Chapitre 32 - La colère de Sac à Sous (1/3)
Quand je revins à moi, la première chose dont je pris conscience fut l'immobilité rigide de mon corps. Mes muscles tétanisés refusaient de suivre les mouvements souples que je souhaitais leur imposer. Mes jambes étaient prises dans un étau d'acier, mes bras pesaient des tonnes, soumis à une intense raideur. Mes doigts, mes orteils, s'étaient changés en pierre.
Telle une statue, j'étais figée dans le temps. Prisonnière de mon propre corps.
Les seuls gestes dont mon corps semblaient capables se résumaient aux mouvements inconscients qui le secouaient. La respiration. Les battements de mon cœur. La course anarchique de mon sang.
Au début, tous mes sens étaient complètement éteints. Mes paupières restaient obstinément fermées. Mes tympans n'enregistraient aucun bruit. Mes narines frémissaient à peine, incapable d'identifier les odeurs qui m'entouraient.
La perception de mon propre corps fut la première chose à me parvenir de nouveau. Alors que je me croyais de marbre, je découvris que mes membres étaient déplacés par autrui. Comme une poupée. Une marionnette. J'étais soumise, incapable de réagir face au monde extérieur.
Pourtant, le conditionnement involontaire que j'avais subi en côtoyant le héros ensoleillé m'apporta la sérénité dont j'avais besoin pour ne pas paniquer - ou du moins pas totalement - face à cette situation inconfortable.
Une douce chaleur rassurante m'enveloppait, comme les caresses d'un timide matin ensoleillé.
Lucas Alicent était à mes côtés.
Les stimuli extérieurs continuèrent de me parvenir. On m'avait allongée sur une surface solide. De la pierre ? Rien ne me recouvrait et je n'étais pas seule. Deux éléments supplémentaires se confirmèrent.
Tout d'abord, nous n'étions plus dans le Tombeau du Guérisseur, voire plus du tout à Iskori. Je ne ressentais ni le froid, ni le vent.
Ensuite, du mouvement autour de moi m'informa de la présence de plusieurs personnes. Des mains frôlaient ma peau, des courants d'air parcouraient mon échine. Je supposais alors avoir rejoint les aventuriers du Crépuscule Pourpre.
J'en étais à émettre des hypothèses sur notre fuite du Tombeau quand soudain des bras encerclèrent mes côtes, soulevèrent mes genoux. Je me retrouvai écrasée contre une poitrine dure et chaude.
Bercée par les pas de mon porteur, toujours dans le noir le plus complet, le silence se brisa, comme si l'on avait appuyé sur un interrupteur. Mon ouïe fut le prochain sens à revenir.
Le vide le plus total puis soudain, des sons. Des voix.
- Je l'avais !
Je discernai les mots comme si ma tête flottait sous l'eau. Les paroles sonnaient étouffées, lointaines.
- Elle était là, sous mes yeux ! Elle était à nous !
Je devais focaliser toute mon attention sur les propos pour les comprendre. Les déchiffrer.
- Bordel !
Une voix grave, aux intonations brusques, parfois cassées.
- Comment cela a pu arriver ?
Edan Rosseli.
- Elle n'est pas perdue, elle est toujours en notre possession.
Si je l'avais pu, j'aurais sursauté. Le son remonta des profondeurs de la poitrine de mon porteur et résonnèrent jusque dans mes os.
J'étais dans les bras du Soleil Levant.
- En notre possession ?
Le calme avant la tempête.
- C'est elle qui l'a ! Pas toi ! Elle nous l'a prise. Sous mon nez !
La colère du propriétaire du Crépuscule Pourpre explosa. Son ton agressif, dégoûté, m'écorcha.
- Alana ne devait pas être au courant, tempéra Lucas.
Le héros me déposa et, toujours inerte, j'atterris sur une surface moelleuse et douce au toucher. Un lit. Nous étions donc dans une chambre ?
- Mais elle oui ! Et elle l'a écoutée !
- Nous étions entourés d'ennemis, tu aurais préféré qu'un Kondaira s'en empare ? Qu'elle tombe entre les mains d'un autre Sidia ?
