1- Premiers regards - Chez le médecin

Partie 1 – Chez le médecin

Seattle. De nos jours – Septembre

Ambiance : Maroon5Memories

Je sors de la voiture rapidement et claque la porte avant d'en faire le tour encore plus vite, pour aider Tom à descendre du pick-up. Il est tellement mal qu'il peut à peine marcher. Je me baisse pour le prendre dans mes bras et plaque son petit corps brûlant contre le mien.

— Chut. Bouge pas, mon ange, je vais te porter, ça sera beaucoup plus simple.

Il ne proteste même pas et cache sa tête dans mon cou, assommé par la fièvre.

Je regarde ma montre. Je suis épuisée et très en retard. Plus d'un quart d'heure pour se garer dans ce foutu parking.

Serrant mon fils contre moi d'un bras et arrimant mon sac sous l'autre, je me dirige à pas vifs vers le cabinet du docteur Gerandy. Mme Cooper, son assistante, a pris mon appel légèrement hystérique à sept heures trente pile, heure d'ouverture du standard. Elle m'a averti que le remplaçant du Dr Gerandy accepterait de recevoir Tom en consultation si je venais rapidement.

J'ai tout de même un petit pincement au cœur, je regrette que le docteur Gerandy soit absent. Il connaît mes enfants par cœur et je me suis attachée à ce personnage un peu lunatique qui peut discuter pendant des heures très sérieusement avec ma fille du dernier dessin animé de Pixar, au grand dam de sa secrétaire qui gère pendant ce temps une salle d'attente pleine à craquer. Le mécontentement des patients, qui grondaient, était audible même à travers la double porte. Je souris à ce souvenir malgré mon angoisse.

Mon stress a atteint la zone rouge. C'est la rentrée, je vais être en retard au travail. Ma voisine a accepté de garder Lily jusqu'à neuf heures tapantes, heure à laquelle elle-même doit partir au travail.

Tom n'a pas dormi de la nuit. Évidemment, moi non plus, inquiète de voir la fièvre monter et monter encore, sans aucun autre symptôme. Je ne comprends rien. Depuis hier soir, jusqu'à l'ouverture du cabinet médical, je n'ai cessé de prendre sa température, de le refroidir avec un gant d'eau fraîche, de changer ses draps pour qu'il soit mieux et lui donner du paracétamol à intervalles réguliers. Tout ceci accompagné d'une tasse de café. Pour moi.

Je souhaite vraiment que ce remplaçant soit à la hauteur. Qu'il n'ait pas eu son diplôme dans une pochette surprise. Voilà que ma méfiance envers le corps médical remonte à la surface.

Mon téléphone sonne tandis que je pousse la porte de la hanche d'une façon peu élégante. Je m'appuie contre le mur à l'intérieur, faisant un petit signe à Mme Cooper pour qu'elle patiente une seconde. Elle m'observe avec un léger sourire interrogateur pendant que je sors acrobatiquement mon portable de mon sac. Je vois, soulagée, que c'est mon collègue et ami Matthew. Enfin.

Je coince l'appareil entre mon épaule et l'oreille pour prendre l'appel tout en sortant les documents nécessaires à l'assistante, carnet de santé et attestation de sécurité sociale. Madame Cooper commence à remplir sa paperasse pendant que Matthew me demande, d'une voix curieuse, pourquoi je l'ai appelé dix fois en moins de cinq minutes.

— J'ai besoin que tu préviennes et que tu m'excuses auprès de M. Crown, le directeur. Je serai en retard à la réunion de ce matin.

— Mince, Emma, c'est la rentrée, tu sais qu'il déteste ça ! Il veut que ses troupes soient au complet pour son grand discours «réunificateur » ennuyeux de début d'année.

— Je sais, mais à moins qu'il ne s'occupe lui-même de la fièvre de mon fils et garde ma fille, je n'ai pas de solution.

Ma réponse a claqué assez sèchement. Je suis trop stressée. Il y a un silence dans le combiné et je me mords la lèvre. Matthew n'a rien fait pour mériter ça.

— Écoute, je suis désolée, Matt. Tu n'y es pour rien. Je suis chez le médecin. Je te rappelle plus tard. Merci.

— Ok, Emma, pas de problème. Freine juste sur le café, ma belle. Je m'occupe de Crown.

Et un problème en moins, un ! Je peux enfin porter mon attention sur Mme Cooper, qui attend toujours patiemment. Elle me connait depuis la naissance des enfants et je m'excuse de mon impolitesse.

— Ne vous en faites pas, mon p'tit, des mamans surmenées qui jonglent avec leur emploi du temps, j'en vois passer toute la journée ! J'ai prévenu le docteur, il vous attend. Vous connaissez le chemin.

— Merci beaucoup.

Je remonte rapidement Tom dans mes bras car son poids quasi-inerte a glissé contre ma hanche. Il se tait, apparemment fasciné par la chevelure rouge de la secrétaire. J'espère de toutes mes forces que la fièvre l'empêche de dire quelque chose d'inconvenant, du style : « pourquoi la tête de la dame est de la couleur de la cape de Superman ? ».

