Chapitre 29 - Le Tombeau du Guérisseur (1/3)

Je ne saurais dire à quoi je m'attendais exactement, mais certainement pas à cela.

Ce n'était que le troisième Tombeau que j'observais, pourtant, je sus qu'il était unique en son genre. Comme celui de Nazar, l'entrée du Tombeau qui nous avait permis d'arriver à Iskori avait été une simple pièce d'une centaine de mètres carrés de béton indestructible, au sein duquel l'espace ne suivait aucune règle. Le Tombeau de Karaval était différent.

Ici, la démesure était de mise. L'extérieur était saisissant.

Si élevé qu'il était impossible d'en estimer la hauteur, qu'il était impossible de ne serait-ce que l'apercevoir, un mur de glace fermait l'horizon, s'étendant à perte de vue aussi bien dans les airs que sur terre. Le ciel lui-même était interrompu, les aurores lumineuses découpées. Incapables d'aller au-delà, de contourner ou d'escalader cette froide muraille, les seules options étaient d'y pénétrer ou de repartir.

Bien qu'austère, l'invitation, l'arrogance du Tombeau n'en restaient pas moins évidentes.

Des sculptures élégantes habillaient la façade, la peuplant d'immenses têtes de couleuvre dont les yeux en flocons parraissaient mouvants. Le corps des reptiles glacés serpentait entre les autres allégories de la divinité tels que des créatures chimériques semblables à des gargouilles et autres formes chevalines à la crinière de neige.

Des grottes, aussi larges que le cratère d'un volcan, perçaient la colossale cloison. Un voile opaque, comme la surface d'une immense bulle de savon, en fermait les ouvertures.

Des dizaines de Kondairas, de la taille d'une baleine bleue, nageaient dans les airs, montant la garde. Hypnotique mélange entre orque prédatrice et majestueuse raie manta, les bêtes aussi noires que la nuit se déplaçaient en battant leurs souples nageoires, surfant sur le froid polaire. Elles naviguaient entre elles, longeaient et passaient les entrées, pour disparaître une fois la surface iridescente traversée.

Au sol, comme nous avions également pu en rencontrer en nombre au fur et à mesure que nous nous approchions, des centaines de tigres à dents de sabre squelettiques entièrement faits de stalagmites patrouillaient et déambulaient sous les ordres de leurs meneurs, leurs As, des mammouths à la gueule féline.

C'était une forteresse, protégés par des milliers de serviteurs dévouées. Et nous allions la prendre d'assaut.

Notre force de frappe avait été réduite à dix membres. Le reste des petites mains, incluant Arthur le guérisseur, était resté au camp que nous avions établi presque six kilomètres plus loin.

Regroupés en hauteur à quelques centaines de mètres, j'alternai, pour la énième fois, mon regard entre l'armée qui nous faisait face et notre petit peloton transi de froid de neuf personnes compétentes – huit si j'omettais Edan car j'émettais quelques doutes. À mes côtés, Elsa éternua et un frisson la remua des pieds à la tête. Alec, dans son armure étincelante d'or m'adressa un clin d'œil.

Un rire me sortit de mes pensées.

— Ne sois pas si dubitative, dit Edan, les yeux amusés. Tout va bien se passer.

Je préférais appeler cela du réalisme. Les apparences étaient loin d'être en notre faveur.

Je reniflai de dépit.

« Pour toi, les Kondairas sont dangereux, mortels. Pour eux, c'est leur routine. »

Essayait-elle de me rassurer ?

« Le plus difficile ne sera pas d'y entrer. C'est une fois à l'intérieur que les choses se corseront. »

Au temps pour moi.

J'avais confiance en mes compagnons, Lucas et Elsa étaient pratiquement au niveau des dieux. Marvel n'était pas loin derrière. Pourtant, la subtilité me semblait nécessaire afin d'éviter un regroupement trop important qui nous submergerait. Or, il n'y avait aucun moyen d'atteindre le Tombeau sans traverser la vaste plaine verglaçante qui grouillaient de squelettes de glaces. Comment passer inaperçus ?

Une délicieuse présence bien trop proche attira mon attention. Le souffle chaud d'une respiration s'écrasa sur ma joue tandis qu'une bouche insolente s'approchait de mon oreille.

— Au pire, tu pourras toujours utiliser un mot de pouvoir, chuchota Edan.

Ses paroles n'eurent aucun mal à ralentir les battements affolés de mon cœur. Je grimaçai.