- Arrête de la défendre !
- Edan.
Le héros semblait déchiré, tiraillé entre sa peine, sa déception, qu'il partageait avec son ami, et la nécessité de rester objectif sur la situation. Il était celui des deux qui se devait de rationnaliser, car l'homme d'affaires en était incapable.
- Tu crois vraiment qu'Alana savait que l'etnamia allait carrément fusionner avec sa main ? continua Lucas. Tu commences à la connaître aussi bien que moi, elle fuit les responsabilités, elle ne l'aurait jamais attrapé si elle avait su qu'elle resterait bloquée avec. D'autant plus en sachant ce qu'elle représente.
Par tous les dieux...
Avait-il dit « fusionner avec sa main » ? Bloquer avec ? De quoi parlions-nous exactement ?
L'etnamia ?
Une envie aussi subite qu'une diarrhée de voir ma main m'envahit - image terrible de justesse.
Dans quoi m'étais-je embarquée ? La pierre était donc toujours en ma possession ? Personne n'avait pu la subtiliser car... Non. « Fusionner » ... Impossible, n'est-ce pas ?
- On doit la reprendre. Avant qu'elle ne revienne.
- La reprendre ? s'étonna Lucas. Comment ? Tu ne penses tout de même pas à... l'amputer ?
Mon cri intérieur, mes pleurs intérieurs, auraient rivalisé avec le boucan sonore d'une cascade haute de plusieurs dizaines de mètres.
Edan ne répondit pas. À la place, le héros s'exclama, horrifié :
- La tuer ? Edan !!
Pardon ?!
- Quoi ? Tu crois que ça me ferait plaisir ?
Il ne manquerait plus que ça ! On parlait bien de ma présumée mort là ?
- Il faut que tu la récupères ! continua le propriétaire de la Maison. Chaque explosion est plus violente que la précédente ! Tu as vu le Tombeau du Guérisseur ? C'est un miracle que l'Ordre ne soit pas déjà là.
Sa voix s'était faite plus aigüe, plus anxieuse. Je ne pouvais pas le voir, mais je sentais son agitation, ayant une perception décuplée du moindre mouvement dans la pièce.
Derrière sa colère, sa rage, derrière sa peine d'avoir perdu cette pierre si précieuse, je compris. Cet homme, maître d'un empire, maître de ses émotions, avait... peur.
- Je ne tiendrais pas indéfiniment, ajouta-t-il plus calmement.
Puis un murmure. Un souffle, une expiration bouleversée, bouleversante.
- Lucas, je vais en mourir.
Le silence.
Un silence si pesant, si angoissant, que ses échos égratignèrent mes os, mon âme.
En... mourir ? Edan ?
- Elle n'est rien pour elle, dit-il. Elle l'a prise uniquement car elle savait que pour moi, elle représente tout.
Les fêlures dans sa voix m'écorchèrent plus efficacement que des lames. Ma poitrine, lourde de plusieurs kilos, s'écrasa encore sous le poids des regrets.
Que représentait cette pierre ? Pourquoi évoquions-nous la mort d'Edan ? Pourquoi évoquions-nous ma mort ?
Qu'avais-je fait ?
- Edan...
Des gémissements.
Était-ce des...
Pleurs ?
- Edan, nous trouverons une solution, assura le héros d'une voix douce. Nous trouverons un moyen de la récupérer.
Un soupir, empli de frustration, de remords. Des pas qui s'éloignent.
- Edan, attends !
Les deux hommes partirent, me laissant seule avec mes questions, mes angoisses, et des larmes qui ne pouvaient couler.
**
Je ressentais le besoin urgent de m'excuser. Moi, Alana Habert, j'étais rongée par la culpabilité. Puisque j'étais abonnée à la fuite de mes responsabilités et le déni de mes erreurs, ce n'était pas un sentiment que j'éprouvais régulièrement. C'était désagréable. Très fortement. Plus difficilement supportable encore que mon impuissance ressentie face à... À peu près toutes situations vécues depuis que Talia était entrée dans ma vie.