Je me tourne rapidement vers la salle d'attente. Déjà bondée à huit heures.

Oups ! Et je dois passer devant le nez de tous ces gens ?

Légèrement honteuse de doubler tout le monde, mais encore plus soulagée que le nouveau ait tenu parole et me fasse passer sans attendre, je traverse la salle sans oser regarder personne. Mon fils passe avant ma honte.

Je frappe à la porte entrouverte du cabinet tout en me baissant pour déposer Tom sur ses jambes. À 5 ans, il commence à être lourd. La voix qui me répond d'entrer est toute proche. Un son dont le ténor me fait frissonner bêtement. Je me relève doucement, posant mon regard sur le corps d'un homme debout à quelques centimètres de moi.

Une blouse blanche.

Le remplaçant a ouvert la porte. Mon regard remonte lentement, troublée par la proximité inattendue de ce corps très... masculin. Et très jeune. Beaucoup plus jeune que le Dr Gerandy, qui aurait pu être mon père, voire mon grand-père. Malgré la blouse, je distingue une carrure solide, musclée et ...

Je me fige en rougissant. Puis je blêmis en admirant l'homme qui me fait face.

Merde.

Ces lèvres fines magnifiquement ourlées, qui doivent être si douces.

Cette mâchoire carrée ombrée d'une légère barbe châtain clair dont j'ai déjà envie de tester la texture soyeuse.

Ces cheveux toujours indisciplinés, blonds aux reflets cuivrés dans lequel sa main se promène.

Et puis ces yeux verts si clairs qui me sondent interrogateurs, légèrement moqueurs. Comme avant.

MERDE !

Mes jambes tremblent, elles ne me soutiennent plus. Je sens SA main me prendre le coude et me guider vers une chaise. Voulant ignorer le léger picotement de ma peau à l'endroit où il me touche, je me penche en avant sur ma chaise et ferme les yeux. Pour ne plus le voir. Pour pouvoir respirer à nouveau.

Tom, intimidé, colle son petit corps chaud contre moi et cela me remet les idées en place. Je passe ma main sur sa joue pour le rassurer. Pour redescendre sur Terre. Maintenant.

— Mme ... Townsend ? C'est bien cela ? Vous allez bien ?

Sa voix attentive est délicieusement veloutée, comme avant. Elle aussi. Je ne savais pas que je pouvais me souvenir aussi bien des intonations. Je respire profondément, la tête toujours baissée vers le sol. Il me faut répondre. Il paraît ne pas se souvenir de moi. Je relève prudemment le visage, pour croiser à nouveau ce regard bleu si pâle, légèrement inquiet maintenant. Il s'est accroupi devant ma chaise et se trouve encore près de moi. Trop près.

Je ne savais pas non plus que ma mémoire des odeurs était si bonne. Son parfum est le même. Et elle a toujours le même effet sur moi. Je déglutis en le contemplant d'un air sûrement très idiot. Il ne me reconnait pas. Clairement. Il se relève et s'éloigne d'un pas vers son bureau, me tournant le dos quelques instants. Je peux alors prendre la parole.

— Townsend? Oui, c'est cela. Ça va. C'est juste la... fatigue, Docteur ?

Ma voix n'est qu'un filet méconnaissable dont j'ai honte, mais je réussis à mettre une nuance d'interrogation dans ma phrase. J'ai besoin de savoir si je devenais folle.

— Docteur Mancini. Stephen Mancini.

Il me tend la main, je la regarde,fine et puissante en même temps, comme si elle allait m'attaquer. Avant de la serrer machinalement.

Je salue alors Stephen Mancini. Je faillis éclater de rire. Une lueur curieuse dans son regard m'incite à ne pas aggraver mon cas. Il ne me reconnait pas, profonde blessure d'amour-propre ou soulagement intense ?, mais je ne veux pas qu'il me prenne pour une folle. Je me suis déjà quasiment effondrée à ses pieds, à sa vue. Rire sans raison devant lui aggraverait certainement mon dossier. Une bizarrerie de plus, une seule et il va appeler ses collègues de l'hôpital psychiatrique le plus proche.

— Mon assistante m'a parlé d'un jeune garçon qui aurait de la fièvre ? Tu t'appelles comment ?

Pendant que mon esprit divague, il reprend son rôle de médecin et incite Tom à venir s'asseoir sur le siège du Dr Gerandy.

Mon fils, tout content de cette occasion de tester « le grand fauteuil tournant », ne se fait pas prier et contourne le bureau pour grimper tant bien que mal sur son meuble préféré. Stephen, je veux dire, le docteur Mancini, s'accroupit à nouveau, devant mon fils cette fois, et tout en lui parlant calmement de sa voix envoûtante commence, mine de rien, l'examen. Je ne bouge pas de la chaise où je me suis effondrée. J'en suis bien incapable. L'image de l'ancien Stephen Mancini est toujours très nette dans mes souvenirs.

