I . FACE À FACE AVEC DOLL FACE

Je crois que le terme que vous cherchez est : « OMG ».

Les barrières du passé ont été levées et vous avez pu y voyager en parcourant un périple tempétueux. A l'instant, vous revenez vers un présent des plus mouvementés. Que va-t-il se passer maintenant que le voile à été levé ?

- Félicitations, tu t'en es sortie vivante, Aylin. Te voici à destination. Ouvre donc cette porte pour recevoir ta récompense !

Elle s'exécute, fait un pas dans la pièce, me regarde de la tête au pied comme si je n'étais pas réelle, comme si je ne pouvais pas être réelle. Et je vois son visage se décomposer.

Je lui souris.

- La vie est imprévisible, n'est-ce pas ?... Tout comme moi.

Ses yeux son animés d'une rage folle. Sa mâchoire tremble avant qu'elle ne prononce un mot, les dents serrées.

- Alyssa.

Je tournoie sur moi-même, faisant voltiger quelques peu ma robe rouge sang.

- C'est bien moi !

Ses yeux papillonnent avant de se fermer complètement. Elle fait pression sur sa blessure grâce à ses mains, mais ça ne l'empêche pas d'en ressentir la douleur. Elle gémit et s'assoit par terre, le visage grimaçant.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je faussement inquiète. Ca ne va pas ?

Aylin me lance un regard haineux auquel je réponds d'une expression satisfaite.

- Bon, déclarai-je, puisque tu n'as rien à dire, nous allons passer à la suite.

Elle me toise, incertaine.

- La suite ?

- Bien sûr ! Le spectacle ne va quand même pas s'achever en si bon chemin.

Je tourne la tête vers mon très cher Nolan, qui vient à mes côtés. Je vois au-delà du masque et aperçois ses prunelles reflétant la fierté de notre réussite. A deux, nous nous dirigeons vers le rideau derrière nous et sur un hochement de tête complice nous abattons le bout de tissu.

Devant l'air abasourdi d'Aylin le rideau tombe et dévoile la surprise qu'il dissimulait.

L'ampoule nue accrochée au plafond baigne la pièce de sa lumière diffuse. Trois corps enchaînés apparaissent, hagards et surtout sérieusement en sale état. L'un appartient à une femme d'âge mûr, ses cheveux bruns cachent son visage baissé et dissimulent par la même occasion son identité. Ses vêtements autrefois élégants sont maintenant troués et tâchés. La jeune femme à côté a des traits familiers. On peut facilement la reconnaître, malgré les gros bleus dessinés sur sa mâchoire. Ses cheveux emmêlés vont de paire avec sa tenue sale et en partie ensanglantée. Le jeune homme gisant à sa gauche ouvre difficilement les yeux en entendant nos voix. Des bleus et du sang défigurent son visage parfait. Son cou parsemé de traces violacées et la grosse entaille sur son épaule font preuve de l'œuvre de Nolan. Son T-shirt, lui, est déchiré et imprégné de plusieurs tâches de sang.

- Finn !

Aylin tend une main vers lui, les yeux déjà larmoyants.

- Salut, sourit-il faiblement en réponse.

Aylin lui renvoie une expression de pure soulagement – il aurait pu être mort, à l'heure qu'il est – mais son sourire disparait peu à peu dès lors que ses yeux se posent sur la jeune femme respirant avec peine.

- N-Nelly ?

La susnommée répond par un gémissement.

- Oh, non ! Nelly, est-ce que ça va ?

Aucun mot ne lui parvient.

- Est-ce que ça a l'air d'aller ? répliquai-je à la place. Regarde où nous en sommes arrivés à cause de toi.

- A cause de moi ?

Aylin semble outrée.

- Ce n'est pas moi qui nous a enfermés dans cette maison de tous les enfers et qui ai torturé plusieurs personnes entre ses murs ! gueule-t-elle.

Ceci lui vaut une claque.

- Je t'interdis de me parler sur ce ton.

Aylin se tient la joue et j'entends Finn remuer derrière moi, voulant certainement intervenir. Nolan s'occupe de le faire taire avant même qu'il ne parle.

- Arrête.

