signe de m'assoir et je partis m'installer à côté de lui. Je sentais son regard posé sur moi tandis que je caressais la couverture du carnet. Pourquoi ça me déstabilisait ? Je tournais les feuilles. Chaque page offrait le plaisir d'admirer un nouveau dessin accompli à la perfection. Les couleurs étaient rares, je me demandai si c'était parce qu'il ne disposait pas de beaucoup de crayons de couleurs ou si c'était par choix. Beaucoup de paysages, quelques images de scènes figées dans le temps. Le dessin d'une maison en feu retint mon attention ; les détails étaient impressionnants.

- Ouah... Tu es vraiment talentueux.

Ceci sembla lui fait plaisir.

- Tu es la première à me le dire. Merci.

J'allais continuer à m'extasier devant ses créations, notamment les différents paysages capturés au Beechworth Institute, désormais immortalisé ; quand j'aperçus un portrait, le seul du lot. Des cheveux d'un blond pâle, un nez fin, une petite bouche, des yeux verts en amende. Mon visage.

Je me retournai vers lui ; il passa une main dans ses cheveux, gêné.

- Désolé, je ne t'ai pas demandé la permission...

- C'est très joli, le coupai-je.

J'avais l'impression de voir une autre version de moi. Une moi... fascinante. Je lui fis un grand sourire, mon premier vrai sourire depuis longtemps. Je me demandais pourquoi il m'avait dessinée. Encore plein de questions se bousculaient dans ma tête tandis que je l'inspectais. Il avait l'air si doux, si gentil... Comment avait-il atterri ici ?

Mais mes pensées se noyèrent au moment où je plongeai dans les prunelles émeraude de Dylan.

Je n'étais là que depuis dix minutes, et je sentais déjà l'étau se resserrer tant ces entrevues avec mon médecin me stressaient. Dire que je n'en étais qu'à ma deuxième séance...

- Quels rapports entreteniez-vous avec votre sœur ? Vous vous entendiez bien ?

- C'est compliqué.

Il arqua un sourcil. J'étais trop épuisée pour faire de la résistance, alors je cédai.

- Nous... Je l'aimais. C'était ma sœur, après tout. Je l'aimais sincèrement, mais ensuite elle a commencé à prendre beaucoup trop de place. Elle me volait tout. Je n'existais plus.

- Hum, lâcha-t-il avant de noter quelque chose.

Je jouai avec le bas de mon t-shirt, pensive.

- Qu'est-ce qu'elle vous volait ?

- ... L'amour ? De ma famille, de mon ami.

- Quel ami ?

- Finn Davy. Un... un voisin.

- Vous étiez proches ?

- Très. Nous nous sommes rencontrés à l'école. Puis nous ne nous sommes plus quittés. Nous allions souvent nous promener ensemble...

Je souris inconsciemment à ce souvenir.

- Hum.

Il inscrivit des trucs sur son carnet.

- Qu'en est-il de votre père ?

- Je n'avais aucun problème avec père.

- Vraiment ? Vous n'aviez rien à lui reprocher ? De la maltraitance ?

- Oh, non ! Il était juste assez maladroit et renfermé depuis la... Depuis que ma mère est partie.

- Hum.

Carnet.

- A ce propos, pouvez-vous me donner des détails ?

- Que voulez-vous savoir ?

- Votre version des faits.

Je ris.

- Pour tenter à nouveau de me convaincre que c'est faux ? Que j'ai perdu la raison ? Arrêtez un peu, j'en ai marre.

- Ce ne sont nullement mes intentions. Je veux simplement comprendre votre point de vue.

Oui, c'est ce que tous m'avaient dit avant lui. Qu'ils essayaient de comprendre, de m'aider. Mais le fait de me retrouver dans la même pièce que ce médecin inquisiteur prouvait le contraire.

- Vous ne saurez rien à propos de ma mère.

- Pourquoi me le dissimuler ?

- Parler sans être écoutée m'épuise.

- Hum.

Carnet. Tout ce que je disais était donc si pertinent ?

- C'est Aylin. Ma sœur. C'est sa faute si notre vie de famille de rêve s'est brisée.

- La blâmez-vous pour la mort de votre mère ?

La mort de... Je frissonnai.

- Je parlais de mon père. Elle l'a tué.

- J'ai cru savoir que vous avez raconté la même chose à la police.

Je poussai un très gros soupir.

- Oui ! Je ne fais que le répéter, bon sang !

Il me dévisagea.

