Chapitre 30 - Mon admiration pour ma déesse (1/2)

Long d'une trentaine de mètres, le cobra royal s'élevait à plus du tiers de sa taille, nous terrassant de sa grandeur intimidante. Entièrement recouvert de glace, ses écailles de diamants translucides aux reflets bleutés généraient une vapeur givrée autour de lui, l'auréolant d'une aura prédatrice. Sa coiffe, fièrement déployée, arborait des stalactites aiguisées à la base aussi épaisse que mon biceps. Au milieu de son visage, deux iris azur, plus bleus que des saphirs, me fixaient dangereusement.

L'avatar siffla. Ses immenses crochets d'os et de glace se dressèrent, dégoulinant de venin. Sa langue bifide fendit l'air.

Je déglutis, tétanisée.

Au-dessus de moi, j'eus vaguement conscience du mouvement des Kondairas. Les baleines réagirent enfin, et une à une, elles fondirent sur mes compagnons.

Le cobra se tendit. Je me tendis.

Le serpent attaqua.

Son visage approcha terriblement vite, si vite que je n'eus pas le temps de bouger. Sa gueule s'ouvrit, ses crochets emplirent mon champ de vision, dernière image de terreur. Je ne pus même pas hurler.

Il m'engloutit.

Je me retrouvais emportée, ballotée, secouée.

Cela ne dura qu'une éternelle seconde. Quand je rouvris les yeux, je n'étais pas recouverte de venin, je n'étais pas à l'intérieur d'un gosier en train d'être digérée. Je n'étais entourée que par le silence, perturbé par les échos frénétiques de mon sang battant dans mes tempes.

Que s'était-il passé ? Ni Edan, ni Lucas, ni aucun des géants et des baleines ne m'entouraient.

La pièce était semblable à la salle au trésor tout en étant entièrement vide. Pas de présentoirs, pas d'objets ou autres inventions étranges. Juste le silence, ma panique, et l'immense cobra aux yeux azur qui serpentait lentement autour de moi, se délectant de la terreur de sa proie. Cette dernière, que je croyais déjà à son paroxysme, augmenta encore quand le serpent royal parla.

Où est-elle ? Notre belle impératrissss...

La voix basse, comme un murmure, résonnait dans toute la grotte, emprisonnée par la glace. Le visage du serpent ne bougea pas. Le son semblait provenir des tréfonds de la montagne, de toutes les directions.

J'avais essssspéré la voir... Une dernière fois...

Une dernière fois ?

Je m'étranglai.

Son interminable queue me frôla, et je sursautai, tremblant de tous mes membres. Ma respiration hachée devint difficile, et les larmes me montèrent aux yeux.

Il comptait me tuer ?

Les héritiers ont parlé. Tu dois mourir. Ssssscela me chagrine tant...

Pas autant que moi ! Mourir ? Encore ?

Alors... c'était une exécution ? Mon exécution ?

Il continuait à ramper, à me narguer. Je tournai avec lui, refusant qu'il soit dans mon dos. Mes yeux pourchassaient sa langue sifflante, ses crochets venimeux. Comme si l'avoir dans mon champ de vision pouvait me permettre de m'en sortir.

Un cri de terreur se coinça dans ma gorge.

Sssssi tu retrouves ta pleine puisssssanssse... Ta vengeansssse...

Il la craignait. Talia était une menace à leur règne, et ils devaient s'en débarrasser. Qui que soit ces « héritiers ».

Et pour se débarrasser d'elle, il fallait se débarrasser de moi. Ma panique était à son paroxysme.

Que pouvais-je faire ? Comment m'enfuir ? La pièce semblait hermétique, comme si nous étions simplement apparus de nulle part.

Le cobra se stoppa, s'allongea au sol. Sa tête s'approcha lentement de moi. Je reculai en me traînant sur les fesses, sa queue me barra la route. Sa langue siffla à quelques centimètres de mon visage. Je fermai les yeux, retins ma respiration.

Tu as commis une erreur en t'aventurant icssssssi. Ta présence est masquée, mais nous savons maintenant. Sa seule protection ne suffit plus dans les Tombeaux.

Je rouvris une paupière tremblante.

J'étais seule. Entièrement seule. Je n'avais aucune idée d'où je me trouvais. D'où mes amis se trouvaient. Et aucune porte de sortie.

Personne ne viendrait à mon aide.

Talia n'était pas là. Je me retrouvais de nouveau abandonnée devant ce Sidia terrifiant qui me provoquait encore des cauchemars.

Un sanglot m'échappa.

Comment fuir ? Comment fuir ? Comment fuir ?

Peut-être pourrais-je garder sssssssce corps le temps qu'il lui reste... Mon nouveau jouet...

Mais alors que les larmes ruisselaient sur mes joues, ces mots résonnèrent en moi.

« Garder » ?

Reste avec ce monstre ? Ce cauchemar ?

