7- Regrets- Une journée qui dérape

Partie 1 : Une journée qui dérape

Ambiance : Girl friend — Charlie Puth

Seattle de nos jours

Je regarde Garrett entrer dans le bus jaune et me dirige vers ma voiture après le départ de celui-ci. Tous mes autres élèves ont quitté la cour depuis longtemps et ce bus est le dernier à quitter le trottoir devant l'école. Je ne peux m'empêcher de surveiller le petit, le confiant en quelque sorte au chauffeur qui en aura la responsabilité jusqu'à ce que Stephen le retrouve à la maison. J'espère qu'il sera là pour l'accueillir. Je me sens curieusement attaché à lui. Cet enfant est né après ma rencontre avec Stephen, il aurait pu...

Je stoppe là résolument mes pensées. Le rêve de cette nuit m'a suffi. Stephen et moi, c'est une histoire terminée avant même d'avoir commencé. Je ne dois pas revenir dessus même si dix ans ont passé.

Coincée dans les embouteillages de fin de journée, je tapote, agacée, sur mon volant. Lily et Tom sont avec Rosalie. Je suis tranquille de ce côté-là. Mais aujourd'hui tout est allé de travers.

Quelques heures plus tôt

Un réveil horrible seule dans mon lit alors que je revis en noir et blanc, mais avec des sensations intactes certaines étreintes du passé. Avoir passé la soirée avec Stephen Mancini la veille, avoir dégusté ses merveilleux éclairs en face de lui a ravivé tant de souvenirs que j'avais voulu enfouir très profondément... J'ai eu l'impression en ouvrant les yeux de sentir son odeur auprès de moi et je suis déboussolée de me retrouver dans ma chambre, dans mon appartement. Mais seule. Enfin presque, Tom jacassait auprès de Lily pour tenter de l'éveiller. Comme tous les matins.

J'habite le même appartement depuis mon arrivée à Seattle. Seuls mes colocataires ont changé. Rosalie m'a quittée lorsqu'elle s'est installée avec Jason, dans une maison qu'ils ont achetée au lendemain de leur mariage. Mike est passé ici en coup de vent pendant six mois... Puis Thomas a habité avec moi pendant environ un an... La première année des enfants. Nous étions un peu serré tous les quatre mais avoir une présence à la maison tous les jours, toutes les nuits (ou presque) était un vrai bonheur. Une sécurité.

Puis j'ai obtenu, par miracle, un poste stable ici même à Seattle. À quinze minutes de l'appartement. Thomas a terminé son internat et loué un appartement dans l'immeuble au-dessus de son cabinet. Il habite maintenant à deux rues de chez moi.

Ma vie de mère privilégiée est terminée. De jeune mère de jumeaux épaulée d'un ami médecin totalement dévoué, je suis devenue institutrice débutante devant vingt-cinq jeunes êtres en devenir, pleins de questions et maman de deux petits monstres qui commencent à courir partout.

Comme aujourd'hui. Je soupire. Lily se réveille très grognon, elle refuse les habits préparés la veille. Elle veut mettre une robe. Verte. Elle aime le vert depuis la veille. Je ne cherche même pas à comprendre pourquoi. Je ne préfère pas savoir et quand Lily a décidé quelque chose, qui suis-je pour la faire changer d'avis ?

Je pense depuis longtemps que ce bébé a été modifié génétiquement dans mon ventre par une technique inconnue de moi pour devenir la fille de Rosalie, elle lui ressemble. Physiquement je vois une réplique de la petite Emma sur les photos que mon père garde sur le mur du salon : brunette aux grands yeux marrons trop expressifs. Tom est un grand garçon blond aux joues rondes et aux yeux gris bleus. Un peu de son père mais je suis rassurée de voir qu'il a hérité du calme et du sérieux de son parrain Thomas. Franchement le jour où j'ai rencontré ces deux là... j'avais gagné le gros lot... J'ai rencontré Stephen Mancini ce même jour.

