4 - Un pas en avant - Seuls parmi les autres
Partie 1 Seuls parmi les autres
Seattle – 10 ans plus tôt – Cafeteria universitaire
Ambiance : Justin Nosuka : Golden train
Stephen Mancini était seul à table. Il appréciait ce calme. Il avait choisi de tourner le dos à la salle. Seul face à la nuit qui tombait sur Seattle, il travaillait. Assis sur la banquette en faux cuir marron, il relisait son bloc-notes. Il s'interrompait de temps en temps pour piquer avec la pointe de sa fourchette un aliment sur son plateau, sans prêter attention à ce qu'il mangeait.
La caféteria de la fac, le soir, était presque vide. La qualité moyenne des repas en était la cause. Il s'en fichait. Il mangeait distraitement son steak et son riz en lisant les notes prises en anatomie le matin-même par Jason et lui. Il posa la fourchette et attrapa le stylo placé derrière son oreille pour annoter un schéma de son écriture fine et harmonieuse. Décidément, s'il ne se fiait qu'aux notes de Jason, les muscles deltoïdes s'implanteraient sur les vertèbres, mais très bizarrement et il ne garantissait pas leur fonctionnalité.
Il secoua la tête et se passa la main dans les cheveux qu'il avait fait couper assez court le jour-même, tout en baillant. Il était fatigué.
Il releva la tête et regarda vers l'extérieur. Il faisait nuit. En soupirant, il s'étira, levant ses longs bras tout en s'adossant au dossier de la banquette. Il heurta quelqu'un et se retourna pour s'excuser.
Emma Stone mangeait tranquillement, seule à sa table. Elle s'était installée rapidement dans un coin et voulait terminer son repas assez vite pour retourner tranquillement dans son appartement. Rosalie allait emménager le lendemain et même si elle était enchantée, elle avait envie de profiter de sa dernière soirée de solitude pour lire et écouter la musique qu'elle aimait, au niveau sonore qu'elle voulait.
Un petit coup sur sa tête la dérangea. Elle se retourna pour voir qui l'avait heurté. Son regard glissa sur de longs bras musclés et remonta sur un tee-shirt blanc moulant puis sur un torse fin, mais puissant. Elle retint sa respiration. Elle savait déjà. Le regard vert étincelant de Stephen Mancini l'observait.
— Salut, Emma
— Salut, Stephen.
Elle réussit à répondre, malgré sa gêne visible et ses rougissements : il l'avait surpris à mater ses muscles et son torse. Zut.
Pourquoi ce type la troublait-il tant ?
Dès qu'elle était près de lui, elle ne savait plus respirer, son cœur battait dans sa poitrine de façon frénétique et ses mains devenaient moites. Sans parler de son cerveau qui s'éclipsait dans un autre monde. Était-il conscient de l'effet qu'il avait sur elle ?
Elle soupira.
— Désolée, Emma, je ne l'ai pas fait exprès ! dit-il en souriant légèrement avec ce sourire si particulier, à la fois moqueur et désolé.
De quoi parlait-il ? Emma, durant quelques secondes, s'interrogea sur sa santé mentale. Aurait-elle pensé à voix haute ? Stephen lut sur son visage qu'elle ne comprenait pas et semblait un peu perdue. Il adorait cet air rêveur qu'elle avait eu en le voyant et aurait bien voulu savoir à quoi elle pensait.
— Désolée de t'avoir heurté avec mon bras. J'oublie parfois que je ne suis pas chez moi. Surtout quand c'est calme comme maintenant.
Il se plaça sur le côté de la banquette de façon à pouvoir mieux la voir, ses longues jambes moulées dans son pantalon noir se trouvant dans l'allée centrale. Elle fit de même sur sa banquette et lui sourit, l'air rassurée.
— Oh ça ? Pas grave... Je suis solide et tu ne tapes pas fort.
— Si, si ! Je peux taper fort. Jason, par exemple. Mais pas les filles ! Jamais, répliqua-t-il en lui faisant un clin d'œil.
Il semblait si taquin qu'elle éclata de rire, se sentant pour la première fois à l'aise avec lui.
— Tu travaillais ? dit-elle en montrant du menton le bloc-notes et les livres étalés sur sa table.
— Oui. Je relisais les cours d'aujourd'hui... c'est mieux que de laisser traîner les choses, je crois.