Ces mots allumèrent quelque chose. Ils titillèrent cet amour propre que j'avais toujours eu en excès et qui avait tendance à disparaître au profit de ma peur. Ils allumèrent ce courage vivifiant qui se révélait devant les portes de la mort, durant les situations désespérées.

« Jouet » ?

Un intense sentiment de révolte m'embrasa.

J'étais là, tremblante comme une gerbille prête à se faire avaler. Je ne pouvais pas fuir, je ne pouvais pas appeler à l'aide. Mais je ne tomberais pas entre ses mains. Jamais. Plus jamais.

Vivre cette angoisse, encore et encore. Me retrouver à la merci d'un Sidia sadique, adepte de la terreur qui n'avait eu aucun scrupule à planter un couteau dans le dos de ma déesse. Je ne pouvais pas faire vivre à Talia cette humiliation. Je ne voulais pas la vivre moi-même.

Je ne deviendrais pas « un jouet » à sa merci.

Je préférais mourir, que tomber entre ses mains. Et si les options se limitaient à l'esclavage ou mourir, je ne rendrais pas mon dernier souffle sans me battre. S'il existait une infime chance, une infime étincelle qui me permettrait de le battre, alors j'allumerais un brasier.

Et... je n'étais pas seule. Ma déesse ne m'abandonnerait plus, elle me l'avait promis. Elle était égoïste, arrogante et condescendante, mais elle était loyale. Elle m'était loyale.

Comme depuis des mois, c'était elle et moi.

Elle n'était peut-être pas là, maintenant, mais elle m'avait peut-être offert bien plus que sa simple compagnie agaçante. Au fil des jours, au fil de nos échanges, nous avions partagé bien plus qu'une simple enveloppe charnelle. J'avais été capable de choses dont je n'aurais jamais rêvé.

Je la ressentais. Son essence, sa présence. Je ressentais Edan, je ressentais Lucas. Leur force. Leur puissance.

L'Argia... Je la percevais.

Non. Pas seulement. Je ne la percevais pas seulement.

« Pourquoi est-elle déjà tâchée d'or ? ... Est-ce toi ? »

« Ce n'est définitivement pas moi. »

J'avais été capable d'activer la jacinthe. Moi.

Je ne percevais pas seulement l'Argia. Je pouvais également la manipuler.

Au fil des jours, l'essence divine se mélangeait à la mienne.

La déesse n'était pas là, mais une partie de sa puissance demeurait.

Et si Talia n'était pas avec moi... c'était aussi parce qu'elle ne le pouvait pas. Parce que j'étais toujours en possession d'un objet que même les Sidias craignaient.

Je n'étais pas sans défense.

Cette fois, la Fuite n'était pas une option. Cette fois, ce serait le Combat.

Comme il me plairait de te détruire... Mais sssce sssserait te laisser une chanssssce...

De nervosité, d'arrogance, la témérité de mon élan de courage à la suite de ma prise de conscience... Je ne saurais l'expliquer, mais...

Je ris.

Un véritable ricanement moqueur, tellement hautain que Talia en aurait été admirative.

— Vous craignez... chuchotai-je, un sourire crispé aux lèvres.

Mes muscles tremblants, parcourus d'adrénaline, se tendirent, prêts. Je n'avais qu'une seule sphère, j'avais dû perdre l'autre au moment du transfert dans cette salle. Peu importait. Une seule suffirait.

Les sifflements cessèrent un instant.

Je levai la tête. Débordant de cette assurance, de cette audace désespérée née du fol espoir de la dernière chance, je fixai ses iris de glace.

— Le Sidia de la Peur qui craint ses propres désirs...

Quelle douce ironie.

J'étais incapable d'élever la voix, mais le faible son résonnait aussi intensément qu'un cri de désespoir.

Les pupilles du cobra s'étrécirent à mes mots.

Je n'avais pas la puissance de Lucas, je ne parviendrais pas à enfoncer la sphère dans le corps du serpent à la seule force de mes bras tremblotants. Je devais utiliser un autre moyen.

— Vous la connaissez pourtant, dis-je. Vous l'avez blessée. Elle ne vous pardonnera jamais.

Je ne vous pardonnerais jamais.

Vengeance.

Ce sentiment de révolte, cet intense sentiment d'injustice ravageur résonnait en moi. Il m'envahissait. Porté par la conviction, le serment de faire payer à ceux qui lui avait nui. Je le voulais. Du plus profond de mon cœur. Pour moi. Pour elle. Je désirais qu'il souffre. Que la condamnation l'accable.

J'allais l'envoyer là où il aurait dû être, là où était sa place dès l'instant où il avait pris la décision de s'en prendre à elle. Enfermé dans le vide et le néant. Pour toujours.

Je posai ma main gauche sur sa queue qui m'entravait.

— Avec Talia, il faut craindre de désirer.

Ma main, vide, se crispa. Tout mon corps se crispa, par anticipation à ce que je m'apprêtais à invoquer. Par anticipation à la douleur qui s'en accompagnerait.

