Chapitre 32 - La colère de Sac à Sous (2/3)

Je me figeai. Mon sang se figea dans mes veines. Mon souffle se figea dans mes poumons. Je me tournai lentement – très lentement – vers l'entrée du large bureau.

Son visage défait me court-circuita.

Je restai bloquée sur ce mélange de déception, de frustration, d'accablement, qui marquait ses traits d'ordinaire si maîtrisés. D'immenses cernes pesaient sous ses yeux luisants de fatigue.

Il ferma derrière lui, et s'avança jusqu'à son bureau, nous ignorant. Lucas soupira à mes côtés.

Me trémoussant sur mon siège, je bougeai plusieurs fois, cherchant mes mots. Déterminée à avoir des réponses – et parce que je souhaitais repousser le moment des excuses – je demandai simplement :

— Qu'est-ce qu'elle est ?

Devant le silence du propriétaire de sa Maison, le héros prit les devants.

— L'etnamia est le nom donné à cette pierre, m'expliqua-t-il. Elle permet...

Lucas jeta un œil à son ami. Je cherchai son regard, sans résultat. La présence d'Edan éclipserait toujours la mienne, je devais me faire une raison.

L'homme d'affaires soupira, se frotta le visage plusieurs fois.

— C'est bon, dit-il. Je vais lui expliquer, tu peux nous laisser.

Le héros grimaça, se leva.

— Je ne pense pas que...

Ce soit une bonne idée ? Moi non plus.

— Lucas, coupa Edan. Je te promets que ça va aller.

Je lançai un regard inquiet au Soleil Levant, pour lui transmettre mes craintes, pour le prier de rester. Mes espoirs, mes attentes, volèrent en éclat, brutalisés par la réalité. Le plus grand héros de tout le temps ignora mon appel à l'aide. À mes angoisses, une déception sans nom s'ajouta. À nouveau trahie. Abandonnée par mon héros.

Après un dernier hochement de tête et un regard lourd de sens où sa confiance en son ami transpirait par tous ses pores, Lucas quitta la pièce.

Je le suivis des yeux jusqu'à ce que la porte se referme derrière lui, le mitraillant de mes prunelles désœuvrées. J'espérais qu'au moins il culpabiliserait un minimum.

Quand un poids se posa à l'opposé du canapé sur lequel je reposais, je fis face à ma némésis.

Edan semblait las. Fatigué.

Ma poitrine fut de nouveau assaillie par une trop forte gravité.

— J'imagine qu'elle t'a simplement dit de la prendre, dit-il.

Il parlait de Talia.

Je hochai la tête. Je ressentis le besoin urgent de la défendre, mais je n'en fis rien. Je préférais – j'avais besoin – que sa colère soit dirigée contre elle, plutôt que contre moi.

— Tout le monde voulait s'en emparer, me justifiai-je, en cachant ma main entre mes cuisses. La situation semblait chaotique. Tu... Tu semblais en difficultés. Tout comme Lucas. Je pensais qu'une fois la pierre récupérée, nous pourrions tous fuir, la mission achevée.

Ses prunelles indifférentes m'examinaient, arrachant mes explications.

— Écoute, je n'avais aucune idée que cette chose allait carrément s'incruster dans ma main. J'ai déjà une déesse avec qui je partage mon corps, je n'avais définitivement aucune envie d'ajouter pierre-toute-puissante à la liste de mes locataires indésirables.

Pitié, ouvre la bouche que j'arrête d'angoisser.

— Si je pouvais te la donner, je le ferais sur le champ. Et pour dire la vérité, je regrette énormément de l'avoir saisie.

Regretter d'avoir une pierre précieuse dans la main... J'en étais bien là.

Je baissai la tête. Le moment des excuses était arrivé. Je me devais de soulager ma conscience, et plaider ma cause auprès du tyran.

Je tenais à la vie.

— Je suis sincèrement désolée.

Ma voix était chevrotante. Mes doigts cachés entre mes jambes ne pouvaient pas trembler. Le seul témoignage de ma nervosité restait ma jambe tressautante. Je trouvais que je m'en sortais bien.

Mais le bel homme ne m'aida aucunement. Devant son absence de réaction, mon angoisse monta en flèche.

— Honnêtement, j'aurais préféré que Lucas reste parmi nous, dis-je avec un rire nerveux. Durant mon... « repos forcé », j'ai entendu une de vos discussions. Et je me rappelle très bien que tu as parlé de me tuer.

Ou de m'amputer. Ce qui restait une meilleure option, mais tout de même loin d'être attractive.

Et je me rappelais également très bien sa promesse meurtrière à mon encontre s'il s'avérait que je m'emparais de la pierre. Ce qui... était le cas.

Au secours.

— Je t'avoue donc que je me sens très mal à l'aise et un brin terrifiée, là tout de suite.

Agitée, je me levai. Je brandis mes mains devant moi, tel un bouclier.

— Peux-tu décroiser tes bras ? Caches-tu... un poignard ?