- Hum.

Ses « Hum » à répétition étaient plus qu'exaspérants. Encore un et je lui déchire son carnet.

- Au cours de leur thérapie certains patients profèrent des accusations qui se révèlent fausses en fin de compte, m'expliqua-t-il.

- Je ne vous mens pas, je n'invente rien de tout ça.

- Si vous dites vrai, ceci reste à être prouvé.

J'avais envie d'hurler, de m'arracher les cheveux, de tout casser. Est-ce qu'il était sérieux ?

- L'enquête est terminée depuis un moment, poursuit-il, et tout porte à croire que vous avez tué votre père. Les preuves convergent vers vous et seulement vers vous ; il est temps de l'admettre, vous êtes coupable.

- « Les preuves » ? Quelles preuves ? Vous n'avez justement aucune preuve pour m'accuser ! Ce que je dis est vrai, vous devez m'écouter et surtout me croire.

Mon cher et tendre docteur soupira.

- Ecoutez, je prends en compte votre parole et communique vos accusations aux autorités – même si je doute que cela puisse changer quoique ce soit. Je ne pense pas qu'ils remueront encore cette histoire suite à une version des faits infondée, et venant d'une personne... en difficulté.

Je respirai profondément pour ne pas me mettre en colère.

- On vous fera des tests supplémentaires, et nous passerons à trois séances par semaine. Est-ce que c'est clair, Alyssa ?

Trois séances d'oppression ? Non, merci ! De plus, mon prénom avait une sonorité horrible dans sa bouche. Cet homme me donnait envie de vomir. J'allais protester, quand je remarquai la présence du voyant rouge appartenant à un magnétophone, objet en marche et subtilement dissimulé. Nos conversations étaient ainsi enregistrées. Je relevai les yeux vers lui.

- Ce qui est clair, c'est que je ne peux faire confiance à personne dans cet institut.

Je sortis de ma chambre et passai devant la salle commune pour aller prendre mon dîner. Le réfectoire était semblable à une petite cantine, équipé de multiples tables dispersées avec proximité l'une de l'autre. C'était comme la reproduction d'une cafétéria de lycée mais pour les fous. Je me laissai tomber à ma place habituelle, une table dans un coin de façon à avoir un large champ de vision sur toute la pièce. Je déposai mon plateau sur la table et en inspectai le contenu. Un bol de soupe, une petite tourte, et une part de gâteau. Miam. La nourriture n'était pas si bonne, mais j'avais faim.

- Alyssa !

La voix était parvenue depuis l'autre bout de la salle, haut perchée et forte. Quand je relevai la tête, je vis cette fille qui m'avait interpellée dans la cour plus tôt en train de me faire un immense coucou de la main. A sa gauche se tenait Dylan, son plateau en main et un sourire plaqué sur le visage. Tous deux se dirigèrent vers ma table.

- On peut s'assoir ? demanda Dylan.

J'acquiesçai et ils se mirent en face de moi. La fille me bombarda immédiatement.

- Je m'appelle Iris Diggs, dans ma famille on me surnomme Riri, parce qu'il y a « ri » dans Iris mais aussi parce que je ris beaucoup, j'ai douze ans même si j'ai l'air d'en avoir beaucoup moins, les gens ne m'aiment pas beaucoup parce qu'ils disent que je suis fatigante, mais moi je ne trouve pas, tant pis pour eux ! Ce n'est pas grave je jouerai toute seule jusqu'à ce que quelqu'un veuille jouer avec moi !

Elle dit ça d'une traite et tellement rapidement que j'eus peur qu'elle s'étouffe si elle oubliait de respirer.

- Contente de te connaitre, Iris.

- Moi aussi ! s'écria-t-elle en sautillant sur sa chaise.

Quelques têtes se tournèrent vers nous momentanément. Dylan s'attaque à sa tourte à grands coups de fourchette.

- Alors... Parles-nous un peu de toi, Alyssa.

Je baissai la tête et jouai avec mes couverts.

- Il n'y a rien d'intéressant à savoir.

- Je suis sûr que si.

Quand je levai les yeux vers lui, je surpris cette lueur de curiosité dans son regard. Ca, additionné à un sourire espiègle.

- Oh oui, raconte-nous ton histoire ! renchérit Iris.

- Mon histoire...

- Il y a une raison pour laquelle tu es ici, pas vrai ? Raconte-nous, s'il te plait !