Si j'étais la carte de la dernière chance, j'espérais que les testaments des aventuriers étaient à jour.

Je lui jetai un regard en coin, peu convaincu, qu'il puisse deviner à mon expression ce que j'en pensais.

Mes yeux s'égarèrent un instant dans ses intenses billes émeraudes rendues luisantes de larmes par les agressions glaçantes du vent. Plissés par l'amusement, leurs riches tons verts renvoyaient un éclat flamboyant, fiévreux, réhaussées par ses joues rosies. Le froid avait continué son attaque en blessant sa peau, ses lèvres gercées. Sentant mon regard sur elles, ces dernières s'humidifièrent avant de s'étirer en un lent sourire.

Je détournai la tête puis replaçai mon écharpe, mes cheveux, mon manteau de fourrure.

Bien malgré moi – et j'aurais apprécié ne pas en être témoin – j'interceptai les prunelles sombres et désapprobatrices de Marvel braquées sur nous tandis qu'il s'approchait. Edan s'éloigna pour aller à la rencontre de l'archer.

Les observant distraitement, je frottai mes mains l'une contre l'autre, avant de souffler dessus.

Je pris conscience de tout ce que j'avais vécu jusqu'à présent. Depuis ce fameux jour où Talia avait fait irruption dans ma vie. J'avais réussi à entrer dans cette Maison haute en couleur, à m'y faire une place. À m'y faire des amis. Et à présent, grâce à eux, j'étais enfin parvenu au pied du Tombeau du Guérisseur. À une étape de rejoindre le Tombeau de Talia. C'était maintenant. C'était le moment de tout donner, de m'armer de tout mon courage, de toute mon assurance. Je pouvais le faire.

Je devais le faire.

Fin prêts, les aventuriers se regroupèrent et Lucas exposa le plan. Edan resta en retrait, laissant la main au principal acteur de la bataille qui approchait.

En résumé, le groupe serait scindé en deux. Six personnes, menés par Elsa et incluant Justin, Alec et Marvel, seraient le bataillon offensif. Servant de distraction, ils seraient ceux qui occuperaient le gros des Kondairas. Je me mordis les lèvres. Était-ce prudent de laisser notre future reine si exposée au danger ? Je m'apprêtai à protester, mais la sorcière me fit un sourire avant de bailler bruyamment en s'étirant de tout son long. Je supposais que tout irait bien.

Les quatre autres personnes, comptant Lucas, Edan, un membre du Crépuscule Pourpre dénommé Corbeau que je ne connaissais pas très bien, et moi-même, seront le bataillon d'exploration. De ce que je compris, les talents de l'aventurier oiseau se résumaient à la manipulation du volatile du même nom. Le membre de la Maison avait amené une bonne dizaine de corbeaux, bien que ces derniers soient plus proches du Kondaira que de l'oiseau couramment rencontré. L'aventurier les élevait et les nourrissait en échange de leurs services. Il pouvait voir à travers leurs yeux et ils étaient tous connectés entre eux ce qui lui permettait de savoir où ils se trouvaient en tout instant. Il serait donc nos yeux et nos oreilles au sein du Tombeau.

Par ailleurs, puisque l'objectif était de piller un Tombeau, Edan avait investi dans un artefact qui coûtait des millions de pièces d'or. À la mention du prix, j'avais cru défaillir. Pourtant, son utilité n'était plus à prouver. Il permettait de transporter des objets ou des personnes sur de longue distance, de transcender l'espace, et de voyager d'un monde à l'autre. Puisqu'il fallait une porte d'entrée et une porte de sortie, l'artefact se découpait en deux parties pour être efficient. Une encre permettait d'apposer les balises de départ, une autre différente permettait d'en marquer l'arrivée. En notre possession, plusieurs petits bouts de parchemin préparés en amont portaient la marque de départ. Un fois posé sur ce que nous souhaitions ramenés et activé par de l'Argia, l'objet serait téléporté jusqu'à notre camp de fortune où se trouvait la marque d'arrivée. Plus les marques étaient éloignées, plus la magie pour activer l'artefact devait être puissante, c'est pourquoi Krimson n'avait pas été choisi. Principe simple et pratique.

