Chapitre 5 - Le Pesant d'Or (1/2)

Ne rencontrez pas vos héros, ils finissent souvent par vous décevoir.

C'était la leçon à retenir de ma rencontre avec Edan Roselli.

Même l'attrait des mots de pouvoirs n'avait pas suffi à l'appâter. Pourtant, Lucas avait paru y être sensible. Le héros avait laissé entendre que cela intéresserait l'homme d'affaires. Mais il ne m'avait porté aucun intérêt. Dès l'instant où « ma magie » avait semblé épuisée — ce qui était la réalité puisque Talia n'était pas là et que je n'avais moi-même aucune affinité avec l'Argia — il m'avait reléguée au banc des jetables.

Mon égo saignait. Ma fierté en avait pris un coup. Et ma panique à l'idée de la réaction de Talia était insoutenable. Je ne comptais pas me laisser faire. J'étais prête en m'embarquer clandestinement avec eux s'il le fallait. Mais ma sécurité serait loin d'être assurée...

Bien sûr, j'acceptais les quinze mille pièces d'or avec gratitude. Mais je ne saurais m'en contenter. Je lui prendrais tout.

Edan Roselli était devenu ma némésis. L'ennemi à abattre. J'allais devoir lui voler ses soldats et les ranger dans mon camp. Un par un. Enfin qu'il lui soit impossible de se débarrasser de moi.

J'allais me rendre si indispensable qu'il n'aurait d'autres choix que de m'accepter.

Mon carrosse m'avait déposée devant mon auberge. Le Pesant d'Or avait subi de nombreux dégâts et une partie de ma façade ouest s'était effondrée. C'était regrettable, ma poitrine se compressait légèrement à cette vue. J'aimais bien Barssa, j'appréciais mon chez-moi miteux mais je ne comptais de toute manière pas restée. Investie d'une mission divine, j'avais des Tombeaux à explorer et une déesse à ressusciter.

J'avais passé l'après-midi à ranger, balayer, déblayer et jeter. Beaucoup de mes boissons avaient péris. Certains crus vieux comme le monde. Des pertes tragiques. J'avais aperçu un de mes sacs à vins préférés versait des larmes. Il était toujours en vie mais la perte de ces bouteilles semblait un destin bien pire.

J'avais proposé à Lucas de passer boire un verre, lui expliquant que je tenais une auberge. Il avait accepté avec joie, ravi, comme je m'y attendais, de pouvoir passer un moment simple à s'amuser, décompresser. Je l'avais encouragé subtilement à amener certains membres de sa Maison qui seraient motivés pour se détendre et passer une bonne soirée. Il m'avait assuré qu'il trouverait partant.

Je doutais qu'Edan vienne, et finalement peu importait. C'était même mieux s'il ne venait pas. J'allais pouvoir me rapprocher de ses pions et les lui dérober. Ma cible prioritaire était bien entendu Lucas. Le héros devait m'apprécier. Bien qu'en réalité il devait être le genre de personne à apprécier tout le monde. Ecœurant. Mais pour moi, c'était presque une question de vie ou de mort. Si, une fois dans les Tombeaux, les Kondairas me ciblaient de nouveau, j'aurais besoin de protection. Je ne pouvais pas compter sur Talia et son langage divin s'il me mettait en miettes à chaque mot. C'était une solution de dernier recours, et encore.

J'en étais à mon deuxième verre de vin blanc quand ils arrivèrent. Après deux ans à servir, j'étais plutôt résistante. Je ne tomberais pas ce soir, mais j'espérais en coucher plus d'un. J'avais cependant pas mal de concurrences. Cinq éponges, venus soignés leur cœurs meurtris et leur esprits perturbés après cette attaque, avaient décidé de se consoler auprès de leur plus vielle amie. Une bande de jeunes du coin, dont l'un de mes anciens amants que j'excellais à ignorer, était également de la partie. Avec eux, trois femmes qui m'adulaient et vénéraient mes paroles étaient également présentes. C'étaient celles que je supportais le plus. Je pouvais presque les qualifier d'amies.

En somme, mon bar n'était pas plein mais il commençait à y avoir du monde.

À ma grande surprise, ce ne fut pas Lucas qui s'élança vers moi lorsque le Crépuscule Pourpre entra. Ce fut Alec, le chevalier étincelant qui m'avait protégée.

— Ma belle ! Comment vas-tu ? J'étais inquiet.

Il leva les bras en l'air, s'avançant dans le Pesant d'Or, ses compagnons dans sa foulée.

Mes autres clients se stoppèrent et levèrent des yeux ébahis. Ils reconnaissaient certains visages. Ils reconnaissaient le soleil rouge sur leur poitrine et ce qu'il représentait.

Oui les amis, j'accueillais les célébrités de la région dans mon auberge miteuse, remettez-vous-en.

Je plaisantais, j'étais si fière que j'aurais aimé les exhiber dans toute la ville, tels des trophées. Ou attacher une pancarte derrière mon bar pour spécifier que Lucas Alicent s'était tenu à cet endroit et avait bu dans ce verre-là. Peut-être que je devrais garder les verres d'ailleurs, qui sait, je pourrais en tirer un bon prix.

