💛 CHAPITRE 6 💛
J'ai dû prendre une centaine de photos du paysage. La campagne. Les montagnes. Les lignes de trains traversant les champs. De nouveau de longues haies touffues. Encore d'importants flans gris ardoises se dressant au loin et enfin, Jérémy. Jérémy qui bave, Jérémy qui grogne, Jérémy qui suce son pouce. Des photos pour certains, des souvenirs pour moi. J'ai tout un dossier sur lui, sur des moments improbables, volés ici et là que parfois je revois quand je suis seule chez moi. Je fais défiler inlassablement toutes ces images que je garde précieusement en me disant que peut-être un jour, j'aurais oublié ou tout cela me paraîtra bien loin comme si cela avait été une autre vie car il faut bien se l'avouer, toutes les bonnes choses ont une fin.
C'est terrible que d'avoir ce genre de pensées, que de se dire qu'on pense à la fin alors qu'il faudrait que l'on vive dans le présent. Que l'on savoure et protège chaque petit moment, mais je ne suis pas naïve et malgré mon intérêt tout particulier pour les romans à l'eau de rose faisant croire aux fins heureuses et éternelles...Je n'y crois pas. Je sais comment est la vie. Elle n'est ni heureuse, ni éternelle. Un jour, Jérémy aura sa vie et j'aurai la mienne. Un jour, on ne sera l'un pour l'autre qu'un vague souvenir d'une adolescence décolorée. Un jour, on aura alors oublié tout ce qui rends tout ceci, le fait d'être ensemble, si exceptionnel. Si magique.
Parce que la magie, quand on grandit, on cesse d'y croire. Tout simplement. La moindre petite part de féerie finit par disparaître parce que la vie nous rattrape et nous charge aussi bien l'esprit que les bras avec ce que l'on nomme aujourd'hui des «responsabilités». Je l'ai vue avec ma mère et je le vois tous les jours. Elle n'a pas le temps pour les contes de fées et cela fait bien longtemps qu'elle a troqué sa plus belle robe de princesse contre un bon vieux jean basket. C'est triste et désolant. Mais apparemment c'est «comme ça».
- Dernier arrêt messieurs dames !
La voix nasillarde du chauffeur du bus visiblement éreinté par le trajet me sort de toutes mes pensées. Dehors, le soleil qui nous avait jusqu'à présent accompagné semblait avoir échangé sa place contre quelques gros nuages bien chargés. Le temps est maussade, un peu comme moi.
Un groupe assez importants de passagers semble décidé à se dégourdir les jambes car il nous resterait de bonnes heures de trajet avant d'arriver et bien que j'aimerais quitter ma place et faire de même histoire de prendre l'air, je me retrouve bloquée dans mon siège par Jérémy, posé et blottit tout contre moi.
- Jérémy...Jérémy réveille toi, murmuré-je à son oreille
Ma main parcourt son visage en de longues caresses délicates comme si chaque touché menaçait de le briser. Son visage est doux comme lui est sensible. Il est différent de moi qui ne suis qu'une grosse brute.
Quelques secondes plus tard, il émerge et ses grands yeux viennent retrouver les miens alors qu'un sourire amusé parcourt mon visage. S'il avait l'air tout pimpant ce matin, désormais, il avait plutôt l'air d'un gars revenant de soirée.
- Où est-ce que l'on est ? demande-t-il alors encore endormis
- Je n'en ai pas la moindre idée, mais le chauffeur nous octroie un moment de répits. Viens, on va se dégourdir les jambes !
En fait, c'est juste un prétexte. J'ai terriblement mal aux fesses. Les fauteuils de bus ne sont pas dès plus confortables et au vue du nombre de trous et nids de poule que nous avons écrasés, je doute qu'il me reste quoique ce soit sur lequel m'asseoir. J'ai VRAIMENT mal aux fesses. Et un petit peu au dos aussi à force d'essayer de me tordre dans tous les sens pour trouver une position ne serait-ce que décente.
Nous descendons enfin, prenant soin de nous écarter du groupe histoire d'avoir notre petite intimité rien qu'à nous.
