Chapitre 43 L'histoire s'achève

Un rayon de lumière bleutée vînt transpercer les nuages. 

L'île de Légias était en effervescence. Les soldats adverses affluaient de toutes parts, et les léginois peinaient à les tenir à distance du portail. Leurs pouvoirs faiblissaient à mesure que l'île était détruite. Les arbres étaient en feu, la plupart des maisons accrochées à ceux-ci, en ruines, et de nombreux léginois, morts, jonchant le sol de leur corps immobiles. 

Tandis que l'île luttait, Dahlia se tenait debout, face à une arche de pierre. Au milieu de celle-ci s'étaient rassemblées des particules magiques, qui formaient à présent une nuée brumeuse bleutée. L'entrée vers la Terre, vers cet espoir. 

  – Et maintenant ? demanda Nathan, à ses côtés. 

  – Kotoa m'a dit de l'attendre, répondit Dahlia. Elle est la seule à comprendre réellement le mécanisme de cette chose. 

Les explosions et les cris de la bataille ne semblaient pas les atteindre. Les combats étaient encore loin d'eux. Ils ne voyaient pas les morts, ils ne voyaient pas la destruction, ils ne contemplaient pas ce désastre. 

L'un de leur allié était au premier rang. Stephen courrait au milieu des débris de la basse-ville – soit les habitations les plus proches de la muraille, détruite presque complètement. Il devait rejoindre Dahlia et Nathan, sauter dans le portail qui menait vers la Terre, et se créer une nouvelle vie. Loin de Xiar, loin des combats, loin de tout ce qui l'avait fait souffrir, loin du monde qui lui avait tout prit.

Le visage du jeune homme était peint de poussière noirâtre, issue des quelques bombes qu'envoyaient leurs assaillants sur l'île. Depuis qu'il avait quitté la muraille, Stephen se trouvait une certaine agilité. Il évitait le fossé et les bombes avec rapidité et souplesse, avec réflexe. Alors, avec un bref coup d'œil, il voyait Kotoa, dans les airs, qui dirigeaient les hartsune et détruisait ce qu'elle pouvait. Une aura dorée l'enveloppait, et il semblait à Stephen que cette même aura émanait de lui également. Une protection de la part de la Gardienne, sans doute. 

Subitement, une explosion plus grande que les précédentes le propulsa contre un tronc d'arbre calciné. Toute la muraille Est, y compris ses arbres protecteurs, avait cédé. Les véhicules blindésde Hylia écrasaient les derniers bouts de pierres et de métal, transformaient les rouages en poussière et pénétraient dans l'île, suivis de véhicules plus légers, anti-gravitationnels, plus rapides. 

Les léginois se faisaient exterminés. La machine avait raison de leurs pouvoirs psychiques, qui devenaient insignifiants. 

Stephen se releva, puis toussa. Ses poumons brûlaient à l'intérieur. La protection n'était plus active. 

Immédiatement, le jeune homme chercha une trace de la Gardienne. C'est alors qu'il la vit s'écraser à quelques mètres de lui, éclatant les pavés. Stephen s'y rendit avec empressement et, une fois la fumée dissipée, il ne put que laisser échapper un sanglot. 

La Gardienne était en train de se redresser avec difficulté. Son casque doré avait disparu, laissant sa chevelure flamboyante flotter autour de son corps. Son armure était endommagée, et plusieurs coupures se faisaient percevoir. Mais ce n'était pas là le plus alarmant. Ce qui attira premièrement Stephen fut cette lance métallique coincée dans le ventre de Kotoa, qui la retenait d'une main pour ne pas que le poids de l'arme ne l'entraîne en avant. 

Son sang se dispersait sur la lame, ainsi que le long de son armure et de ses jambes. 

Stephen remarqua alors que ses yeux n'avaient plus d'iris, ni de pupille. À vrai dire, ils étaient blancs, uniquement blancs. Avant de revenir à un état normal. Kotoa se tourna vers Stephen. La détermination se lisait dans son regard, et la poussait à avancer vers le jeune homme. Avec les forces qui lui restaient, la Gardienne créa un cercle protecteur autour d'eux. Son visage se crispa. L'effort et la douleur se traduisait à travers sa transpiration et sa respiration lente et irrégulière. 

  – Le portail ... tu dois le détruire, ordonna-t-elle. 

  – Quoi ? 

  – Sauve-la ... 

Kotoa tomba, un genou à terre. Sa main retenait toujours la lance plantée dans son ventre. À ses pieds, une flaque de sang commençait à se former. Stephen la maintient en place en lui tenant fermement les épaules. 

La Gardienne, essoufflée, fit un effort considérable pour parler. 

  – Je lui ai promis ... que je sauverais sa fille, ajouta-t-elle. 

Cette dernière attira Stephen vers elle et lui murmura quelques mots à l'oreille. Le jeune homme ne put que la sentir s'affaiblir, écouter la destruction s'abattre, son cœur battre, sentir ses mains trembler, sentir que tout s'effondrait. Kotoa appuya ses deux mains contre le torse de Stephen avec toute la puissance qu'elle possédait encore. 