Je regarde son profil. Notant, avec trop d'attention, les petites différences que le temps a gravées sur sa peau, quelques rides d'expression autour des yeux, sur le front. Des traits plus dessinés, plus affirmés. Sa silhouette est plus imposante, plus musclée. Il est définitivement encore plus séduisant qu'il y a dix ans. Je soupire et il se retourne vers moi. Je n'ai absolument pas suivi la consultation. Quelle mère indigne !

— Vous m'avez dit que la fièvre a commencé cette nuit. Sans être sensible au paracétamol, mais sans dépasser 39.8°C, c'est bien cela ?

Je ne lui ai rien dit. Je l'ai raconté à Mme Cooper.

— C'est ça !

— Il n'avait jamais fait ce genre d'épisode fiévreux auparavant ?

Je cherche avec peine dans ma mémoire défaillante cette fois-ci.

— Si, une ou deux fois. Quand il avait à peine un an. Il faisait parfois des poussées de fièvre assez effrayantes mais qui ne duraient jamais très longtemps.

Je me demande si c'est bon signe ou non. Je ne comprends rien à cette fièvre.

— Il n'a ni mangé, ni fait quelque chose de particulier dans les deux derniers jours ?

— Non.

Là je suis catégorique, ayant déjà réfléchi à tout ça.

— Bien, jeune homme. On va trouver ce qu'il te faut pour faire baisser cette fièvre, et ainsi rassurer ta maman. Et toi, en échange, tu la laisses dormir la nuit prochaine ?

Comment sait-il que je n'ai pas dormi ? J'ai l'air si mal en point ?

— Oui, docteur.

Mon fils est à l'aise, il a même répondu ce qui est rare car il a hérité de ma timidité maladive. Si à vingt-huit ans, je la maîtrise un peu, le pauvre il est souvent... dans mes jupes, comme disait ma mère, et ceci dès qu'un adulte inconnu lui adresse la parole.

Stephen Mancini s'éloigne de son petit patient et contourne le bureau pour s'asseoir à côté de moi, sur le siège vacant. Tom commence évidemment à jouer à faire tourner le siège du médecin. La situation lui paraît ordinaire. Mais pas à moi. Stephen est assis à côté de moi. Alors qu'on aurait dû être séparé par le grand et large bureau du docteur Gerandy. Je regarde sans rien dire les belles mains de Stephen attraper le carnet d'ordonnance et commencer à le remplir de son écriture fine et déliée, en me parlant.

Sans me regarder. Tant mieux.

— Mme Townsend, l'examen clinique est tout à fait normal, à l'exception de cette fièvre. A priori, je pense qu'il s'agit simplement d'un épisode isolé comme ceux que vous avez connu il y a quelques années. Éventuellement une poussée de croissance.

— Tu... Vous êtes sûr... qu'il n'y a rien de plus ?

Il tourne lentement la tête vers moi et nos regards se croisent.

— En médecine, rien n'est sûr, vous n'êtes pas sans le savoir. Mais je suis certain que Tom n'a rien de bien inquiétant. Vous lui donnerez ceci pendant vingt-quatre heures. C'est légèrement plus fort que le paracétamol. Ça devrait suffire à faire baisser la fièvre assez rapidement. Pour le reste, du repos, boire de l'eau, et pas trop se couvrir. Le B-A-ba des mères de famille je pense ...

Il semble attendre une réponse de ma part. Je n'y arrive pas, prise sous le feu de son regard, dans le tourbillon de mes souvenirs.

— Vous allez bien, Mme Townsend ?

Il se penche légèrement vers moi. Son regard troublant et attentif semble chercher quelque chose. Une réponse. Je recule contre mon dossier pour essayer d'échapper à sa proximité perturbante. Ridicule. Je me force à respirer lentement.

— Merci, tout va bien, un peu de surmenage et une mauvaise nuit. Je vous remercie, Docteur Mancini.

Il reprend sa position initiale, reporte son attention sur son ordonnance qu'il détache lentement, pianotant sur le bureau avec son stylo.

— Voilà. Tenez-moi au courant pour Tom et prenez soin de vous.

Je me relève doucement, espérant que mes jambes – les traîtresses – jouent leur rôle correctement et prends l'ordonnance de ses doigts, en faisant attention à ne pas le toucher. Je commence alors à reculer vers la porte. Fixant avidement une dernière fois son visage que j'avais cru ne jamais revoir.

— Je n'y manquerai pas. Tom, mon chéri, tu viens ? Merci de m'avoir reçu en urgence, Docteur Mancini. Je suis un peu pressée. Excusez-moi, encore.

Mon fils a saisi ma main, prêt à partir. Je ne peux pas dire une banalité de plus. Après un petit sourire contrit, je sors à pas rapides du bureau avant de m'arrêter au comptoir de Mme Cooper pour régler la consultation. Pressée de partir loin d'ici.

— Alors ce jeune docteur ? Vous l'avez trouvé comment ?

Mme Cooper veut mon avis ?

Je dois vraiment répondre à cette question ?

Les superlatifs se bousculent dans ma tête mais je me serais coupée la langue plutôt que d'avouer.

— Surprenant. Merci, au revoir.

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