- C'est magnifique ! Leila regarde ! dit-il émerveillé en s'approchant du bord de route.
Le temps était gris, orageux même, le paysage n'offrait que des champs à perte de vues dans un vert profondément foncé et Jérémy semblait s'extasier comme un touriste découvrant la Joconde pour la première fois. Sauf qu'en réalité, la Joconde est toute petite et se trouve derrière une vitre. Il sort alors son téléphone afin de faire plusieurs photos sous des angles improbables et je me retrouve là, bêtement perché sur mes deux guibolles engourdies, à le regarder. Il n'y a vraiment que lui pour s'extasier ou s'émerveiller du moindre petit truc. Que lui pour trouver un ensemble de champs «beaux». Que lui pour me quémander une photo alors que je déteste ça. Ne me demandez pas pourquoi. J'adore en prendre, mais je déteste apparaître dessus. Peut-être parce que je ne suis pas photogénique et qu'à chaque fois j'ai l'impression que la photo en question ne fait que révéler mes pires travers : Tous mes affreux boutons, mes joues de hamster, mes cheveux gras pas lavés depuis une semaine ou mon nez bossu qui est ainsi depuis la maternelle. Parce que oui, je me suis cassée le nez. Ou plutôt, Jérémy m'a cassé le nez.
On était petits, je ne me souviens plus trop des détails, mais je sais que c'est ce qui m'a immédiatement fait le détester et que j'avais juré devant tous les dieux - mes peluches et poupées rassemblés en une assemblée - que ce type était méprisable et qu'un jour je me vengerais.
Et je me suis effectivement vengée. Des années plus tard. En quatrième lors du tournoi sportif de l'école où j'ai sauvagement envoyé à pleine puissance ma balle de base-ball dans ses bijoux de famille le condamnant à une éternité de souffrance. Sur le coup, j'étais plutôt fière de moi et j'ai appris à l'âge de 13 ans qu'effectivement «La vengeance est un plat qui se mange froid» et demande beaucoup, beaucoup, beaucoup de patience. Puis ma mère est arrivée, à fait tout un scandal, m'a obligé à me confondre en excuse et m'a demandé de bien m'entendre avec lui.
Ai-je eu des excuses moi pour mon nez bosselé ? Non. Je trouve ça injuste. C'était œil pour œil et dent pour dent. Etrangement, après cet incident, Jérémy a cessé d'être un ignoble connard à mes yeux et j'ai commencé à lui trouver quelques qualités attrayantes. Assez du moins pour l'estimer en tant qu'ami et...le reste n'est que de l'histoire.
- Imagine, un petit van aménagé, toi et moi faisant le tour de petites routes comme ça juste pour avoir ce genre de paysages sous les yeux constamment. On pourrait faire ça dans quelques années ! s'exclame Jérémy
On pourrait. On pourrait aussi rajouter ce projet à tous les projets fous que nous avons listés lui et moi depuis les deux dernières années. On pourrait mettre une idée de plus sur cette liste interminable qui n'en finit pas et qui ne se réalisera probablement jamais. Oui, on pourrait.
- Dans ce cas, je conduirais pendant que tu fais ton paparazzi ! Je te connais. Tu serais capable de t'arrêter toutes les deux minutes juste pour prendre une branche d'arbre en photo si tu pouvais ! le nargué-je
- Dis-le de suite si tu ne me trouves pas raisonnable.
- Désolée de te le dire, mais tu ne l'es pas, lâché-je sans retenue
Parce que Jérémy est le type de personne à n'avoir aucune limite et il en a parfaitement conscience en plus.
- N'empêche, cela ne serait pas mal, n'est-ce pas ? Juste nous deux et l'immensité du monde. La nature...
- Effectivement, ça serait pas mal, sourié-je timidement
Mais on ne le fera jamais, n'est-ce pas ? Parce qu'après le lycée, tu partiras. Tu le sais, je le sais et tout le monde sait que les relations à distance ne fonctionnent pas. Jamais. On se quittera comme on s'est trouvé : En se faisant mal très probablement.
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