Sa voix éraillée me parvient alors que son corps affaibli se bat pour bouger d'un poil.

- Alyssa, ma chérie, s'il te plait.

Je me retourne vers elle. Ca faisait un moment qu'elle a perdu connaissance. Elle a été de loin la plus facile à assommer. Dommage qu'elle ait raté l'arrivée de notre VIP.

- Tu as le droit de ne prononcer aucun mot, maman.

Aylin hoquette de stupeur. Sa surprise à peine avalée, elle braque à présent ses yeux sur cette femme aux mains et aux pieds attachés, tentant de reconnaître en elle sa mère.

- Aujourd'hui, c'est les retrouvailles, annonçai-je. Tout sera mis sur le tapis ici même. Absolument tout. Car j'ai comme l'impression qu'on s'est tous quittés dans des circonstances pas très favorables. Je nous offre donc la chance de mettre certains points au clair.

Je dévisage chacune des personnes qui m'entourent, et pointe un index presque accusateur vers leurs visages au fur et à mesure que je parle.

- Amelia, la maman autrefois disparue. Aylin, la fille maléfique. Moi, l'innocente accusée à tort. Finn, dommage collatéral...

Je me retournai à demi.

- ... J'ai même invité Nelly. Après tout, c'est une réunion de famille, ajoutai-je en lui faisant un clin d'œil.

Finn toussote.

- Aylin a besoin d'être soignée.

Je lève les yeux au ciel.

- Oh, bon sang, qu'est-ce que tu peux être agaçant Finn ! Arrête avec ton numéro du gars follement amoureux, ça commence à me gaver.

- Il a raison, intervient Nelly. Nous avons tous besoin de soins. Je peux le faire si tu...

- Non, je ne le veux pas, m'énervai-je Je m'estime avoir tous les droits de vous infliger ceci, ma chère petite tante que je n'ai jamais connue, et tout ce que vous avez à faire c'est souffrir et vous la fermer comme je l'ai fait des années durant.

Nelly lève vers moi des yeux suppliants et je réalise à l'instant à quel point elle ressemble à ma mère. Ainsi mises côte à côte, la similitude de leurs traits en devient même flagrante. Je retrouve un ton plus calme mais je ne me laisse pas attendrir.

- Je disais donc que nous procèderons à la mise à nue d'une vérité enfouie que plusieurs ici ignorent encore. Mais avant, laissez-moi vous présenter mon invité surprise...

D'un geste théâtral, je désignai mon associé posté devant moi. Aylin se traine telle une limace infirme en direction de mes trois autres captifs. Nelly et Finn la prennent tout de suite dans leurs bras, tandis que la maman mise de côté la regardait d'un air presque douloureux. Les quatre paires d'yeux se redéposent sur nous, sur le merveilleux couple que nous formons Nolan et moi, et tous quatre retiennent leur souffle tandis que Nolan lève ses mains vers son visage. Ses longs doigts fins effleurent le masque, le retirent doucement...

Aucun d'eux ne bouge même quand son visage est entièrement dévoilé.

- Hein ?... Nolan Harvey ?

Finn et Aylin plissent les yeux et le scrutent comme s'ils peinaient à le reconnaitre, à la différence du regard confus de Nelly et celui totalement perdu d'Amelia.

J'avoue que j'ai espéré mieux comme réaction.

- Nolan Harvey, acquiesçai-je, mon précieux coéquipier.

Je vois à leur regard que des souvenirs sont remontés à la surface. Le voyage en train foireux, le meurtre de Quinn Harvey, celui de Ian Kay, l'enterrement assez peu commun, le bal masqué saboté, les attaques surprises, toutes les machinations dirigées non pas par un mais deux cerveaux vengeurs. Un pan de l'histoire s'insinue lentement dans leur tête et je n'ai même pas à m'attarder sur des explications.

- Toi et lui...

Aylin cherche confirmation, et je la lui donne.

- Depuis le début.

Elle relâche sa respiration en même temps que Finn. Je joins mes mains et affiche un air très enthousiaste, ce qui est limite déplacé vu la situation des quatre crétins en face de moi. Je n'en ai pas fini avec vous.

