Chapitre 5 - Le Pesant d'Or (2/2)
Le riche homme d'affaires avait troqué son costume trois pièces pour une tenue plus décontractée. La chemise en coton bleu ciel qu'il portait lui seyait à merveille. Le bar m'empêchait de voir le bas de son corps. Il emplissait les lieux de sa prestance. Son corps criait : « je suis chez moi ». Cette arrogance innée m'empêcha de me perdre dans ma contemplation. La moutarde me monta au nez. Cette fois, c'était mon auberge. Mon territoire.
Edan s'assit sur un tabouret, face à moi, ne détournant jamais son regard.
L'homme qui l'accompagnait s'éloigna et rejoignit ses compagnons, nous laissant seuls.
Très bien, Sac à Sous, deuxième round. Cette fois, je ne te laisserais pas la victoire.
L'alcool me rendait audacieuse, plus que d'ordinaire. Ma réserve de notre première rencontre, choc dû au face à face avec mon idole, était enterrée six pieds sous terre. Edan était venu. Il le regretterait.
— Qu'est-ce que je te sers ? demandai-je en passant au tutoiement.
— Ce que tu bois, me répondit-il.
Je souris. C'était une erreur de se lancer sur ce terrain. J'avais des années d'expérience. Je lui remplis son verre et le lui tendis.
— Je le mets sur ton ardoise, déclarai-je. Avec le reste.
Je fis un signe de tête vers les membres de sa Maison, qui riaient joyeusement entre eux.
Edan eut le culot de ricaner.
— Merci, répondit-il.
Je le détestais. Ce ne serait qu'une poignée de pièces pour lui, bien sûr que cela lui était égal.
— Qui était-ce ? demanda-t-il, après avoir pris une gorgée.
Il fit un signe de tête vers l'insecte bruyant.
— Je ne me souviens plus de son nom, confiai-je en haussant les épaules.
C'était faux bien sûr, mais je n'avais aucune envie de parler de lui.
Edan rit. Un vrai rire. Qui dévoila sa parfaite dentition. Son visage s'éclaira et les pierres précieuses reflétèrent une joie, un éclat qui me bouleversa. Il décocha son sourire dévastateur et la flèche m'atteignit en plein cœur. Ce son, ce tintement, emplit ma poitrine de chaleur.
Horrifiée, je me remplis un nouveau verre et le bus cul-sec.
À ce rythme, j'allais finir le whiskey à moi toute seule. S'il ne me terminait pas avant.
— Je savais que quelque chose clochait chez toi, reprit-il, son menton posé sur sa main.
Pardon ?
— Comment ça ? Qu'est-ce qui cloche ? demandai-je, mes sourcils se rejoignant.
— Tu calcules, tu analyses et tu agis selon ce que tu penses que les gens attendent de toi. Rien n'est naturel.
— C'est vexant, m'offusquai-je.
Bien que vrai.
— Bien que vrai, rétorqua-t-il.
Je m'occupai les mains en faisant tournoyer le liquide ambre dans sa jarre de verre.
— Et il t'a suffi d'une rencontre pour déduire ces absurdités ?
— C'était évident, répondit-il en haussant les épaules.
À mon avis, c'était surtout évident pour ceux qui employaient la même technique.
Edan termina son verre. Je le lui remplis de nouveau. Je pris un stylo et l'ajoutai à sa note.
Il me regarda sans faire de commentaire, amusé.
— Explique-moi, qu'est-ce qui m'a trahie ? demandai-je.
Je décidai de jouer le jeu. Après tout, il avait l'air de bien meilleure humeur. Autant en profiter.
— Quand Lucas et moi sommes dans une même pièce, ce n'est pas moi que l'on regarde.
Je fronçai les sourcils. Que voulait-il dire ? Je me remémorai notre rencontre plus tôt dans la journée. Bien sûr que je l'avais remarqué. Bien sûr que je l'avais regardé, lui. Mais lui révéler que j'étais une de ses admiratrices ne me semblait pas vraiment pertinent.
Je jetai un regard vers ses compagnons. Iris le dévorait du regard, tout comme l'homme qui était arrivé avec lui.
On ne le regardait pas disait-il, mais bien sûr. Prétentieux.
Je reportai mon attention sur le riche homme. Espérait-il obtenir une certaine réaction de ma part ? Je ne dis rien.