Sauf que là, les conséquences de mes actes me terrifiaient. Elles m'angoissaient au point que j'en venais presque à me détester, à détester la déesse pour ce qu'elle me faisait ressentir.
Pire, j'étais hantée.
Hantée par ce regard, ce visage.
Lorsque je m'étais élancée pour m'emparer de la pierre émeraude, la voix d'Edan m'avait interpelé. Intriguée par son intervention qui n'aurait pas dû être possible, par les suppliques qu'il m'adressait à travers sa voix enrouée, mon attention avait été détournée un bref instant de l'item. J'avais tourné la tête vers le beau brun.
Jamais je ne pourrais oublier son expression.
J'avais cru connaître toutes les facettes de sa colère pour en avoir fait les frais, allant de l'agacement à la rage profonde. Les provocations incessantes, les débats occasionnées, je les lui avais suscités à tant de reprises que je pensais y être habituée.
Ce jour-là, pourtant...
Ce ne fut pas une rage flamboyante, qui explose à l'image d'une éruption.
Ce ne fut pas une rage froide, qui glace par son intensité.
Ce fut... Une promesse. Une promesse de vengeance.
Un visage fermé, figé dans l'immobilité. Une respiration pesante où chaque souffle renfermait un hurlement. Des prunelles émeraudes luisantes d'une excitation haineuse, démente, luisantes d'une rage meurtrière, qui renvoyaient une menace tangible, à peine contenue.
La promesse que, si je prenais la pierre, la dernière parcelle de raison qui le rattachait à la réalité céderait, ses dernières réserves disparaîtraient.
La promesse que, si je m'emparais de cette pierre, je deviendrais l'ennemie à abattre.
L'impulsivité, la fugacité du moment ne m'avaient pas permis d'appréhender la mesure de la menace. Après la discussion dont j'avais été témoin, j'étais certaine de sa véracité. Sans Talia pour m'épauler, et alors que j'avais cherché à les rejoindre pour m'en faire des boucliers, à présent, je craignais pour ma sécurité au sein du Crépuscule Pourpre.
J'avais énormément de questions. Il me fallait des réponses. Talia disparue pour je ne savais combien de temps, je devais me trouver une nouvelle source d'informations. Mon dévolu se jeta naturellement sur le héros ensoleillé. Si un appel à l'aide lui était lancé, nul doute qu'il y répondrait avec vigueur.
Quand mes paupières acceptèrent enfin de s'ouvrir, je pus confirmer que j'étais de retour dans ma chambre, dans la villa de la Maison, à Krimson, la capitale des excentriques. Nous étions bel et bien rentrés.
Arthur, le rouquin bavard guérisseur, vint me rendre visite plusieurs fois. Iris également. Je feignis l'inconscience à chacune de leur apparition. Je n'avais pas le cœur, ni l'énergie pour tenter de communiquer avec seulement mes yeux.
Finalement, soixante-douze heures après mon éveil, la gravité redevint normale, l'immobilité cessa.
Comme si elle n'avait attendu que ça, ma main s'éleva devant mes yeux.
Un poids considérable s'abattit sur mes épaules, un fardeau dont je ne me sentais pas à la hauteur.
Au centre de ma paume, encastrée dans ma peau rougie, la pierre émeraude me renvoyait mes questionnements.
Choquée, et quelque peu sceptique, je tentai naïvement de gratter, de l'enlever. J'aurais pu être en train de toucher mon ongle que j'aurais ressenti la même chose. L'évidence me frappa tandis que les mots de Lucas me revenaient en mémoire
Cette pierre, l'etnamia, avait fusionné avec ma main.
Je restais plusieurs longues minutes à l'observer. Il était évident qu'il serait difficile de m'en débarrasser. Je devais donc apprendre ce qu'impliquait sa possession.
Je me levai, me préparai rapidement et quittai ma chambre. Je pris la direction du bureau d'Edan. Je ressentais le besoin de le rassurer, de dédramatiser la situation. N'importe quoi pourvu que mes remords disparaissent.