- Bien, maintenant que ce point est mis au clair, c'est l'heure de faire un chouette petit jeu ! Nous allons décortiquer une histoire que l'on connait tous ici. Chacun son tour, nous raconterons notre point de vue de la chose... Notre version de la vérité jusqu'à dénicher ce qui s'est réellement passé.

Je les regarde tour à tour avec insistance, ce qui renforce la méfiance qui brille dans leurs yeux autant que leur crainte.

- Tiens... Nelly ! Nous allons commencer par toi, ma petite tante. Racontes-nous donc ce que tu sais de la Fell Family.

Elle regarde les autres avec hésitation. Peut-être veut-elle leur demander leur avis, peut-être espère-t-elle avoir d'eux une explication sur ce qui se passe. Mais ma voix la rappelle à l'ordre.

- Aucune concertation, aucun échange de paroles, aucune intervention. Un mensonge, une omission, ou une désobéissance égale une punition.

Nelly baisse la tête.

- D'accord. Ce que je sais des Fell ? Eh bien... John et Amélia se sont enfuis ensemble suite à l'opposition de la famille de John face à leur union... Ils t'ont eue, toi, Alyssa, puis Aylin et... Je n'ai pas eu de nouvelles très souvent, et j'ai découvert la plupart des choses après, mais... Un jour, les parents de John ont appelé et m'ont demandé de l'aide. J'étais la seule parente proche, alors il était naturel de faire appel à moi après... Après ce qu'il s'est passé.

Elle s'arrête. Tout le monde l'écoute attentivement, je l'encourage donc à poursuivre.

- Et que s'est-il passé ?

- Eh bien... Je ne savais de quoi il s'agissait jusqu'à ce qu'ils... Les grands-parents m'ont dit que tu as tué John... Et que tu t'en es prise à Aylin ensuite. J'ai pris Aylin sous mon aile, et toi tu as été... internée.

Finn a un violent sursaut. Il cherche le regard de Nelly, puis celui d'Aylin, mais se rabat sur le mien puisqu'aucune d'elles n'ose lui faire face.

Je souris.

- « Les grands-parents m'ont dit », très exact. Merci, Nelly.

Je me tourne de nouveau vers Finn. Ses prunelles se raccrochent désespérément à moi. Il fut un temps où tu me portais le même regard.

- A ton tour, Finn, tu as la parole... Un commentaire, peut-être ?

- Je... ne savais rien.

Je fais une moue faussement choquée.

- Dis donc, Aylin ! Tu n'as rien dit à notre ami ?

Elle me dit d'aller me faire foutre d'un simple regard.

- Tu es donc partie sans donner d'explication à notre petit voisin ? Je suppose que c'est telle mère, telle fille...

Je vois la mâchoire d'Amelia se crisper. Je ne vais épargner personne, ce soir.

- Finn, je t'en pris, poursuis.

- Tout ce dont j'étais au courant, c'est que vous étiez une famille de quatre. Je t'ai rencontrée en premier, puis j'ai connu Aylin. J'ai bien évidemment eu vent du décès de votre mère – et croyez-moi la voir aujourd'hui en face de moi me choque profondément. Toi, Aylin et moi, nous étions les meilleurs amis du monde, puis... Plus rien. Tu as disparu, votre père a disparu, Aylin n'est pas venue à l'école et en rentrant chez-moi j'ai constaté qu'elle avait disparu aussi. Vos grands-parents ont refusé de dire quoique ce soit et ont mis les voiles.

Un rictus se forme sur ses lèvres. Colère...

- Mais on dirait que tout le monde est là, à présent ! rit-il sèchement. Ne manque plus que le père pour compléter la bonne grosse blague. Allons, dis-le nous, où est-ce qu'il se cache ?

Je me joins à lui et ricane.

- Ah non non, lui il est bien six pieds sous terre. C'est d'ailleurs en partie pourquoi je bous de rage, tu vois.

- Ah oui ? Eh bien moi aussi, parce que tout ceci ne me fait absolument pas rire !

Je m'accroupis vers lui, il se colle un peu plus contre le mur derrière lui. Je lui fais lever le menton d'un doigt pour l'obliger à me regarder. Je me rapproche un peu plus, lentement, comme si j'allais l'embrasser.