— À part ceux qui en ont après mon argent, ajouta-t-il en me foudroyant du regard.
J'explosai de rire. J'étais grillée. De toute façon, il avait entendu la conversation avec l'autre décérébré. Adieu la subtilité.
— Si ça peut te rassurer, je n'en ai pas qu'après ton argent personnellement. L'argent de n'importe qui fera l'affaire.
C'était faux. Je désirais le sien tout particulièrement mais inutile de le mentionner.
— Pourtant, ce n'était pas ce que je voulais, si tu veux tout savoir, ajoutai-je, audacieuse.
Allons-y au culot les amis.
— Que voulais-tu ?
— Edan ! Tu es venu !
Le timbre enjoué de Lucas nous interrompit. À la vue de son ami, le héros avait accouru pour le rejoindre. Il s'assit immédiatement à ses côtés, tombant presque sous la vigueur de son geste embrumé par l'alcool. Je lui avais servi de belles doses, il fallait espérer qu'aucune attaque n'ait lieu ce soir, le héros n'était certainement pas en état.
Son visage exprimait une telle joie que je me surpris à sourire également. M'en apercevant, je bus un nouveau verre. L'alcool me rendait mielleuse. Terrifiant.
— Qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis ? depanda Lucas.
— Vous mettiez du temps à rentrer. Je me suis dit que vous deviez vous amuser.
— Tu as loupé une prestation d'Alana incroyable. Elle chante divinement bien.
Je chantai horriblement. Il était bien plus atteint que je ne le pensais. Ou trop gentil.
— J'ai eu mes moments de gloire, approuvai-je humblement.
Lucas rit.
— C'était impressionnant ! Tu arrives à chanter en servant, remplissant, buvant, tout à la fois.
— Vraiment très impressionnant, commenta Edan.
Son ton ironique ne m'échappa pas. Mes poings se serrèrent. Ne jamais dénigrer les talents d'autrui.
— Je veux intégrer le Crépuscule Pourpre, lâchai-je.
Je voulais effacer son air moqueur. Je fis mouche. Son visage s'assombrit.
— Pardon ? s'étrangla Lucas.
Edan se contenta de me fixer, indéchiffrable.
J'avais volontairement viser haut en demandant à entrer dans sa Maison. L'idée était de demander gros pour faire accepter plus petit.
La base d'un marchandage.
En toute logique, il fallait donc que j'ai quelque chose à négocier en échange de valeur égale.
— Allez quoi. Je sais chanter, il vient de te le dire. Et je sais cuisiner ! Goûte !
Marchandage un brin désespéré et alcoolisé certes.
Je lui tendis une des soupes qu'il me restait. J'espérais qu'ils étaient bien éméchés car elle avait un goût ignoble et en plus, elle était froide. Mes talents en cuisine étaient aussi développés que mon altruisme, c'est-à-dire quasi inexistant.
— J'ai des cuisiniers à mon service, répondit le propriétaire du Crépuscule Pourpre, repoussant mon assiette avec une grimace.
Argh.
— Super, j'accepte le même salaire.
Il me lança un regard noir.
Je ne gagnais pas vraiment de points. Changement de stratégie.
— Qu'est-ce que je peux faire pour intégrer votre Maison ? Laisse-moi une chance, insistai-je.
Je n'avais pas tenté les suppliques. À force d'insistance, certaines personnes ressentant de la pitié finissaient par céder.
— Ce serait une superbe idée ! s'exclama Lucas, tout sourire.
Merci mon fidèle allié, je garde ta place de bras droit bien au chaud.
— Alana est si solaire, continua-t-il. Elle respire la joie de vivre.
De qui parlions-nous exactement ? C'était trop là, calme-toi.
— Pourquoi veux-tu intégrer ma Maison ? me demanda Edan, ignorant son héros.
Aucune pitié donc.
— Pour l'ambiance ?
Il me regarda durement.
Pas dupe. En même temps, difficile de se le permettre lorsqu'on régentait un empire.
— J'ai mes raisons, capitulai-je. Mais tu te doutes bien que je ne serais pas un danger pour vous. Ce serait juste pour un temps. Je recherche le Tombeau d'une déesse. Une fois que je l'aurais trouvé, je vous laisserai tranquille. Et on reprendra chacun notre petite vie. Vois ça comme une alliance temporaire. Je veux juste faire un bout de chemin en sécurité. Comme une escorte de noble mais un peu particulière puisque dans un Tombeau. Je me ferais déchiqueter si je reste seule. J'en mourrais.