Il semblait un peu gêné, comme si travailler à la cafétéria était honteux.
— Hum ... j'allais faire la même chose, mais chez moi. Je n'ai pas encore l'habitude de travailler en public. J'aime la tranquillité.
— Je suis d'accord avec toi ... Mais chez moi, je n'ai rien à manger. Ici, je remédie aux deux problèmes.
— Je peux te poser une question ? demanda soudain Emma.
Elle se demanda elle-même pourquoi elle avait dit cela. Décidément, en ce moment, elle ne se reconnaissait plus ...Il fut surpris. Il la savait assez réservée et sentait qu'elle était sur la défensive avec lui sans qu'il ne comprenne pourquoi. Depuis quelques minutes, elle était plus à l'aise. Peut-être que les plaisanteries la détendaient. Il plaisantait beaucoup avec ses amis. Mais peu avec les filles. Il aimait l'idée soudaine de l'avoir pour amie. Une amie fille ? Pourquoi pas.
— Vas-y, pose. Si je ne veux pas répondre, je me débrouillerai pour changer de sujet.
— Je me demandais pourquoi tu as quitté l'appart de Thomas et Jason. J'ai vu que vous étiez proches et que votre appartement est grand et sympa quand j'ai accompagné Rosalie.
Elle s'enlisait dans ses justifications et ne savait plus comment revenir en arrière et faire taire sa curiosité. Stephen regarda la jeune fille. Toujours cette contradiction en elle, à croire qu'elle oscillait entre un manque de confiance en soi souvent et une hardiesse inattendue parfois. Il réfléchit un peu avant de lui répondre. Son déménagement l'avait lui-même étonné. Il fit la moue. Personne ne lui avait demandé pourquoi en fait parmi ses amis.
Ils auraient mieux compris que lui ?
— Je comprends ta question ... C'est assez compliqué. Thomas, Jason et moi, on a fait connaissance au lycée. J'étais interne dans le lycée, déjà à Seattle, comme eux. On est très liés. Mais après une année de fac, je ressens maintenant le besoin d'être un peu seul. Je les retrouve quand je veux et pareil pour eux. Mais on a chacun notre territoire.
Il se passa la main dans les cheveux comme s'il voulait désordonner une chevelure qu'il venait de couper. Et ne rajouta pas ce que Jason, avec sa légèreté légendaire, avait dit en portant les meubles. « Bien tu as ton territoire de chasse... on pourra plus compter les trophées. Dommage ! ».
Il se sentait un peu mal à l'aise avec ça, mais c'est vrai qu'il préférait être seul. Seul ou accompagnée d'une jolie blonde, sans ami pour commenter. Il n'était pas un « coureur » cependant il aimait la vie et les filles. Surtout les blondes. Il reporta son attention sur la jolie brune qui le regardait pensive.
— Être seul. Hum... Je connais ça. C'est bien, mais lassant parfois. Je suis heureuse que Rosalie vienne. En même temps je sais que je vais perdre ma liberté de rester dans un vieux pyjama jusqu'à midi, si je le souhaite, dit-elle, se parlant à elle-même
— Moi, je pourrais écouter Léonard Cohen en boucle pendant des heures sans que personne ne me tape sur la tête, continua-t-il en souriant.
— Je ne pourrais plus traîner dans la salle de bain, grimaça–t-elle.
— Je vais laisser traîner mes vêtements partout pour le plaisir de ne rien ranger.
Elle lui tapa sur le bras, comme indignée.
— Ok, reprit–il, souriant et se penchant vers elle il chuchota : je rangerai mes vêtements pour t'accueillir, mais je pourrais laisser le dentifrice ouvert ?
— Bien, moi j'aurais quelqu'un à qui me confier... pour la première fois, murmura-t-elle, les yeux fixés dans les siens.
Les mots à peine prononcés, elle les regretta. Une fois de plus. Ce Stephen Mancini lui faisait dire des choses personnelles. Elle n'osait plus lever la tête vers lui. On aurait dit qu'elle était hypnotisée par son regard vert. Il la fixait lui aussi, étonnée de lire tant de surprise et de confiance dans ces grands yeux chocolat, de lire aussi de la solitude.
— Tu es fille unique, n'est-ce pas ?