- Si tu crois tout savoir à présent, susurrai-je, tu te trompes rudement.

Il détourne légèrement la tête, ce qui m'incite à me relever et feindre ne pas avoir remarqué le rouge qui lui est monté aux joues. Je lance un sourire satisfait à Aylin qui a bien l'air de vouloir me buter.

- On boude, Aylin ?

- Oh, la ferme !

Hop, une claque et sa tête bascule sur le côté.

- Encore une erreur et c'est la barre de fer, compris ?

- Calme-toi, Alyssa.

Je ne prête aucune attention à Finn.

- Qu'en dis-tu de nous donner ta version des faits, Aylin ?

Elle frissonne violement avant de relever le menton. Des gouttes de sueur courent le long de sa peau qui a pris un teint blafard au lieu de sa couleur laiteuse habituelle. Sa blessure à la jambe est poisseuse, le pus dégoulinant rivalise d'abondance avec le sang coulant à une vitesse toujours plus inquiétante. Néanmoins, malgré son affaiblissement elle trouve la force – et surtout le culot – de lâcher un rire terriblement amer.

- Tu es tellement pathétique, Alyssa. Regarde-toi ! Après toutes ces années, tu penses encore à ces vieilles histoires sans importance. Et pourquoi ? Parce que tu as toujours été jalouse. Dés que j'ai un minimum de bonheur tu viens tout gâcher car simplement tu ne peux pas supporter que quelqu'un d'autre soit meilleur que toi. Et tout a commencé quand Finn s'est intéressé à moi plus qu'à toi. Il m'a toujours aimée plus que toi, et en grande gamine que tu es tu n'as pas pu le supporter. Aujourd'hui, tu tortures des innocents pour des broutilles ! Tu es folle. Tu es complètement cinglée. Mon estime pour toi vient de chuter – enfin, ce qu'il en restait.

Quelle salope !

- Tu oses m'appeler cinglée ?! explosai-je. Après tout ce que tu m'as fait subir, tu...

Les mots s'étranglent dans ma gorge tant ma rage est puissante.

J'empoigne ma barre de fer et lui assène un premier coup. Son hurlement strident secoue toutes les personnes présentes dans la pièce.

- Est-ce que tu te rends compte de tout ce que j'ai dû vivre à cause de toi ?! gueulai-je.

Un nouveau coup.

- Est-ce que tu peux imaginer une seule seconde toute la merde que j'ai dû endurer sans pouvoir protester ?!

Encore un coup.

- Tu sens ça ? Eh bien cette douleur n'est rien à côté de celle qui m'a habitée pendant toutes ces années ! J'ai failli me tuer à cause de toi, sale garce !

Les sanglots de Nelly couvrent un instant les cris de chat en agonie d'Aylin.

- Arrête ! Arrête je t'en prie !

- Alyssa ! crie à son tour Finn au dessus du raffut. Lâche ça tout de suite !

- Taisez-vous !

Aylin semble sur le point de claquer. Ca me donne envie de la battre jusqu'à ce que mort s'en suive, mais je me retiens.

- Tu m'as poussée à bout... soufflai-je. Dès le moment où tu as... tu as...

Des larmes m'échappent du coin de mes yeux.

- DIS-LE !

- Je l'ai tué.

Tout mouvement dans la pièce s'arrête. Seul un murmure faible suit le ton posé d'Aylin.

- Q... Quoi ?

- Je l'ai tué, répète Aylin de manière distincte.

Nelly s'en mêle.

- De qui tu parles... ?

- DE PAPA !

Aylin a à présent le visage strié de larmes silencieuses.

- J'ai tué papa, tu es contente ?! dit-elle à mon adresse. Je l'ai tué, et je t'ai fait accuser et... C'est comme l'ont raconté les poupées.

- Tu le savais, hein. Tu savais que ces poupées ne vous représentaient pas toi et Finn.

Aylin baisse les yeux.

- Oui. Dès que j'ai vu la robe rouge, j'ai su.

Finn nous regarde, abasourdi.

- Quoi ? De quoi vous parlez ? Mais bon sang quelqu'un peut m'expliquer clairement c'est quoi ce bordel ?

Je jette ma barre de fer derrière moi, et le bruit fait sursauter Aylin.