Edan fronça les sourcils avant de déplier ses membres, je reculai d'un pas. Il porta sa main – vide – à son visage. Je soupirai de soulagement.

— Ne dis pas de bêtises, rassieds-toi.

J'obéis, docile.

— Tu comptes me laisser parler ou ta dignité a définitivement disparu ?

Langue de vipère.

— Je n'ai aucun mal à jeter ma fierté aux oubliettes quand ma vie est menacée, répliquai-je. Ai-je mentionné comme j'étais désolée ?

Ses sourcils se rejoignirent. Encore.

— Si tu me fais du mal, Lucas t'en voudra, ajoutai-je.

C'était ma meilleure défense. Mon bouclier ultime que je brandis telle la courageuse chevalière que je n'étais pas.

— Je ne vais rien te faire du tout, détends-toi, répondit-il, agacé.

Je me tus, scellant mes lèvres entre elles. Les tombes n'avaient qu'à bien se tenir.

Dans le silence qui s'installa, Edan expira si fort, si longuement, si douloureusement, que mon besoin de le rassurer reprit la main sur mon hystérie nerveuse passagère.

Je voulais tenir sa main. Je voulais le prendre dans mes bras.

Je serais mes poings sur mes cuisses.

— Je ne t'en veux pas, déclara-il.

Le silence se brisa en même temps que mon cœur.

— Je ne vais rien te faire et je ne vais certainement pas te tuer. Je n'aurais jamais dû dire cela, et je regrette que tu l'ais entendu, pardon.

Je me figeai, aussi raide qu'une statue, mon souffle bloqué par le nœud obstruant ma gorge.

— J'ai réfléchi et... je comprends.

Pas moi. Ce n'était pas mon cas. Pas du tout. Je ne comprenais pas.

Que se passait-il par tous les dieux ?

J'étais venue m'excuser, j'étais venue lui faire face. Plaider ma cause. J'étais venue le rassurer.

À quel moment les rôles s'étaient-ils inversés ?

— Tu n'avais pas toutes les cartes en ta possession, c'est ma faute. Je ne devrais pas te reprocher mon arrogance.

Qui essayait-il de convaincre ?

La culpabilité qui me rongeait s'accroissait à chacun de ses mots.

Je pris une inspiration tremblante en me tournant vers lui.

— Edan, le coupai-je avant qu'il n'ajoute une estafilade supplémentaire à mon âme écorchée. Je... Edan, explique-moi. Explique-moi ce que c'est. Ce qu'elle représente. S'il te plaît, explique-moi.

Mais par pitié, ne t'excuse pas.

Mon corps se mit peu à peu au diapason de mes résolutions. Déterminée à écouter, à le comprendre, mes tremblements cessèrent et mon agitation pathologique diminua légèrement. Je me contentai de griffer mon pouce de mon index tandis que l'homme d'affaires reprenait la parole.

— Je ne sais pas si tu le sais, mais je suis capable de manipuler l'Argia.

Je ne le savais définitivement pas. Je pensais qu'il se contentait de la ressentir, comme un sixième sens développé à la suite d'une forte exposition. Comme quand l'on devenait capable de reconnaître l'odeur de nos parents, les bruits de pas de nos proches.

— Ma relation à l'Argia est... atypique. C'est un peu difficile à expliquer...

Il réfléchit, les yeux dans le vague, avant de reprendre. Ce qui me donna du temps pour me remettre de cette première information capitale.

Alors Edan aurait pu être aventurier ?

— C'est comme un... vide, expliqua-t-il. Qui a continuellement besoin d'être rempli. En Argia.

Une magie qui voulait toujours plus de... magie ?

— C'est ce qui explique que je sois très sensible à la moindre de ces manifestations, aussi infime soit-elle. C'est ce qui explique que je sois capable de ressentir la présence de ta déesse.

Malheureusement pour moi.

— J'ai parfois des difficultés à maîtriser ce... vide.

Son expression se fit triste. Cet aveu lui coûtait. Sans doute car il avait essuyé de nombreux échecs.

— Une fois activée, ma magie a un appétit insatiable. Elle est pratiquement inarrêtable. Le vide doit être comblé. Et si je ne lui fournis pas d'Argia... elle se sert dans ma propre essence.

Je me crispai.

Par tous les dieux... Une magie dévorante cannibale ? Cela existait réellement ?

Mais son discours, ses craintes, d'il y a plusieurs jours, prirent alors tout leur sens. C'était la raison pour laquelle il avait mentionné sa mort.

Son propre pouvoir était une épée de Damoclès perpétuellement dressée au-dessus de sa tête.

— D'ordinaire, je la maintiens endormie, sous sa forme passive, dit-il en jouant avec ses doigts. Je ne m'en sers pratiquement jamais.

Le voir agité me fit prendre conscience de ma propre immobilité. J'étais obnubilée, totalement à l'écoute de son récit fascinant.

J'avais cru tout savoir sur le propriétaire du Crépuscule Pourpre, du moins une bonne partie, en tant que fanatique émérite. Pourtant, depuis mes mésaventures à ses côtés, j'en découvrais tous les jours de nouvelles facettes. Et il me partageait à cœur ouvert l'une des plus grandes révélations le concernant.