Stephen parlait doucement, de peur de rompre cet instant. Il était légèrement penché vers elle, attentif uniquement à son regard et à sa présence.
— Oui. Mes parents sont séparés depuis longtemps et...
Elle soupira avant de reprendre des explications qu'elle ne donnait pas d'ordinaire.
— Mes parents se sont séparés quand j'étais petite. J'ai vécu avec ma mère de trois ans à quinze ans, environ. À Sacramento. Puis, j'ai choisi de rejoindre mon père.
Elle s'arrêta là, la pudeur revenant. Stephen avait toujours cet air si particulier, comme s'il voulait vraiment la comprendre, vraiment savoir ce qu'elle ressentait. C'était la première fois qu'elle ressentait cela. Cette attention exclusive d'une personne. Ce n'était pas à Rosalie qu'elle se confiait mais à un homme qu'elle voyait pour la troisième fois seulement.
Alors, elle continua. Racontant sa vie calme, trop calme dans cette petite ville de Granite Falls où elle vivait et où tout le monde connaissait tout le monde. Dans cette ville où elle était la fille du maire. La nouvelle, celle qui vient de loin. Celle dont la mère était partie.
Il l'écouta attentivement et, oubliant son travail, il parla à son tour. Décrivant ses parents aimants et talentueux. Légèrement étouffants. Décrivant aussi sa petite sœur adorable, mais inépuisable.
Il raconta son envie d'autre chose, qui l'avait conduit à de mauvaises fréquentations au collège. Ensuite, il avait connu le pensionnat. Il avait rencontré Jason et Thomas. Il lui confia que la médecine était un choix personnel. Sans en être un. Il avait toujours su au fond de lui qu'il serait médecin. Pas forcément comme sa mère. Mais cette envie de réaliser quelque chose de sa vie passait par le besoin d'aider les autres. Dans le monde entier.
Le temps passa et de confidences en confidences ils avaient glissé côte à côte sur la même banquette sans vraiment s'en rendre compte. Ils ne mangeaient plus. Ils se contentaient de se regarder, de s'écouter et de se comprendre. Emma était ordinairement timide et introvertie. Stephen était extraverti, mais ne parlait pas souvent de lui.
Le personnel de nettoyage de la cafétéria les rappela au monde réel. C'était l'heure de la fermeture. Ils ramassèrent leurs plateaux et les rangèrent.
Lorsqu'ils sortirent ensemble dans la nuit fraîche, Stephen lui ouvrit la porte et s'effaça pour la laisser sortir puis, alors qu'elle resserrait le col de sa veste, il la regarda une autre fois.
— Je te raccompagne, dit-il d'une voix sans appel.
— Pourquoi ? J'habite dans la résidence, à deux pas d'ici. Je ne veux pas te déranger...
Le ton d'Emma manquait de conviction. Elle appréhendait de se retrouver seule après ce repas particulier.
Sans ajouter un mot, il se contenta d'ajuster son pas sur le sien et marcha silencieusement à côté d'elle. Stephen se demandait encore ce qui l'avait poussé à dire tant de choses sur lui. Cette fille était un aimant. Un curieux et bel aimant. Ils arrivèrent devant sa résidence.
Leurs regards se croisèrent pour la première fois depuis qu'ils étaient sortis de la cafétéria. Stephen hésitait, alors elle se haussa sur la pointe des pieds et effleura de ses lèvres la joue du jeune homme. Une sorte de picotement la saisit et elle sentit ses lèvres la brûler. Elle recula en souriant doucement et se dirigea vers la porte.
— A bientôt, Stephen, dit-elle.
— Bonne nuit, Emma, à bientôt.
Il sentait encore, curieusement ému, la douceur de ce baiser très chaste sur sa joue.
Très chaste, beaucoup plus que les pensées qui lui étaient venues à l'esprit pendant une seconde. Il secoua la tête, la regarda disparaître dans l'escalier.
Elle lui avait dit être au premier étage. Il attendit pour partir que les lumières de son appartement s'allument. Alors seulement il s'éloigna dans la nuit rejoindre son propre appartement, à peine cent mètres plus loin.
Ils se reverraient sûrement rapidement. Il devait réfléchir très vite à ce qu'il souhaitait. Il savait que ce n'était pas une fille d'une nuit. Ce n'était pas une fille pour lui.
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