- C'est très simple, Finn. Ton âme-sœur va tout te dire.

Je fais quelques pas en arrière pour mieux admirer le spectacle.

- Dis-moi tout, Aylin. Je t'en prie, murmure-t-il.

Aylin reste silencieuse dans un premier temps mais finit par céder.

- Peux-tu imaginer ce que ça fait ? fit-elle tout bas. D'entendre son père tenter d'expliquer la mort de sa mère... C'est abominable. Une mère devrait être là pour ses enfants, et la mienne a disparu du jour au lendemain. Après cela, j'ai perdu mon père aussi car il portait un trop lourd fardeau à lui tout seul. Il allait mal... Tout comme Alyssa qui enviait tout ce que j'avais – notamment toi. Elle tombait un peu plus bas chaque jour, et j'ai cru bien faire en tentant de la sauver. Mais à présent je me sens si... stupide. D'avoir été assez idiote pour croire la pseudo mort de ma mère, d'avoir cru faire bon de sacrifier la vie défaillante de mon pauvre père pour une sœur ingrate et à jamais insatisfaite. Mais surtout, je regrette une chose : celle d'avoir fait partie de la famille Fell.

- Donc tu l'as tué.

Aylin a un petit sursaut à l'entente de la voix éteinte de Finn.

- Tu l'as tué. Et après ?

Elle ravale un torrent de larmes.

- Je l'ai tué, et... J'ai menti. Alyssa, elle... Je l'ai accusée et on a m'a crue. Elle s'est retrouvé à l'asile quand moi je prenais fuite avec Nelly.

Finn fixe maintenant le vide, y cherchant certainement une échappatoire à ce cauchemar.

- Mais ce n'est pas de ma faute ! crie soudain Aylin. Ma famille m'a empoisonnée. Elle m'a fait souffrir jusqu'à me... changer.

Hagards, personne n'ose prononcer un mot. Les aveux honteux sortis de la bouche d'Aylin me font lâcher un rire euphorique.

- Vous voyez ! dis-je d'un air moqueur. Vous voyez que vous aviez tous tort ! Toujours à croire cette sale menteuse ! J'étais celle qui avait besoin d'être sauvée des griffes du monstre qu'est ma sœur, et tout le monde a choisi de la protéger, elle. J'aurais dû être celle à me plaindre à la police, celle à réconforter, celle à emmener loin de l'enfer vers une nouvelle vie avec une tante aimante dans une ville douillette. Au lieu de ça, j'ai croupi dans un hôpital infâme à la place d'Aylin. Tout ça parce que vous ne voyez pas plus loin que votre nez. Vous vous laissez aveugler par la beauté d'un ange sans prendre compte du démon qui se cache derrière ses yeux. Est-ce que tout ça était juste pour l'enfant que j'étais ? Non. Est-ce que quelqu'un s'en souciait ? Non !

- Tout est de ma faute.

Nous tournons tous la tête vers l'origine de la voix.

- Tout est de ma faute, répète Amelia d'une voix brisée.

Elle garde la tête baissée, ses cheveux en plein sur sa face nous empêchent de voir son visage.

- Je n'aurais pas dû...

- Amelia... la préviens-je.

Elle gémit avant de fondre en larmes pour de bon.

- Je ne voulais pas, je vous le jure !

J'hésite entre user de mots doux ou de violence pour lui arracher le fond de sa pensée.

- Arrête de tourner autour du pot et dis ce que tu as à dire.

- Je vous ai abandonnés.

Je lève les yeux au ciel.

- Ca, tout le monde le sait. Autre chose de pertinent à dire ?

Elle ne semble pas porter d'attention à mes propos. A quoi je m'attendais, franchement ?

- Je vous ai abandonnés... Vous, mes enfants. Votre père que j'aimais tant... Mais j'étais obligée.

J'allais lui balancer toutes sortes d'horreur pour son absurdité mais elle me coupe.

- On m'a forcée... Oh, mon dieu, je m'en veux tant ! Pardonnez-moi, mes chéries, je vous en supplie, je...

- Qui t'a forcée et à quoi ?

- A partir, ils m'ont menacée...

- Qui ?!