Alec s'accouda devant moi et je reculai, déconcertée.

Il me regarda en fronçant les sourcils.

— Tu nous as fait une belle frayeur là-bas. Qui aurait pu se douter que tu maîtrisais la magie des mots ?

Il posa le menton sur sa main et me jeta ce qui devait être son regard de séducteur.

— En plus d'être belle, tu es puissante.

Wow. Eh bien. Déjà un dans la poche et je n'avais rien fait. C'était si facile.

Je lui souris et attrapai un verre sous mon bar ainsi qu'une bouteille de whisky.

— Et en plus, j'ai de l'alcool. Que de qualités n'est-ce pas ?

Il éclata de rire. Il se tourna vers ses camarades, les invitant à entrer.

Lucas fut le suivant.

— Salut Alana, me sourit-il.

— Salut Lucas, lui répondis-je mes lèvres s'étirant.

Est-ce que c'était contagieux ?

— Ton établissement est tellement chaleureux, complimenta-t-il. On sent qu'il y fait bon vivre.

Un mot gentil du héros. J'aurais aimé me plonger dans un seau d'eau glacé pour éviter la chaleur de se répandre dans ma poitrine à ses mots. L'effet de l'alcool sans doute.

— Qu'est-ce que je te sers ? demandai-je.

— Je te laisse décider, c'est toi l'experte !

Pauvre idiot, tu n'allais pas tenir la soirée.

Radieuse, je lui servis son verre.

— Tu m'en diras des nouvelles !

Trois autres personnes les accompagnaient. La femme assassin — du moins elle avait l'allure d'un assassin — était présente. Elle portait toujours un masque, recouverte de noir de la tête aux pieds et ses cheveux toujours solidement tressés. Je m'empressai de me tourner vers elle.

— Oh, je suis contente que tu sois venue, commençai-je, timidement. Je tenais à te remercier. Pour ton intervention la nuit dernière. Tu m'as vraiment sauvée la vie. Merci.

Elle me fixait sans sourciller. Ses yeux noirs semblaient absorber mon âme. Je me sentis soudain épuisée en plus d'être mal à l'aise.

— Un peu plus et je perdais un bras, ajoutai-je, plaisantant à moitié.

Voyant qu'elle ne me répondait pas, et parce que cela devenait gênant, je continuai :

— Je te sers quelque chose ? C'est la maison qui offre, ne t'inquiète pas pour le paiement.

Autant dire que je dus arracher les mots pour qu'ils sortent.

— Une tequila, s'il te plaît, me répondit-elle finalement. Et tu nous as sauvée également. On est quittes.

C'était... sympa. Je crois.

Une fois servie, elle but sa tequila cul-sec. J'haussai les sourcils. Je n'avais même pas eu le temps de voir son visage qu'elle avait replacé son masque.

— Tu peux m'appeler Ombre.

Hum... ok, Ombre.

Je lui répondis avec un sourire en la resservant :

— Enchantée Ombre ! Cul-sec !

Je bus également un filet de wiskey. Pour me donner du courage.

Je me tournai alors vers mes deux dernières cibles — clientes.

— Je n'ai pas eu le plaisir de vous rencontrer, commençai-je. Je m'appelle Alana. Bienvenue dans mon humble demeure.

Je la jouais enjouée et sociable mais j'étais à un pas de la crise de nerfs.

Parce que j'avais reconnu la femme qui tournait sa tête dédaigneusement vers le trou dans mon mur ouest. Un admirateur plus hystérique que moi aurait lâché plus d'un hurlement. Sa longue chevelure écarlate tombait en cascade de boucles sur ses épaules et descendait sur sa poitrine. La tenue moulante en cuir kaki qu'elle portait faisait encore plus ressortir la pâleur de sa peau et le flamboyant de ses cheveux. Ses yeux dorés, aussi lumineux qu'un soleil, se posèrent sur moi.

— Elsa Heljin.

La Maîtresse des Epines. La sublime sorcière vénéneuse, capable d'emprisonner, d'empoisonner n'importe qui à l'aide de ses épines et plantes grimpantes.

Je bus une nouvelle gorgée de ma boisson. Rester calme.

Décidant de la jouer décontractée, je posai mon menton sur ma main et poussai un soupir rêveur.

— Quel est ton secret pour de telles boucles ? m'enquis-je.

Son regard s'illumina d'intérêt. Elle s'assit sur un siège et se pencha vers moi.

— Tu n'imagines même pas le temps que j'y consacre.

Mes yeux s'écarquillèrent. Ce n'était pas naturel ? Un mythe s'effondrait.

Et ma mission — soirée — en compagnie de mes futurs collègues débuta. Je me mis à parler, parler et encore parler. Les membres du Crépuscule Pourpre ne semblait plus pouvoir se passer de moi. Alec ne cessait de chercher mon attention. J'en étais embarrassée pour lui. Pourtant, je lui jetais quelques miettes, afin de le tenir affamé.