Les meilleurs mensonges étaient ceux qui se rapprochaient le plus de la vérité. Ou carrément la vérité avec quelques omissions.
— Je ne vois vraiment pas ce que tu pourrais m'apporter. Tu profiterais juste de nous. De notre protection.
C'était gonflé venant d'une personne qui se contentait d'attendre dans son fauteuil que ses larbins fassent le sale boulot.
— Et mes mots de pouvoirs ?
Cela devait bien valoir quelque chose non ?
— Je ne pense pas que tu puisses les utiliser.
— Tu as tort. Je le peux.
Je ne le pouvais pas. Pas sans Talia. Pas sans être à l'article de la mort.
— Alana, tu m'as dit que tu te blessais en les utilisant, intervint Lucas. Inutile d'en arriver là. Et puis ce serait dangereux de nous rejoindre.
Traître.
— Oublie donc cette idée. Trouve toi une autre Maison, conclut Edan.
— Prends-moi à l'essai, tentai-je. Pour le prochain Tombeau. Juste un. Si tu n'es pas satisfait, je vous quitterais sur le champ.
Il balaya l'air de la main, finissant son verre. L'insolent.
— Pas intéressé.
Mes dents serrées grincèrent.
Très bien, Sac à Sous, j'allais parler notre langage.
— Je te laisse tes quinze mille pièces d'or.
Son intérêt soudain piqué, il haussa un sourcil.
Rapace.
Je le détestais.
— Continue.
Je souris, à la manière d'une vipère prête à mordre.
Tu vas m'amener avec toi, Edan Roselli, je peux te l'assurer.
— Tu me laisses vous accompagner pour le prochain Tombeau. Et je vous paye quinze mille pièces d'or. Pour me mettre à l'essai.
Un lent sourire étira ses lèvres pulpeuses et sensuelles. Mon regard se porta sur ces dernières.
— Tu me payes pour te supporter ? Tu te vendrais à moi ? Pour quinze mille pièces d'or ?
Dit ainsi c'était si révoltant. Je grimaçai.
Et me dépouiller de mes quinze mille pièces d'or fraîchement acquises... La vie était si injuste. Je n'en avais même pas vu la couleur.
— Oui, confirmai-je. Mais je préfère voir ça comme un paiement pour m'escorter à mon entretien d'embauche.
C'était bien plus élégant.
— C'est plus élégant, confirma-t-il en souriant de toutes ses dents.
Une nouvelle flèche transperça la cible de mon cœur.
Mon sourire se fana. Je bus carrément à la bouteille, cette fois.
— Très bien, pourquoi pas. J'accepte, trancha Edan. Jusqu'au prochain Tombeau.
Vraiment ? Cette fois, je ris franchement. Mon sourire éclatant fît de l'ombre à celui du Soleil Levant. Alors même Edan Roselli ne pouvait résister à mes charmes. Ou du moins à l'appel du gain. Surtout à l'appel du gain.
Je levai ma bouteille en trinquant, victorieuse.
— Jusqu'au prochain Tombeau.
Cela restait une semi-victoire puisque, si j'avais bien compris l'investiture de deux Tombeaux m'attendait pour me débarrasser de ma déesse intérieure. Mais chaque chose en son temps. Il fallait se contenter de petites victoires dans la vie. Je les aurais pas à pas. Le Crépuscule Pourpre allait m'adopter, je m'en fis le serment.
— Super ! s'enthousiasma Lucas. Nous devons fêter ça !
Fêter ? Pitié, ce n'était pas bientôt fini ? Il était infatigable, ma parole.
Mais même cette perspective ne ternit pas mon humeur. J'avais atteint mon objectif immédiat. Lucas m'avait accepté. Edan m'avait accepté.
Ravie, j'opinai en souriant.
J'allais voyager avec le Crépuscule Pourpre. J'avais réussi. Talia allait être fière de moi.
En tout cas, moi, je l'étais.
**--- Notes de l'auteur ---**
Fin des négociations ! Alana a réussi à mettre un premier pied au Crépuscule Pourpre ! 🎉
Qu'avez-vous pensé des négociations ? Que pensez-vous qu'elles impliqueront ?
Merci pour votre passage ! N'hésitez pas à voter, commenter ! <3
À très vite !
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