Elle plaqua ses mains sur sa tête comme si elle ne supportait plus ses pensées vagabondes.

- Les parents de John.

Le temps se figea.

Evidemment, le pourquoi de la situation a dû traverser l'esprit d'Aylin aussi bien que le mien. Pourquoi maman est partie ? Parce que oui, son départ était tout à fait illogique à nos yeux. Nous nous posions la question, mais trop axées sur nos sentiments violents, nous ne nous sommes toutes deux pas réellement penchées sur l'origine du chaos. Il devait y avoir une cause derrière la décision de notre mère, elle ne pouvait pas être partie sans raison. J'y avais réfléchi, mais il semblerait que toutes mes hypothèses aient été fausses. Alors que je croyais que le problème venait du cœur de la famille, ma mère vient de m'en révéler la véritable source.

Mes salopards de grands-parents.

Je l'ai compris bien tôt, mes grands-parents étaient des gens qui soignaient l'apparence qu'ils montraient aux autres. Ils aimaient être parfaits, leur image passait avant tout. J'aurais mis ma main à couper que c'était pour cette raison qu'ils ont préféré feindre le décès de notre mère plutôt que d'avouer qu'elle nous a tout bonnement quittés en pleine nuit. Quelle honte ! Quel déshonneur ! Mais moi je voulais ma maman, rien d'autre. Déjà que je les détestais pour nous avoir menti, ma haine pour eux vient de décupler en découvrant qu'ils étaient dix fois pire que ce que je pensais.

Je me mets dos à mes captifs et me retiens de vomir. Dans ma torpeur, j'entends à peine la suite du récit de ma mère.

- La réputation tant convoitée de la famille Fell s'est dégradée quand la nouvelle que le fils s'est enfui avec une fille quelconque s'est propagé, dit-elle. Des années durant, nous avons été en sécurité à Amentia, mais ils ont fini par retrouvé notre trace par je ne sais quel moyen. Ils m'ont menacée de détruire notre famille si jamais je me collais un peu plus à leur fils.

Je m'entends ricaner au moment où je refais face à ma mère. Cette fois, son visage est bien levé cette fois et je peux voir son trouble quand je la fixe de mes yeux fous.

- Ils n'ont pas eu à le faire, car tu as très bien réussi toi-même.

Mes mots la blessent une fois de plus et son torrent de larmes reprend de plus belle.

- Tss, toujours la même, hein ? A pleurer pour un oui ou pour un non. Laisse-moi te dire quelque chose, maman : pleurer et fuir les problèmes ne te mèneras jamais à rien, peu importe à quelle vitesse tu cours. Aujourd'hui, c'est ta plus grosse erreur qui te rattrape.

- Je n'ai pas eu le choix.

- Oh que si, tu avais le choix. Mais maman est faible, maman est fragile, n'est-ce pas ? Désolée, mais tu n'as aucune excuse pour avoir pris la plus stupide des décisions.

Elle tenta de me communiquer sa peine à travers ses yeux rouges et larmoyants. Raté.

- Je suis tellement désolée...

J'ai un geste désinvolte.

- Peu importe. Etre désolé ne veut rien dire.

Mes quatre captifs semblent au bord de l'hystérie quand je tournoie parmi eux comme un lion près à se jeter sur sa proie.

- Vous voulez entendre la vérité à l'état brut ?

Personne n'a l'air de vouloir répondre, mais je plonge dans un long monologue relatant dans le moindre petit détail ma vie depuis que toute cette histoire tordue a débuté. Comment notre famille est passée de modèle à impétueusement brisée. Comment nous étions passés, nous les Fell, les membres parfaits d'une famille de poupées aux défauts inexistants, à quatre pantins distordus au corps et à l'esprit cassé. Une fois nos masques de poupées tombés, plus aucune dissimulation ne subsiste : les apparences don nous jouions devant les autres ne trompent plus personne.

- Vous êtes les détonateurs de mon désastre. Un beau malheur que vous tous avez perpétré. Hélas, je n'ai pas pu échapper à la souffrance agonisante que vous m'avez infligée. C'est fort heureusement qu'aujourd'hui, chaque pièce du plateau de jeu se verra acquérir le châtiment qui lui convient.

