2 - The legend begins
— Suffit ! siffle une voix contre mon oreille.
Je ne réalise pas tout de suite qu'il parle français. J'ai trop peur. Je me débats, la douleur dans mon bras me donne la nausée mais je veux à tout prix m'en sortir, même si on doit m'amputer ensuite. Cependant, l'homme passe un second bras autour de moi et bascule en arrière, me forçant à m'allonger sur la terre humide entre les racines du buisson que je pensais être une forteresse imprenable. Lui aussi est couché sur le sol, dans mon dos.
— Cessez de vous démener ! Vous allez vous vider de votre sang !
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi espèce de malade !
Il attrape mon avant-bras blessé et se met à serrer. Il serre si fort que la douleur me paralyse. Elle me paralyse au sens propre du terme.
— Vous allez m'écouter ! fait l'homme dont le nez est dans mes cheveux. Vous avez perdu du sang et je crains que davantage de mouvements ne déclenchent une hémorragie plus grave encore. Vos poursuivants ont été défaits, ils ne sont plus dans cette forêt et je ne suis pas l'un d'eux, je ne suis pas là pour vous faire du mal. Je suis là pour vous aider.
Il me libère aussitôt après avoir dit ces paroles et je fonds en larmes. Non, il n'est pas l'un des tarés qui m'ont enlevée. C'est évident. Il dit la vérité. Je sanglote comme un bébé et il ne fait pas un geste, allongé contre moi.
— Je vais me relever. Vous, ne bougez pas davantage. Je vais vous apporter les premiers soins.
— J'ai froid... J'ai tellement froid !
— Vous pouvez. Il fait dix degrés et je vous ai retrouvée grâce au sang que vous perdiez plus tôt. Par ailleurs vous êtes trempée de la tête aux pieds. C'est une pitié.
Bizarrement, il n'y a aucune pitié dans sa voix. C'est une constatation qui me semble purement médicale. Est-ce qu'il joue un rôle dans mon sauvetage ? Probablement. Est-ce qu'il m'est sympathique ? Absolument pas.
L'homme, dont je n'ai toujours pas discerné les traits, passe les bras sous moi et me soulève sans aucun effort. Je finis par relever le nez vers lui et la première chose que je constate, c'est qu'il a le sourcil levé en une mimique mi-interrogative mi-ironique. Ses cheveux sont jais, lisses, sa peau est blanche comme l'ivoire et ses yeux sont aussi noirs que des charbons. Si ses lèvres avaient été carmin, on aurait eu Blanche-Neige version mec. Sauf que son regard n'a rien d'angélique ou d'innocent. Il est moqueur, sarcastique, froid, mais pas du tout sympathique. Autant pour le chevalier servant au secours de la princesse en détresse. L'homme est immense et pourtant svelte : il n'a rien des body-builders à la Magic Mike et pourtant il me porte sans effort et sans me faire plus de mal jusqu'aux rives du lac. Ses traits sont fins, aussi fins que ceux d'un mannequin, mais marqués par ce qui semble être une éternelle expression de mépris. Ou alors c'est juste pour moi.
— Vous allez quitter ces frusques, déclare-t-il en plaçant un gros galet plat sous ma tête pour la surélever.
Je le regarde mieux : ce type porte un ciré jaune, un chandail qui doit avoir vingt ans au bas mot et un pantalon informe. Il a les pieds nus. Un nouveau taré, manifestement, mais d'un autre genre.
— Vous pouvez parler ! je rétorque.
Ma voix est rauque, le simple fait d'avoir tenté de m'exprimer m'a arraché la gorge. Des larmes me picotent les yeux.
— Écoutez-moi bien, je vous aide, je vous sauve la vie, je vous débarrasse de vos agresseurs et je m'arrange pour que vous ne vous vidiez pas de votre sang. Je ne cherche pas à devenir votre ami mais à vous aider à survivre, quoique l'envie n'y soit guère, alors faites preuve d'un peu de bon sens.
Il me relâche, ôte d'un geste vif et agacé son ciré puis son chandail. Péniblement, je me soulève pour qu'il puisse m'allonger sur le ciré imperméable qui sent le champignon et je sens ses mains qui déchirent sans difficulté mon haut de pyjama trempé. Je me tends aussitôt :
— Eh, je... !