Alors, sous un regard accablé, une flèche transperça le crâne de la Gardienne, teintant ses cheveux de rouge. Son visage se figea, sa bouche laissa échapper quelques filets de sang, puis la jeune femme s'écroula, de côté, son épaule entrant en contact avec le sol froid. Froid, comme son corps. Ses lèvres rosées, sa peau blanchâtre, et tout ce sang qui la recouvrait, comme une couverture qui, au lieu de lui apporter chaleur, lui enlevait le souffle. 

La terre trembla. La Gardienne était morte. Les cris s'élevèrent ; de rage, de colère, de haine, de vengeance. Les arbres encore debout semblaient prendre vie, comme soudainement happés par une énergie nouvelle : celle de la peine. 

Avec une puissance dévastatrice, leurs racines écrasèrent les véhicules ennemis, les faisant exploser. Le feu et la fumée rejoignaient les hartsune qui tournaient en cercle, désorientés, et disparaissaient peu à peu, leur créatrice n'étant plus là pour tirer les ficelles qui leur permettaient de bouger.

Stephen serra les poings. Alors, il se mit à courir, sans se retourner, ravalant sa rage. Il exécuterait sa mission. Il sauverait Dahlia. C'était une promesse. 

Au fur et à mesure, après avoir traversé des champs de bataille actifs, ou abandonnés, après avoir entrevu Guoy et Dunbalt au centre des combats, une âme de guerrier, de meurtrier, un masque d'arrogant sur le visage, comme s'ils ne craignaient pas la mort, le jeune homme commença à apercevoir une arche en pierre, immense. 

Stephen atteignit enfin Dahlia et son frère, avec l'impression qu'un troupeau d'éléphants avait dévalé la côte de ses poumons. 

Dahlia et Nathan le regardèrent, surpris. 

  – Où est Kotoa ? demanda immédiatement la jeune fille. 

  – Elle ... elle est ... 

Le mot était bloqué dans sa gorge, comme s'il ne l'acceptait pas. 

Cependant, Dahlia comprit. Elle ne se mit pas en colère, elle se contenta de regarder au loin. Là, on eut l'impression qu'elle se rendait enfin compte qu'une guerre avait lieue à quelques mètres d'elle seulement. Son expression refléta le regret, l'horreur, la colère, la peine. Peut-être même la culpabilité. 

  – Je ne suis pas coupable, susurra-t-elle. 

Nathan glissa sa main dans la sienne, délicatement. Dahlia, d'un geste, la retira et s'avança vers le «poste de contrôle» du portail, qui ressemblait à une plaque de pierre dans laquelle étaient gravés des boutons et une manette. 

Dahlia frappa du poing contre la pierre. 

  –  Écoute, Dahlia, on a peu de temps, s'alarma Stephen. Vous devez entrer dans ce foutu portail, je peux le fermer, temporairement, précisa-t-il. 

  – Et le rouvrir ? dit-elle en fronçant les sourcils. 

  – Tu peux faire ça ? renchérit Nathan, étonné. 

Stephen soupira. Au même moment, une bombe magnétique fit trembler toute l'île et vrilla les tympans du groupe, qui se protégèrent les oreilles. Leur voix monta d'un cran. 

  – Je peux le faire ! Je le rouvrirai, dans une semaine, pour te laisser du temps ! 

  – J'ai du mal à le croire vu la situation ! hurla à son tour Dahlia. 

  – Arrête de discuter, on n'a plus le temps ! 

Dahlia écarquilla les yeux. C'était la première fois que Stephen lui ordonnait quelque chose avec un tel ton. Intérieurement, elle bouillonna. Cependant, elle hocha la tête. 

  – Tu me le promets ? 

Ce fut au tour de Stephen de hocher la tête, à contrecœur. 

  – Nathan, tu l'accompagnes, elle aura besoin d'appui. 

Malgré son envie de rester, Nathan accepta. Pendant une courte seconde, il ne fit aucun mouvement, puis il leva les yeux au ciel. 

  – Je hais ce monde, déclara-t-il. 

Sur ces mots, il prit son frère dans ses bras et le serra si fort que Stephen crut que ses côtes s'enfonçaient dans ses organes. 

Malgré une rancune qui persistait, le benjamin lui rendit son embrassade. 

  – J'taime, p'tit frère. 

Puis, Nathan lui tapota la joue, prit Dahlia par la main et l'entraîna vers l'arche, où le portail rayonnait toujours. Un sourire s'étira sur le visage de Stephen, avant que des larmes ne viennent tâchées ce tableau. 

Stephen manipula les touches, tapa les codes que lui avait chuchoté Kotoa, puis assista à la fissure du poste, dont la pierre explosa pour laisser apparaître un tuyau noir, dans lequel était incrusté des pierres bleues qui scintillaient avidement. 

Il enfonça son bras dans la machine, avant de crier de douleur. Des pics s'étaient enfoncés dans son avant-bras et l'empêchaient de s'enfuir. Ce qui était fait était fait. Kotoa l'avait prévenu. Pour les sauver, il devait se sacrifier. 