Je les regarde dans les yeux, prends une voix grave.

- Il est temps d'en finir.

Leur respiration se coupe net. Ils ont compris.

Un geste de ma part suffit à Nolan de s'emparer d'Amelia et de resserrer ses liens.

- Pour m'avoir abandonnée, maman.

Les protestations des autres s'élèvent tandis que j'agrippe fortement le cou de ma mère et commence à serrer de toutes mes forces. Sa bouche s'entre-ouvre, cherche de l'air ; ses yeux s'écarquillent et fixent les miens. Je faiblis un instant quand j'aperçois ses prunelles claires me supplier de la libérer. Mes doigts se desserrent quelque peu et de l'air passe en petite quantité dans ses voies respiratoires. Voir sa mère souffrir est insoutenable... Juste où j'allais la lâcher et la prendre dans mes bras, des images déplaisantes m'assaillent. Elle t'a fait souffrir. Je me reprends alors et mes doigts se plantent un peu plus dans la chair ferme de son cou. Je serre. Encore. Encore. Encore.

Elle s'écroule à terre, son pouls ne pulsant qu'à peine.

On se dirige vers Nelly, complètement affolée.

- Pour avoir aimé la mauvaise nièce.

Je lui attrape le menton, la forçant à ouvrir la gueule, puis lui fourre une petite pilule dans la bouche. Méfiante, elle tente de la recracher. Le comprimé reste un bon moment au bout de sa langue car Nelly ne veut définitivement laisser passer. Je lui crie d'avaler, lui serre la mâchoire, pousse le cachet au fond de la gorge et l'oblige à bouffer cette fichue pilule.

Nelly déglutit et le comprimé finit par descendre le long de son œsophage.

- C'est très bien, ma petite tante. Tu viens d'ingérer une gélule poisonneuse qui ne tardera pas à te tordre l'estomac, te brûler la poitrine, t'assécher la bouche et te marteler le crâne jusqu'à te rendre folle.

Quelques secondes à peine après mes propos, Nelly se tient le ventre. Elle est peu après secouée de spasmes violents. Toutes les douleurs que j'ai énoncées semblent la prendre en proie, et elle se roule par terre et se débat, espérant se débarrasser de cette douleur déchirante... mais surtout inexistante. La pilule que Nelly a ingurgitée est inoffensive. Mon affirmation sur ses effets est fausse... Et pourtant elle subit exactement ce que j'ai dit. Comment ? Effet nocebo. Il a suffit que je lui dise que cette substance est dangereuse et qu'elle me croie pour que, psychiquement, elle en ressente les effets nuisible.

La magie de la psychologie humaine.

C'est au tour de Finn.

- Pour m'avoir brisé le cœur.

Je sors un couteau de ma ceinture et regarde un instant la lame briller sous la lumière artificielle. La gorge de Finn se noue quand j'avance la pointe de l'objet vers son cou. Des frissons parcourent son corps tandis que je fais courir la lame aiguisée sur sa peau. Un sourire dément doit illuminer mon visage car son menton tremble un peu plus à mesure qu'il me regarde. Je suis la courbe de sa mâchoire avec mon couteau.

- Qu'est-ce que j'aurais fait pour tes si beaux yeux... Je t'aimais follement, tu le sais ? Mais...

Je chuchote près de ses lèvres.

- ... Tout est voué à mourir, juste comme le font les étoiles. N'est-ce pas ?

Je lui déchire son t-shirt et lui plante mon arme juste à l'emplacement de son cœur. Aylin émet un petit couinement quand le visage de Finn s'immobilise. Je bouge la lame, trace des courbes. Finn peine à respirer. Mon dessin fini, je fais un pas en arrière pour admirer le résultat. Bien que le couteau ne l'ait pas mutilé profondément, une quantité considérable de sang émane du cœur que j'ai tracé sur son torse. Plusieurs blessures suivent celle-ci, plus ou moins intenses. Je trempe deux doigts dans le sang maculant sa peau et m'en couvre les lèvres avant de lui déposer un baiser sur la joue, et une dernière ombre passe dans les yeux horrifiés de Finn.

Nolan et moi nous retournons en même temps vers Aylin, laquelle attend sa sentence avec crainte et répulsion.