Elle avait toujours cet excès de joie maladif, et je ne savais pas encore si j'aimais bien ça ou si ça m'agaçait.

- Eh bien...

Je déglutis. Je n'avais aucune envie de leur dire, puis que des rumeurs se répandent. « Oh, regardez, c'est la nouvelle ! Parait qu'elle a tué son père et a failli achever sa sœur aussi. Assassin ! ». Je ne voulais pas être qualifiée de tueuse alors que ce n'était pas vrai.

Finalement, Dylan prit la parole.

- Hum, je crois qu'Alyssa est un peu fatiguée maintenant, dit-il en s'adressant à Iris. Elle nous racontera plus tard, d'accord ? Et si tu nous faisais part de ton histoire à toi, pour le moment ?

- Bien sûr !

Je glissai un merci discret à Dylan tandis qu'Iris débutait son récit.

- Mon papa est mort quand j'avais sept ans, alors ma maman a commencé à avoir des problèmes, des problèmes d'alcool, des problèmes d'argent et des problèmes dans sa tête, et moi ça me rendait très triste alors j'ai commencé à avoir des problèmes aussi, un jour ma maman m'a tapée parce que je lui ai demandé de jouer avec moi, mais ce n'est pas grave au bout de deux minutes ma joue ne me faisait plus trop mal, mais j'étais triste alors j'ai commencé à me couper de tout, je n'avais pas d'amis parce que tout le monde avait peur de moi et un jour ma maman m'a dit que j'étais folle, parce que d'après elle j'étais une enfant bien étrange, mais vraiment je ne vois pas de quoi elle parle !

Comme la première fois, elle a débité un nombre incalculable de mots par seconde. J'ai bien cru qu'elle allait s'étouffer. Pauvre Iris... Elle me regardait avec de grands yeux et était extrêmement agitée. Je me sentais mal à l'aise. Je cherchais quelque chose à dire, mais Dylan posa une main rassurante sur l'épaule d'Iris et me sauva une fois de plus la mise.

- Tout le monde a une histoire, ici, dit-il à mon adresse. Un passé indomptable et inavouable. Celle d'Iris en est un exemple, mais crois-moi, au cours de mon très long séjour ici, j'en ai entendu des bien pires.

Tout le monde a une histoire, ici.

Il faut croire, oui. Moi aussi j'en avais une. Etais-je prête à la partager ? J'avais peur qu'on ne me croit pas, encore une fois.

Mes pensées allaient en tous sens, et ce, chaque nuit. Les insomnies se faisaient présentes, et tout ce que je pouvais faire, c'était rester allongée dans mon lit et laisser mon esprit vagabonder.

Mon père avait ses démons. Il croulait sous ses idées noires, il mourait un peu plus chaque jour. Pour tenter d'évacuer un minimum de douleur, il avait recours à sa meilleure manière de se libérer : l'écriture. Il couchait ses malheurs sur des feuilles de papiers. Jour et nuit, enfermé entre les quatre murs de son esprit, il écrivait pour empêcher la folie de s'emparer de lui. Je les ai tous retrouvés, ses journaux. Il en avait plusieurs ; certains parfaitement lisibles et découlant d'une extrême douleur, d'autres n'étaient qu'un amas de gribouillis insensés. C'est en passant mes nuits éveillée à en lire chaque mot que j'ai découvert la vérité. Sur tout.

L'amour, le désaccord des parents, la fuite à deux, le mariage, les deux enfants, le bonheur, puis l'élément déclencheur : la disparition. Nos grands-parents sont arrivés dès lors pour porter secours à mon pauvre père, trop ébranlé par la nouvelle pour savoir ce qu'il fallait faire. Je savais désormais qu'il était au courant que ma mère n'avait pas été kidnappée, morte ou quoique ce soit. L'appel à l'aide qu'il a lancé à ses parents était dans le but de le leur annoncer et leur demander conseil. Et ces très sages parents l'ont forcé à effacer entièrement la vie de celle qu'il aimait. Ils n'avaient jamais apprécié ma mère, ce qui était inconcevable pour moi car ma mère était aimée de tous. Mon père n'a fait mention d'aucun acte de la part de ma mère qui aurait suscité le mépris de ses parents, alors je supposai qu'il n'y en avait pas.

C'est donc pour ça qu'ils nous détestaient. Aylin et moi étions les fruits d'une union qu'ils abhorraient. Nées d'une mère faible et lâche, et d'un père devenu fou de chagrin.

Nous étions les filles des ténèbres.

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