Du bout des doigts, il atteint une manette qu'il attrapa avec vigueur. 

Dans la lumière bleutée du portail, Dahlia et Nathan disparaissait. Ils se tournèrent vers Stephen qui, en forçant un sourire, leva le pouce en l'air. Alors, ses deux amis avancèrent de quelques pas, avant que leur corps ne soient qu'une silhouette, et qu'ils ne soient aspirés dans le portail, comme de la poussière par le vent. 

De la poussière. 

Stephen ne pouvait empêcher ses larmes de couler. 

Il allait retourner à un état de poussière, où il ne serait plus rien. 

Il repensa à tout ce qu'il avait vécu jusque là. Une vie qui ne lui plaisait pas, étalée comme elle l'était devant lui. Une vie pleine de mensonges, de tueries, de combats, de soumission, de naïveté, de chagrin. Ce monde lui avait pris tout ce à quoi il tenait, et lui avait privé des plaisirs auxquels il aurait aimé tenir. 

  – Je suppose que je suis censé dire merci, chuchota-t-il, amèrement. 

Il observa le ciel et vit, à travers la fumée noirâtre, l'Ishtar qui tentait de rester allumer. Une ultime lueur. Et, comme en réponse à son affirmation, les rayons s'intensifièrent. En y songeant, Stephen eut l'impression que le monde lui souriait. Chaleureusement, avec une dose de tristesse, et une pointe d'ignorance. 

Stephen tira sur la manette. 

La réaction fut immédiate. Tout se craquela, se fissura, se brisa. La terre trembla, explosait par endroit. Le sol formait des vagues irrégulières, comme les bulles à la surface de l'eau en train de bouillir. 

Le portail explosa, avec un bruit indescriptible. 

Et il emporta tout sur son passage. 

Les hommes, les arbres, la terre, les constructions, la vie. 

Jusqu'aux côtes du Sud, Xiar fut brûlée, détruite. Les trois quarts de la planète n'était plus que des centres. Il n'y avait même plus personne pour se souvenir de cette bataille. La bataille de Légias, qui ne dura qu'un jour, et qui vit la population Xiarienne être réduite de moitié. 



Assise dans la neige, elle regardait le ciel. Au début, c'était avec empressement. Puis, avec frustration et colère. Puis, avec désespoir. Maintenant, ce n'était plus qu'une habitude. Elle regardait le ciel, qu'il soit nuageux, orageux, bleu sans imperfections. Aujourd'hui, des flocons caressaient son visage. Pourtant, elle restait là, dans le froid, à attendre. Parce qu'il lui avait promis. Il lui avait promis qu'il lui donnerait le moyen de retourner chez elle. Dans le monde qui l'avait vu grandir, et qu'elle avait vu se faire détruire. 

Soixante-dix ans. Ça pourrait paraître long, comme attente. En réalité, elle n'avait pas vu les années passées. Les saisons passées. Les conflits passés. Les gens passés. Tout n'avait été qu'un miroir, le miroir de son monde. Elle s'en fichait. Elle se fichait de la Terre. Cette Terre dont elle avait entendu tant de bien l'avait rejeté, l'avait traité de folle et l'avait repoussé dans la catégorie des personnalités dérangées. 

  – Grand-mère, tu vas encore attraper froid, la prévint un jeune garçon. 

Sa progéniture. Du sang pur de Xiar, son héritage. Nathan et elle avaient enfanté. Elle avait donné vie et cette vie elle-même avait donné vie. 

Malgré tous ses efforts, Dahlia n'arrivait pas à les aimer comme enfants, seulement comme des personnes qui pourraient attendre à leur tour le retour du portail, le retour à la maison. Leur vraie maison. 

Le jeune garçon s'assit à côté d'elle, avant de lui tendre des gants. Dahlia les enfila. 

  – C'est toujours pas arrivé ? demanda son petit-fils. 

Dahlia branla tête pour signifier que non. 

  – Pourquoi t'attends toujours ? 

  – Je suis têtue. 

  – Pourquoi ? 

  – J'en ai envie. 

  – Mais à quoi ça sert ? 

  – À garder espoir. 

Le petit garda le silence. Puis, il sembla trépigner sur place, prêt à bondir. 

  – Je peux attendre aussi ? 

  – Je n'espère que ça. 

Il sourit, innocemment. 

Un flocon tomba sur la joue de Dahlia et la fit frissonner. Elle essuya l'eau fondue sur son visage, puis observa sa main. Elle retira le gant et examina chaque recoin de cette peau ridée. Tous ces traits, ces plis, ces tâches. 

Pourtant, tout ce qu'elle vit, ce fut cette main d'une jeune fille de dix-sept et, en la tendant vers le ciel gris, elle se revit à Bonn, en haut de sa tour, à observer les rues, les bâtiments, les murailles, l'horizon. Elle se vit dans les couloirs de Kief, avec Ash, à courir et à glisser sur le carrelage. Elle se vit au milieu de cette île de feu, au milieu de ses origines. 

Une larme glissa le long de sa pommette. 

L'avenir n'était que son passé. 


FIN

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