— Vous allez m'écouter : je ne parviendrai pas à vous envoûter mais je ne compte pas pour autant vous faire du mal. Vous allez attraper une pneumonie fulgurante si vous restez vêtue ainsi. Non, ne bougez pas le bras, je vais déchirer votre manche aussi.
Ses gestes sont rapides, presque aussi professionnels que ceux d'un urgentiste et son visage est froid et calculateur. Ma tension ne s'apaise pas pour autant : je remarque que, pour déchiqueter mon pyjama Damart, il utilise un couteau effilé. D'où il l'a sorti, ça je l'ignore. Tout ce que je sais c'est que je frissonne lorsque je sens le métal glacé glisser contre ma peau. Le manche de l'arme est d'un noir d'encre : clairement ça n'est pas un couteau suisse tout bête. Sans même tenter de me reluquer, l'homme au visage plus glacial que la lame de son poignard me passe le chandail au-dessus de la tête. Il est étrangement chaud et ne gratte pas, contrairement à ce que j'aurais cru – oui, parce que je pense souvent à des choses très sottes quand j'ai très peur. Je n'ose pas bouger mon bras cassé et mon sauveur prend bien garde à ne pas le toucher lorsqu'il rabat son vêtement sur mon ventre. Je grelotte. Toute l'adrénaline est retombée et je sens toute la terreur remonter dans ma gorge. Des sanglots nerveux me secouent, j'ai froid, la boue et la terre m'irritent la peau, mon bras me lance, je ne sais pas combien de sang j'ai perdu, j'ai peur. J'ai tellement peur. Je pleure bruyamment, les yeux brouillés, je sanglote comme un bébé mais je m'en fiche. Le type s'approche alors de moi et m'embrasse. Ça n'est pas un baiser rassurant, du bout des lèvres, sur la joue : c'est un baiser profond, sur les lèvres, quelque chose d'intime. Ça ne me choque pas autant que ça le devrait mais, de ma main libre, je le repousse. Si je ne le gifle pas, c'est pour deux raisons. La première : il est globalement la seule et unique personne dans un rayon de trente kilomètres qui puisse m'aider à me tirer de la panade où je me trouve. La seconde : il avait beau avoir un visage glacial, hautain et le regard dur, ses lèvres sont chaudes, douces, et il glisse sa langue contre la mienne.
— N... Non !
Il recule, me dévisage de son air empreint d'un dédain permanent et penche la tête sur le côté. Un demi-sourire naît sur ses traits. Un sourire irritant et charmeur à la fois. Comme si ce type l'avait façonné exprès pour draguer.
— Je croyais que vous aviez besoin d'un petit... remontant. Je n'avais pas d'hydromel sur moi.
— D'hydro... Je... Vous n'allez pas m'a...
— Non, je ne vais pas vous agresser. Nous allons rejoindre une route afin de demander de l'aide.
— Vous n'avez pas de portable ?
— Ai-je l'air de posséder un portable ?
Il ôte le maillot de corps – qui porte encore un maillot de corps ?! – et le déchire sans hésiter pour en faire des bandages. Il passe les mains sous le chandail et, de la façon la plus professionnelle du monde, parvient à immobiliser mon bras contre ma poitrine nue et comprime la blessure au couteau que j'ai reçue dans le dos. Quand je vois ses fringues, je me dis qu'effectivement, il a le dressing d'un papy de cent dix ans. Quand je vois son corps... Mamma mia ! J'essaierai de ne pas m'étendre dessus mais ce gars passe définitivement plus de temps à la salle de sport que dans les Galeries Lafayette. Il est svelte mais sous sa peau blanche, il n'y a que du muscle. Que. Du. Muscle. Maintenant, je peux commencer à croire qu'il a mis la pâtée à mes agresseurs.
Pendant qu'il prend soin de moi, je continue de pleurer. Ça coule sans arrêt et ça me soulage. Il ne dit rien, ne fait aucun commentaire. Il est concentré sur sa tâche.
— Vous n'avez pas froid ? je demande en reniflant.
— Pas plus que vous.