Je n'avais jamais entrepris la chose par moi-même. Si cela ne marchait pas... Mais l'heure n'était pas au doute. L'heure était à la survie. À la vengeance. Pour toutes la peine, la douleur, l'angoisse qu'il m'avait infligée. Qu'il avait infligé à Talia.

Je cherchais en moi ce sentiment, cette confiance, qui s'emparaient de mon corps quand Talia se manifestait. Il était là. Ce pouvoir. J'en avais eu un aperçu ce jour-là, quand Talia était entrée dans ma vie.

Hors du temps, hors de mon corps, dans cet espace flottant où seul mon moi profond existait, je l'avais observé. Je l'avais admirée. La puissance d'une déesse parmi les dieux. J'admirais ma déesse. Oui, elle m'avait fasciné.

Ce jour-là, elle avait parlé. Elle avait parlé l'Hitzord. La langue des dieux. Elle n'avait prononcé qu'un seul mot. Un seul et unique mot qui avait suffi. J'avais d'instinct compris son sens. Il avait imprégné mon corps, mon âme alors que mes os, mon esprit se brisaient. Il était gravé dans ma peau, dans ma mémoire.

Je me souvenais parfaitement de ce mot. Alors je le répétai.

Desedraft.

Je me focalisai sur ce que je voulais. Ce que je désirais accomplir. Je le visualisai dans mon esprit et intimai l'ordre, exhortant ma main, cette main en contact avec cette carapace de glace indestructible, à accomplir la volonté dictée par mes mots.

Je n'étais pas une déesse, je n'étais pas Talia. Je n'avais pas son Argia, je me contentais de l'emprunter. Et c'était une bonne chose. Car mon corps ne le supportait pas. À la place, l'infime partie, l'infinitésimal partie de son incommensurable puissance se regroupa dans la paume de ma main. Destinée à un seul but. Un seul ordre.

Désintégration.

Je ne pouvais pas briser ses écailles par la force. Mais les mots étaient parfois bien plus brutaux.

Sous ma paume, la glace, le diamant se fissura. Les brisures s'étendirent, à l'image d'une toile d'araignée se dessinant. Des flocons de neige s'évaporèrent, comme défiant la gravité pour retourner dans le ciel, dans les nuages. Je ne m'appesantis pas sur le pic de souffrance, et enchaînai aussitôt que les premières cassures s'élargirent. De ma poigne intacte, j'enfonçai aussi profondément que possible la sphère dans l'espace que je m'étais créée.

Les ténèbres chimériques firent alors le reste.

Ma main subit le contre-coup, l'Hitzord quémandant son dû. Ma peau craquela, mes vaisseaux craquelèrent, mes os craquelèrent. Des fissures se dessinèrent et la douleur me foudroya, me rappelant sa présence. Comme si ma main avait été plongée dans les flammes, ma peau fondit par endroit. Comme si ma main avait été plongée dans de l'acide, mes os se rognèrent par endroit. Mais ma paume ne se désintégra pas entièrement. Elle n'explosa pas.

Autour de moi, le cobra s'agita, sifflant plus que jamais. Son long corps reptilien se souleva, se redressa, sa queue ondulant pour se débarrasser de l'infâme orbe démoniaque. Les ombres se déployèrent autour de son origine. Les lianes sombres s'enroulèrent, guidées par des bêtes monstrueuses. Des lions à pattes de chèvre, leur queue de dragon reptilienne dessinant la liane dans son sillage. Ils galopèrent en cercles concentriques, se croisèrent, se recroisèrent. Un quadrillage d'ombre, comme les barreaux d'une prison, se formaient, entourant le serpent qui ne parvenaient pas, malgré tout ses mouvements, à s'en débarrasser.

On sssssse reverra...

Tandis que les gueules léonines crachaient un torrent de ténèbres qui finissaient de recouvrir le cobra, leur progression se stoppa. Le mouvement des chimères s'arrêta net. Les ombres se figèrent, le serpent de glace de figea.

Puis je le sentis également. Ou plutôt, je discernai sa disparition.

Kravis venait de quitter son hôte. De la même façon qu'il avait pris possession du ministre des Finances, le cobra n'était qu'un réceptacle. La prison cherchait les essences d'Argia pur, les essences de dieux. Avec son départ, elle n'avait plus rien à dévorer.

Peu à peu, les ténèbres refluèrent alors, retournant dans le trou noir encastré dans le corps du reptile, pour finalement redevenir la petite sphère pas plus grosse qu'une bille.

Ma main pressée contre moi, essoufflée et grimaçant de douleur, je compris que j'avais un nouveau problème.

Le cobra royal gigantesque me faisait face, sa langue fourchue balayant l'air glacé. Imposant, il se tendit à nouveau, prêt à fondre. J'osai à peine cligner des yeux, une sueur froide perlant sur mon visage. Ce duel de regard dura plusieurs secondes assourdissantes, durant lesquelles je me relevai doucement, délicatement. Comme si le moindre geste brusque pouvait déclencher l'attaque.

Qui finit par arriver.

« Pousse toi sur la droite ! »

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