Ombre parlait peu. Mais je m'étais attribuée la mission d'apercevoir son visage.

— Ah, ah ! m'exclamai-je, ravie, quand, au bout de son sixième verre, je notai une baisse de sa précision et sa rapidité.

— Léna ! s'exclama Lucas, hilare. Tu es saoule ! On voit ton visage ! Ton visage !

C'est ainsi que j'appris qu'Ombre s'appelait en réalité Léna.

Ma première haute impression sur Elsa s'était lentement élevée au rang de dévotion. Sa capacité à évincer des prétendants trop entreprenants relevait de l'art — et c'était une experte qui en témoignait. J'avais dû aller récupérer un stylo et du papier pour prendre des notes, afin de les transmettre à la postérité.

J'avais également appris que le dernier membre du Crépuscule Pourpre que je ne connaissais pas était une jeune femme timide du nom de Iris Mark. Ses cheveux coupés courts et ses longues boucles d'oreilles me la rendaient sympathique. J'aimais bien son style. J'avais donc décidé de la prendre sous mon aile. Elle fut couchée en un rien de temps, étalée sur mon bar.

Malheureusement, le Crépuscule Pourpre n'était pas mon seul client. Beaucoup de monde étaient arrivés. Sans doute alertés par les rumeurs mentionnant la présence des héros. Je courrais dans tous les sens et ma patience, ma sociabilité, l'alcool n'aidant pas, arrivaient bientôt à sa limite. Je redoutais que des bribes de mes réflexions internes personnelles — bien que précises et véridiques, parfois cruelles — ne m'échappent par mégarde. Or, il était primordial de garder la face devant les membres de la Maison. La soirée s'annonçait longue.

— Alana, m'interpella un insecte insignifiant que je décidai d'ignorer, attrapant plusieurs nouveaux verres sur mon étagère.

Voyant mon désintérêt, mon ex-amant insista.

— Alana, viens par ici.

— Dégage, je suis occupée, crachai-je irritée.

Ce petit défoulement tombait à pic.

— Allez, sois sympa, présente-moi.

Je m'approchai de lui, un sourire venimeux aux lèvres.

— Pourquoi ferais-je ça ?

— Pourquoi pas ?

— Tu m'as prise pour une œuvre caritative ? grimaçai-je.

— Tu es toujours aussi exécrable bon sang, tu pourrais me rendre ce service. En souvenirs du bon vieux temps.

— Quels bons vieux temps ? J'essaie désespérément de t'effacer de ma mémoire.

Je reniflai de dépit.

— Ce qui reste difficile quand tu ne cesses de traîner dans mon bar, ajoutai-je, agacée.

— Je te permets une rentrée d'argent, et les dieux savent à quel point tu l'aimes, tu devrais me remercier. Si je n'étais pas là, personne ne trainerait dans ton bar miteux.

— Pitié, n'inverses pas les rôles. Tu te comportes comme un chien remue la queue, désireux de l'attention de son maître. C'est pathétique. Et embarrassant.

— Espèce de...

— Retourne à ta table avec tes potes minables. Et laisse tranquille le Crépuscule Pourpre. Ils sont là pour s'amuser et se détendre, ils n'ont pas besoin d'un lèche-botte.

Rouge de colère, il serra les poings, se retenant de donner des coups. Je m'avançai en souriant, provocante, mes yeux pétillant de malice.

— Et alors ? On se dégonfle ? le narguai-je, amusée.

— Tu te crois toute puissante parce que les héros sont là.

— Je me crois toute puissante parce que je le suis. C'est mon auberge. Tu es chez moi. Et si tu veux y rester, tu ferais mieux d'écouter ce que je te dis. Je n'aurais aucun scrupule à te jeter dehors comme un malpropre aux yeux et au nez de tous.

Je me penchai encore.

— Peut-être même que les héros m'aideront.

— Sale garce.

— C'était un déplaisir de te revoir.

Lui tournant le dos, je retournai à mes verres. Je n'avais aucun doute quant au fait qu'il s'éloignait en maugréant. Je me sentais mieux. Cracher mon venin sur autrui était presque thérapeutique pour moi. J'avais à nouveau besoin d'un verre. Je m'en attrapai un, le bus et me retournai pour rejoindre mes célébrités.

Je me figeai.

Deux billes émeraudes me dévisageaient en haussant un sourcil.

— Intéressant, commenta leur propriétaire.

À côté de lui, un bel homme que j'aurais d'ordinaire admiré longuement était totalement éclipsé par sa présence.

—Qu'avez-vous entendu ? demandai-je.

Avez-vous entendu la partie sur mon intérêt obsessionnel pour l'argent ?

— Pratiquement tout, je dirais.

Merveilleux.

— Vous avez un don pour tomber aux pires moments c'est ça ? dis-je.

— C'est une de mes plus grandes qualités.

Edan Roselli était dans mon auberge. 



**--- Notes de l'auteur ---**

Et voici un nouveau chapitre, tout en douceur !

La seconde partie arrive semaine prochaine !

N'hésitez pas à voter, commenter si ça vous a plu !

Merci, à très vite <3

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