Il a soulevé les sourcils en disant ça, comme si ma question l'avait surprise. Je note qu'il a sur le plexus solaire des cicatrices étranges, étoilées. Elles sont très anciennes, je ne les distingue que lorsqu'il se penche près de moi pour resserrer mon bandage.
— Merci de m'avoir sauvée.
Il lève à nouveau les sourcils, hausse les épaules comme si mes remerciements le gênaient. Il a fini de panser et sécuriser mes plaies et ma fracture et s'assoit en tailleur. Je regrette presque qu'il ait cessé de glisser les doigts contre ma peau.
— Vous pensez que la route est loin ?
— Aucune idée, avoue alors l'inconnu.
Je le dévisage avec des yeux ronds. Il sort d'une nuit de cuite ou quoi ?
— Vous... mais... vous étiez prisonnier de ces types, vous aussi ? Vous ne connaissez pas les lieux ?
— Non, ricane l'homme, je n'étais pas leur prisonnier. Mais je n'étais pas venu dans cette forêt depuis des siècles ! Les choses ont changé, on dirait, et je ne veux pas vous faire faire des kilomètres dans cet état. Non que vous risquiez la mort, mais vous... enfin vous n'êtes pas au meilleur de votre force. Vos amis viendront sans doute vous chercher d'ici quelques heures.
— Mes... non, je fais un voyage solo, l'Islande est supposée tranquille et je me suis juste paumée dans...
— Par « solo », vous entendez que vous voyagez sans accompagnement ? Sans escorte ? Il n'y avait même pas une autre femme avec vous ?
— Je... non, on m'avait dit... enfin j'ai pensé que ça ne serait pas si imprudent de voyager seule ici. Tout le monde m'a dit que c'était très sécurisé.
L'homme lève les yeux au ciel. Il soupire et va se rincer les mains, souillées par mon propre sang, dans le lac. Je remarque qu'il porte aussi des cicatrices dans le dos. Quatre lignes blafardes partent de son omoplate gauche et disparaissent sous sa ceinture, à droite. Soit il est tombé d'une moto et a glissé sur le dos contre un trottoir cassé, soit il a échappé à un tigre du Bengale. Au choix. Le type revient, aussi silencieux qu'un chat, et ramasse des brindilles puis des branches mortes plus épaisses. Une fois le bois rassemblé en une élégante pyramide, il se met à faire des gestes bizarres au-dessus. Comme s'il tentait de faire apparaître un lapin ou le roi de cœur. Il renifle, frustré, recommence sans résultat et finit par remarquer que je le dévisage l'air hébété. J'ai toujours très mal, très froid et très peur, mais l'homme me fascine. Il n'est pas commun. Il est différent. Parfois, je remarque qu'un de mes élèves est différent et je ne sais pas expliquer ce qui m'évoque cela. Chez cet homme, c'est flagrant.
— J'essaie de faire du feu, se justifie-t-il.
— Il vaudrait mieux utiliser un briquet, si vous en avez un. Ou une allumette ? Vous fumez ?
Il ne répond pas. Il a un don pour m'ignorer lorsqu'il ne souhaite pas me répondre, c'est dingue. Il retourne près du lac et revient avec une pierre.
— Vous devriez en prendre deux, pour faire des étincelles.
— Non, réfute-t-il en dégainant son couteau. Silex contre silex ne donne pas de feu. Il faut du métal contre du silex.
Il s'exécute. Les flammèches, timides au début, finissent par prendre de l'assurance. L'homme me rapproche avec précaution du foyer et m'aide à me protéger du sol avec son ciré.
— Vous n'avez pas froid ?
L'homme, qui a gardé une distance pudique entre lui et moi, hausse les sourcils :
— Moi ?
— Oui, je crois que nous sommes seuls. Du moins je l'espère.
— Non, je n'ai pas vraiment froid.
— Je ne vous ai pas encore demandé votre nom, j'ajoute après un petit silence.
Je suis crevée mais je suis prête à avoir une conversation au sujet du cycle de reproduction de la moule bretonne si cela peut me distraire une demi-seconde de la douleur lancinante qui me traverse le bras à chaque micromouvement.
— Loki.
— Loki ? Comme le dieu scandinave ?