-- Retour dans les embouteillages de fin de journée -- 

Évidemment, alors que la file de voitures commence à peine à avancer de nouveau, une voiture de sport rouge vif se glisse impoliment devant moi, alors que, plongée dans mes pensées, j'ai tardé à réagir. Je comprends pourquoi Rosalie aime tant sa moto et je me retiens d'aller agresser le conducteur abruti qui vient de me faire une queue de poisson. Pour couronner le tout, la voiture affiche de façon moqueuse une plaque minéralogique de l'Alaska. Bien sûr. On voit tous les jours des plaques de l'état où Garrett et Stephen ont vécu. J'ai l'impression que le Ciel se ligue contre moi et que tous mes efforts pour tenter de l'oublier sont vains. Même si je veux penser à autre chose, Stephen revient inlassablement dans le fil de mes préoccupations. Toujours. Grinçant des dents dans la voiture qui n'avance toujours pas, je force mon esprit à redessiner la journée pour comprendre où et quand elle a dérapé. Est-ce quand, assis enfin sagement à table, mes deux anges prêts pour l'école ont demandé ensemble ou presque ?

-- Le matin même --

— Maman, quand est ce qu'on revoit Garrett et Stephen ?

Je renverse la bouteille de lait froid sur la table, mon jean et la chemise de mon fils.

Merde...

T'as dit un gros mot, maman.

Lily me fixe de ses grands yeux accusateurs

— Je sais ! Viens Tom je vais te trouver une autre chemise, je suis désolée.

Je suis nerveuse. Je n'ai pas assez dormi.

Tom met sans protester la chemise rouge à carreaux que je lui tends. Il porte, lui, toutes les couleurs sans aucun problème. Je l'embrasse sur le front m'excusant encore et il me répond d'un clin d'œil, des deux yeux qui me fait rire. Il devrait travailler sa coordination. Mais il n'a que 5 ans... et trois quarts.

— Va rejoindre ta sœur et finis de déjeuner tranquillement, je dois me changer, moi aussi.

Devant mon armoire, je contemple l'horreur : plus un seul pantalon, je dois aller travailler en robe. La petite robe bleu-roi que j'ai achetée au printemps avec Rosalie fera l'affaire. Rosalie m'avait soutenu que cette couleur m'allait bien. Je le savais déjà. Il me l'avait dit. Il y a longtemps. Je soupire à nouveau.

Nous sommes alors en retard et je dépose Lily et Tom sur le trottoir faisant un petit signe de la main à Rosalie qui est de garde dans la cour principale, près du portail. Elle surveille les entrées des enfants dans l'école et mes deux monstres se précipitent vers elle. Je m'apprête à partir quand je vois Lily revenir en courant et passer sa petite tête par la vitre ouverte de la portière, côté passager.

— Maman !

— Oui ma puce ?

— Tu n'as pas répondu. Je le reverrais quand Garrett ?

Je suis soufflée par sa question.

Humm, toi, je ne sais pas. Mais moi, je dois le voir dans... cinq minutes. Écoute. On en reparle ce soir, c'est promis. Il faudrait que j'en discute avec son père, ses parents.

— Son père. Pas sa mère. Il ne la voit jamais, sa mère. Comme Tom et moi avec notre... père. À ce soir maman.

Elle repart en sautillant vers Rosalie qui l'attend, ayant lâché sa bombe.

Nous n'avions pas parlé de la mère de Garrett. Et je me suis jurée de ne poser aucune question à Garrett. Ni de regarder le dossier scolaire. Stephen m'en parlera. Si nous nous revoyons.

Retour à la case Stephen. Grâce à ma fille.

Ensuite... j'arrive en retard en classe de trente secondes, Matthew fait entrer mes élèves en même temps que les siens dans la salle voisine.

Toute la matinée, les enfants sont compliqués, posant des questions, rechignant à faire les problèmes de mathématiques, faisant des fautes à la dictée qu'ils n'auraient pas faites un autre jour. J'ai l'impression qu'ils ressentent ma mauvaise humeur et ma fatigue et cela me culpabilise.

À la pause de midi, je suis épuisée nerveusement et me repose, la tête posée sur mon pupitre dans une posture témoignant de mon épuisement nerveux, absolument pas élégante, quand j'entends frapper à la porte. Le visage halé de Matthew souriant à l'entrée de ma salle me fait lever la tête.

— Je t'apporte un magnifique sandwich de la cantine ? Tu ne vas pas me le jeter à la figure ?