Je croisai plusieurs personnes en chemin. Ces détours, augmentant mon anxiété, m'irritèrent au plus haut point. Je répondis cependant poliment, les rassurant sur mon état de santé. Aucun des membres de la Maison ne semblait au fait de la mission. La seule information utile qui m'arriva fut la certitude que chacun de mes compagnons était revenu en un seul morceau. Tout le monde allait bien. Elsa, Alec, Marvel. Nous étions tous de retour.
Quand j'atteignis la porte d'entrée, je marquai un temps d'arrêt. Comment Edan réagirait-il ?
Aurais-je de nouveau à faire face à ce regard ? Aurais-je à faire face à des pleurs ?
Me considérait-il comme son ennemi ? Me détestait-il ?
Je portai la main à ma poitrine compressée. Cette simple pensée m'effrayait.
Pourtant je ne fuis pas. J'avais besoin de savoir. Plus que ma peur de lui faire face. Qu'avais-je réellement pris ? Quel était le rôle exact de la pierre ?
Je toquai. Une voix me répondit d'entrer. Mais ce n'était pas celle d'Edan.
J'entrai et me retrouvai nez à nez avec Lucas. Je m'avançai de quelques pas et le saluai timidement de la main. M'apercevant qu'il s'agissait de cette main, protégée par un bandage enroulé autour de celle-ci, je la baissai aussitôt avant de la cacher derrière mon dos et de lever la seconde.
Le visage du héros s'illumina de soulagement. Il traversa la pièce en deux grandes enjambées et me serra dans ses bras. Je lui rendis maladroitement son étreinte, incapable de retenir le sourire attendrie que son geste déclenchait.
- Comment te sens-tu ? demanda Lucas. As-tu mal quelque part ?
Je lui assurai que je me portai comme un charme. Ce qui était plus ou moins vrai. Du moins physiquement.
Nous nous assîmes sur les canapés qui siégeaient au centre de la pièce et je commençai à déballer ma liste de questions. Je commençais par lui.
- Est-ce que tu vas bien ?
- Je vais bien, m'assura-t-il.
Son sourire triste n'atteignit pas ses yeux aussi bleus qu'un ciel sans nuage.
- Comment sommes-nous revenus ? Que s'est-il passé après que...
Je ne finis pas ma phrase. Je me trémoussai sur place, mon malaise évident. Je raclai ma gorge, mais avant que je ne reprenne, Lucas vola à mon secours.
- J'ai été le premier à t'atteindre quand l'immobilité à commencer à se dissiper. J'ai immédiatement rompu mon parchemin et nous sommes tous revenus. Il était inutile de plus s'attarder.
Il mentait.
Lucas détestait les mensonges. En conséquence, il évitait lui-même autant que possible de se lancer dans des explications bancales. Alors que tout ce qu'il entreprenait était couvert de réussite, je venais de trouver le seul domaine où le Soleil Levant n'avait aucun talent. Ses yeux fuyaient les miens, son sourire tressautait, incertain. Même son discours sonnait creux, ses intonations chaleureuses disparues.
Je soupirai. Autant mettre les deux pieds dans le plat directement.
- Et Edan ? demandai-je.
Pouvait-on éteindre le soleil ? Ses rayons se refroidirent et son propre malaise fit écho au mien. Apparemment, j'apportais avec moi de gros nuages.
Frustrée, je l'implorai.
- Lucas, explique-moi, je t'en prie. Quelle est cette pierre ? Que représente-t-elle ? Pourquoi est-elle... dans ma main ?
Comment m'en débarrasser ?
S'il savait comme je regrettai mes pulsions vénales...
Je décidai d'être honnête. C'était suffisamment rare pour que je le note mentalement.
- J'ai entendu votre discussion, dis-je. Tu parlais... d'etnamia ? De quoi s'agit-il ? Pourquoi semble-t-elle si importante pour Edan ?
- Parce qu'elle l'est.
Et c'était la voix d'Edan Roselli.
**--- Notes de l'auteur ---**
Les explications arrivent bientôt ! Des idées ?
Comment va réagir Alana face à ses responsabilités ?
Pour info : le dernier chapitre de ce premier tome sera publié le 22 🎉
On s'approche doucement de la conclusion...
À très vite !
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