— Exactement.
— C'est la première fois que je rencontre quelqu'un qui s'appelle Loki ! Mais vous parlez très bien français, vous êtes d'origine islandaise ? Suédoise ?
Il me jette un regard narquois.
— J'ai beaucoup voyagé, finit-il par répondre.
— Loki, c'est votre nom de famille ?
— Disons que c'est plus mon prénom.
— Ah, d'accord, je fais, hésitante face à ses réponses brèves. Bon eh bien enchantée, moi c'est...
Le gars se retourne comme s'il avait entendu un bruit derrière nous, ce qui me fait sursauter. Il se lève avec la souplesse d'un tigre et époussette son vieux pantalon défraichi et hors d'âge.
— Je crois que les secours sont déjà là. Je vais à leur rencontre : ne bougez surtout pas.
Il s'éloigne avec une telle rapidité que je ne peux pas le retenir, lui dire que j'ai peur s'il part hors de vue. Que je préfère attendre une heure de plus que les secours nous débusquent plutôt qu'il me laisse toute seule dans cette forêt qui recèle une bande de psychopathes. Que son côté louche et narquois ne me dérange pas du tout si c'est le maigre prix à payer pour qu'il ne parte pas. Mais « Loki » – sérieusement, il a dû se faire charrier un max quand Avengers est sorti – se fait avaler par les ombres des grands arbres noirs. Je lutte contre la peur d'abord, puis contre la douleur qui se fait omniprésente. Une immense fatigue m'envahit et j'ai l'impression de patienter des heures alors que quelques minutes seulement se sont écoulées. Je m'allonge sur le dos, juste histoire de me reposer, mais le stress m'a cassée et je m'évanouis plus que je m'endors.
Lorsque je reprends connaissance, j'ai le sentiment de sortir d'une énorme cuite. J'ai mal à la tête, de la brume à la place du cerveau et une vague nausée commence à me tenailler après quelques secondes. En revanche, je n'ai plus du tout mal. Mon bras est empaqueté dans un tas de bandages, serré contre ma poitrine et un bandage propre me comprime le sein droit. Je devine à la tension contre mon omoplate que des sutures s'y trouvent. Je lève mon bras valide avec difficultés et me touche le front, parce que j'ai l'impression qu'un bandeau l'enserre. C'est un gros bandage. Je suis sur un lit d'hôpital, étonnamment confortable, dans une chambre privatisée. La télévision est allumée et ronronne une rediffusion en anglais d'un épisode de Friends. Je me dis que ça ne peut qu'être de bon augure. Friends passe à la télé ? Vous pouvez être sûr que la journée sera bonne. C'est ce que ma mère dit toujours, en tout cas. La chambre est jolie, il y a même un cactus sans épines dans un coin. La porte de la salle de bains s'entrouvre et un infirmier masqué se présente. Il sourit avec les yeux et déclare dans un anglais à l'accent presque impeccable :
— Je suis content de vous voir réveillée ! Votre médecin attitré est un interne qui parle français, je vais aller le chercher, il est dans le service ce matin.
J'ai la bouche trop pâteuse pour répondre mais je hoche la tête. Ça me fait mal et accentue ma nausée. Il sourit à nouveau des yeux et pousse devant lui son chariot après avoir régulé le débit de ma perfusion. Je me rendors sans doute car lorsque mes paupières se soulèvent à nouveau, ma vision est un peu floue : je distingue un homme près de moi vêtu d'une blouse blanche entrouverte sur un pyjama de chirurgie bleu marine. Il m'a réveillée en me tapotant délicatement la main.
— Bjour dteur, je marmonne avec peine.
Ma gorge me fait hyper mal. Ça pique. Je réalise que j'ai sans doute subi une chirurgie et que mon angine doit être due à l'intubation trachéale. Ce n'est vraiment pas comme ça que j'avais imaginé mes vacances post-confinement.
— Bonjour, sourit l'homme dans un français parfait. Je suis heureux de vous voir enfin réveillée.
Ma vision se stabilise, mais la voix du médecin m'avait déjà informée de son identité.
Un sourire narquois. Un beau visage pâle. Des cheveux noir corbeaux.
Loki.
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