Mon ami est un ange.

— Entre. Ferme la porte et donne-moi ça très vite. Je n'ai rien mangé ce matin. Je meurs de faim. Je serais capable de dévorer un loup !

— Euh non ! Mes ancêtres étaient des loups suivant une vieille légende familiale alors contente-toi de ce... truc au poulet, je crois.

Il prend un air indigné puis dubitatif en regardant le sandwich qu'il me tend.

Cela me fait sourire

— Merci Matthew. T'es vraiment sympa. Leah ne voudrait pas te libérer quelques jours ?

Il ricane avant de me regarder soupçonneux.

— Non, elle voudra pas. Elle a le meilleur. Mais toi... je pensais que tu avais enfin trouvé chaussure à ton pied ?

Le morceau de sandwich que je dévore manque de m'étouffer.

— Ben quoi, ajoute Matthew semblant étonné, la vieille chaussure que tu as jeté il y a dix ans revient dans ton placard non ? Vous étiez mignons hier ensemble, j'ai eu l'impression qu'il allait te faire pipi dessus pour marquer son territoire, cherchant à m'éloigner de toi.

— Tu es cinglé, Matthew...

J'articule avec difficulté après avoir réussi à avaler la bouchée de sandwich caoutchouteux.

— Non, tu crois ? J'ai vu tes regards vers lui et les siens vers toi. Ainsi que celui furieux, qu'il posait sur moi.

Je fixe Matthew bouche bée. Stephen aurait été furieux contre lui ?

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu as bu ?

Ma remarque le fait rire.

— Non, Emma. Juste mes trois cafés matinaux habituels. Au fait, tu le revois quand ?

— C'est pas au programme et ça ne te regarde pas.

Ma réplique immédiate, dite d'un ton vexé, traduit un peu trop l'agacement que je ressens que tout le monde me pose cette question. Question qui me taraude aussi un peu trop.

Pouvais-je convoquer le père de Garrett. Pour, disons, lundi soir ? Non ce ne serait pas raisonnable.

-- Retour dans les embouteillages -- 

Un klaxon me fait sursauter. Les voitures ont avancé et je me hâte d'en faire de même avant que le malotru ne me signale à tous une nouvelle fois comme une femme rêveuse et incapable de conduire. Cela a le mérite de m'éloigner de mes pensées. Où celui que je ne veux point prend la place d'honneur à chaque instant. Tout ça, c'est la faute de Stephen. De toute façon, cette journée a dérapé en continu, me conduisant encore et encore, en direction de Stephen Mancini. L'après-midi, c'est Garrett qui m'a demandé timidement s'il pouvait revoir Lily et Tom ce week-end. Comme si penser à lui la journée en côtoyant son fils ne suffisait pas : il faudrait que je le vois aussi le week-end ?

Les trois gosses ont eu un coup de foudre apparemment. Mais je ne veux pas revoir Stephen. Ma vie a été compliquée et commence à peine à se stabiliser. Enfin. J'ai un rythme de travail effréné et définitivement pas... l'envie de revivre certaines déceptions.

Alors pourquoi est–ce je me sens si mal d'avoir pris cette décision quelque part au milieu de cette journée si mal fichue.

Lorsque j'arrive enfin devant l'école de mes enfants, Rosalie m'attend sur le trottoir avec eux. Je descends rapidement afin de les aider à prendre place et vérifie les ceintures de sécurité avant de me retourner vers Rosalie. Elle est en train de mettre son casque et me lance :

— Je t'attends à la maison dans dix minutes au plus tard.

Je souris alors et elle ne me laisse pas le temps de répondre avant d'enfourcher sa moto.

Le vendredi, pendant que les hommes, je veux dire Jason et Thomas, se remettent d'une dure semaine de boulot quelque part dans un pub ou sur le terrain de jeu de leur choix, nous, faibles femmes, leur préparons un repas du tonnerre. C'est comme un jeu entre nous depuis près de huit ans.

C'est notre tradition et aucun d'entre nous ne l'aurait loupé. Pour rien au monde.

— Direction la maison de Rosalie les enfants !

Je chante presque en rentrant dans la voiture.

Je suis sereine : ma journée va enfin reprendre un cours normal. 

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