Edan Roselli avait le potentiel d'un héros. Et s'il ne l'exploitait pas, c'était car ce pouvoir pouvait s'avérer dangereux.

Une puissance qui dévorait son hôte. Une essence trop forte pour son propre corps.

Comme...

Moi.

Comme Talia et moi.

Une vive compassion pour le bel homme m'étreignit.

— Depuis toujours, les rares fois où son contrôle m'échappe, Lucas parvient à me ramener. Généralement à me faisant perdre conscience.

Du dégoût, de la colère, entachèrent ses traits. Envers lui-même. L'émotion fut fugace, rapidement effacée par une peine craintive, une peur douloureuse.

— Il est toujours grièvement blessé...

Des regrets, de l'impuissance.

— Je crains le jour où cela ne sera pas suffisant, dit-il, la voix basse, comme si les mots s'échappaient contre sa volonté. Je crains le jour où je le tuerais.

Une certitude. Inévitable.

Impulsivement, je m'emparai de ses doigts. Ses yeux croisèrent les miens avant de descendre sur nos mains jointes.

Non, pas sur nos mains...

Ma poitrine s'écrasa de nouveau sous le poids des regrets.

Je me crispai.

Le silence s'éternisa.

— Nous la cherchons depuis des années, reprit-il plus fermement. Karaval l'a construite des suites d'une autre de ses pensées délirantes. Tu demandais ce qu'elle représentait. À elle seule, elle représente un univers tout entier. Un condensé pur de matière dans sa forme la plus élémentaire, la plus atomique. L'Espace et le Temps remodelés, façonnés en une simple pierre précieuse. Ecrasés pour renfermer l'infinité dans un simple caillou.

Un blanc.

Je devins incapable de la moindre pensée. Exceptée... Hein ?

Je déglutis. Mon regard se porta sur le dos de ma main bandée. Cette main bandée camouflant la pierre qui renfermait en réalité...

Je possédais un univers dans la paume de ma main.

C'était...

Délirant.

— Pour n'importe qui, elle ne vaut rien, dit-il.

Je n'étais pas certaine qu'on puisse qualifier un univers de « rien ».

— Pour le Guérisseur lui-même, il s'agit seulement d'un objet à exposer dans sa collection, expliqua Edan. Un item qu'il a modelé seulement pour prouver que c'était possible.

Cela l'était, possible ?

Ses doigts serrèrent les miens.

— Mais elle représente l'infini. Une source en Argia illimitée.

Une source illimitée pour un gouffre sans fin.

Une matière débordante capable de combler le vide dévorant qui le tenaillait.

Pour lui, elle représentait tout.

Je comprenais. Avec cette pierre, il pouvait contrôler son Argia paradoxale. Il n'aurait plus à craindre de tuer son ami. Il n'aurait plus à craindre de mourir, consumé par sa propre magie. Je comprenais.

Il l'avait cherché. Inlassablement. Dévoré de l'intérieur. Par sa nature profonde. Par ses regrets, ses remords. Et il avait fini par la trouver. Il avait fini par l'apercevoir.

Mais il l'avait perdu.

Je la lui avais dérobée. Sous son nez.

Un homme à la richesse scandaleuse dépossédé du plus inestimable des trésors.

Un seul objet lui manquait et il se retrouvait miséreux.

Comment réagirais-je si, enfin parvenue au Tombeau de Talia, on me dérobait son Arta ? Comment réagirais-je si l'on me condamnait ?

Qu'avais-je fait ?

Je m'avançai vers lui d'un bond, nos jambes se heurtèrent. Je levai sa main emprisonnée dans les miennes devant moi.

— Je suis désolée, m'exclamai-je, et la sincérité transpirait par tous les pores de ma peau. 

Et ça me rongeait. Maintenant plus que jamais.

— Elle est à toi ! La pierre, je te la donne.

Ses yeux scintillèrent.

Bien sûr, il allait être difficile de lui donner quoi que ce soit quand ladite pierre était enfoncée dans ma chair.

— Enfin je te donne ma main !

Ok, j'étais perturbée.

Je grimaçai.

— Je veux dire...

Un soupir frustré m'échappa. Je plongeai mes yeux implorant dans les siens.

— Edan, je te promets que, si tu perds le contrôle, je serais là. Je t'arrêterais. Lucas ne sera plus blessé en essayant de te protéger. Je vais le faire. Considère que tu l'as obtenue.

Étais-je réellement en train de prendre mes responsabilités ? J'allais certainement regretter toute cette conversation impulsive dans un avenir proche. Peut-être même imminent.

Je lui souris.

— Elle est à toi.

Et alors Edan dégaina l'artillerie lourde et son arme de destruction massive m'anéantit.

Tellement injuste... J'étais perdue. 



**--- Notes de l'auteur ---**

J'espère que ce chapitre vous aura plu ! N'hésitez pas à voter, commenter, si c'est le cas !

Merci !

À très vite !

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