- Pour m'avoir tuée, petite sœur.

Nolan lui agrippe les cheveux avec violence, maintenant sa tête en arrière, et lui plaque un chiffon sur le visage. Dans ma main se trouve un récipient rempli d'un liquide transparent. Me penchant vers Aylin, je verse l'eau sur le chiffon. Aylin se débat, tente de libérer sa tête. Mais Nolan la tient fermement. Il lui enlève le bout de tissu du visage et elle inspire une grosse goulée d'air. Elle suffoque. Mais à peine a-t-elle le temps de profiter des joies de la respiration que Nolan lui remet le chiffon et que j'y verse à nouveau de l'eau. Encore et encore, pour lui donner la douce sensation de se noyer.

Aylin, n'en pouvant plus au bout d'un moment, commence à ne plus gigoter. Finn me crie d'arrêter. Et la douleur dans sa voix me pousse presque à le faire. Presque.

Nolan traine Aylin tandis que je ressors mon couteau déjà tâché du sang de Finn. Une lueur de vie scintille encore dans le regard sombre d'Aylin. Elle me regarde, et ses lèvres tremblantes réussissent à articuler trois mots.

- Je... te... hais.

Une vive douleur se réveille en moi, attisant de nouveau ma colère noire. Je lui plante le couteau dans la chair à plusieurs reprises et elle pousse des gémissements de plus en plus faibles. Son sang m'éclabousse et c'est jouissif. Amelia est inconsciente, Nelly a détourné le regard, mais Finn blanc comme un linge regarde la scène l'air de céder à l'hystérie d'une minute à l'autre. Aylin se tourne vers lui et croise son regard. Elle lui sourit.

- Je... t'...

Je lui porte le coup de grâce et le temps meurt avec Aylin.

Je me penche sur ses yeux vitreux. L'œil gauche me fixe, et regarder dans la pupille dilatée me fait plonger dans un trou noir sans fond. L'iris teinté du bleu nuit rare que les yeux d'Aylin possèdent brille encore. Cette essence magique d'un bleu unique vit en ces prunelles figées par la mort mais pourtant immortelles.

Je lui ferme les paupières.

Nolan desserre quelque peu les liens de Finn.

- Appelle les flics, dis-je en lui jetant un téléphone.

Je glisse le long du mur dans le couloir et m'y appuie, vidée.

C'est ici que tout s'achève pour moi.

- Il est temps que tu partes, Nolan.

- Pardon ?

- Il faut que tu t'en ailles, maintenant. Comme nous l'avons convenu.

- Non. Je ne crois pas.

Je le regarde comme s'il était fou.

- Nolan ?

- Oui ?

- Pars.

- Non.

Comment ça, « non » ? Il était inconcevable qu'il reste là. Notre plan est clair et simple : afin de ne pas subir la sentence à laquelle je m'offre, il doit quitter les lieux avant que la police ne se pointe. Il faut qu'il se tire, et vite.

- Nolan, dis-je durement. Va-t-en !

- Il n'en est pas question. Je ne peux pas te laisser endosser tout ça à toi seule. Je ne peux pas.

- Tu fais une terrible erreur.

- Je ne le pense pas, non.

Il blague, n'est-ce pas ? Il ne sacrifie tout de même pas la vie brillante qui l'attend à cause de moi ? Pourtant tout porte à croire qu'il fait exactement ce que je redoute. Mon poids émotionnel se fait soudain trop lourd à porter et je m'écroule à terre, sanglotant comme jamais auparavant.

- Pourquoi tu fais ça, Nolan ? Pourquoi ?

Il s'assoit près de moi en silence. Il m'étreint, me tient délicatement la main.

- Je t'aime, Alyssa.

Pas Ally, ou A, comme il a l'habitude de m'appeler. Mais Alyssa. Comme si ce qu'il disait était solennel, qu'il était sincère. Je l'ai cru.

Je le crois.

- Je t'aime aussi, Nolan.

Je pose ma tête sur son épaule et ferme paisiblement les yeux.

- C'est fini, maintenant, chuchotai-je plus pour moi que pour lui. C'est fini.

En effet, tout est fini.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top