Il fut convenu qu'Elsa et les autres tiendraient deux heures, pas une minute de plus, ce qui serait déjà bien éprouvant. Une fois ce délai écoulé, le bataillon d'exploration serait livré à lui-même et devra utiliser les parchemins pour fuir à la première occasion. Nous ne disposions donc que de deux petites heures pour trouver dans un labyrinthe inconnu ce pour quoi nous avions respectivement traverser les mondes. Pas de pression.

Pour ma part, l'usage de cet artefact m'ennuyait. S'il ne s'activait qu'avec de l'Argia, cela signifiait que Talia devrait prendre les choses en main. Entre le parchemin et la jacinthe, si je ne crachais pas du sang d'ici la fin de la mission, ce serait un miracle. Peut-être demanderais-je aimablement à Lucas de me l'activer.

— Et n'oubliez pas, terminait le Soleil Levant. La priorité sera toujours notre survie. Au moindre signe que la situation n'est plus gérable, on se replie. Je ne veux personne de blessés à l'issue de la mission. Personne.

Son ton grave, son air intense, détonnaient tellement avec sa jovialité coutumière que chacun hocha solennellement la tête. Aucun membre du Crépuscule Pourpre ne se risquerait à ternir la luminosité de leur soleil.

Satisfait, Lucas sourit.

— On se revoit dans deux heures, conclut-il.

**

Tandis que le bataillon offensif se lançait dans la mêlée, je me rongeai l'ongle du pouce, arrachant les petites peaux qui en dépassaient.

Les Kondairas étaient quand même sacrément nombreux. Et terrifiants. Et de notre côté nous n'avions que six minuscules et humaines personnes. Pourquoi aucun d'eux ne semblait effrayés ? Alec paraissait même excité. Il avait plaisanté en me demandant si je voulais qu'il me garde un tigre comme animal de compagnie. Marvel était aussi stoïque que d'habitude. Justin, après avoir reçu un mot d'encouragement d'Edan, se regonfla tellement à bloc qu'il partit en tête de file. Chacun d'eux avançait tranquillement vers la mort.

Je n'osai plus rien dire, après que Lucas et Edan eurent explosé de rire devant ma « mignonne inquiétude totalement infondée ». Le Crépuscule Pourpre n'était pas la meilleure Maison pour rien, m'avaient-ils assuré. Il n'empêche que... Que rien du tout. Je n'étais pas inquiète pour eux. Juste pour moi-même. S'ils venaient à mourir, je perdrais de précieux soldats, voilà tout.

Alors que les silhouettes minuscules de nos compagnons devenaient difficilement discernables, les premiers monstres les repérèrent. Un troupeau de tigres s'élança vers eux. Les premiers hurlements suivirent.

De notre côté, nous nous éloignions autant que possible afin de profiter de l'ouverture qui se créerait à l'issue de l'attroupement généré par leur intervention.

— Respire Alana, se moqua gentiment Lucas. Regarde.

Je le fusillai du regard avant de suivre son conseil. Surtout sur la respiration.

Nous étions loin mais je discernais grossièrement ce qu'il se passait, notamment par le mouvement des monstres colossaux.

Perdue à Barssa, loin de ces histoires de Tombeaux, j'avais eu de nombreux échos relatant les exploits des héros. Ceux sur Elsa étaient toujours grandioses, époustouflant. Ceux sur Marvel n'étaient pas en reste. Mais cela avait toujours était des histoires. J'avais toujours pensé que la plupart étaient exagérés, une propagande pour augmenter la popularité des Maisons.

Pourtant, à cet instant, j'y étais en personne. J'en étais témoin. Je voyais de mes propres yeux.

Au début, les tigres, premiers arrivés, furent promptement repoussés.

Perturbés par les illusions de Justin, certains se jetèrent à la gorge les uns des autres, brisant leur corps glacé de leurs griffes. Le jeune boutonneux parvint ainsi à créer une petite rébellion au cœur de l'armée adverse, faisant rempart pour le protéger.

Si certains lui échappaient, Alec était là. Fonçant tel un buffle, il chargeait, ses lames en main virevoltant si rapidement, si précisément que les mouvements avaient dû lui valoir des années d'entraînement. Il paraît, découpait, fendait. Un seul mouvement suffisait. Fluide, létal. Tranchant la glace aussi aisément que l'air.

Aimantés par l'attraction phénoménale des héros, les bêtes convergèrent vers un même point. Les As se joignirent à leur meute. Toujours plus nombreux, toujours plus féroces.

Marvel décocha flèche après flèche, parfois deux, trois simultanément. Elles s'envolèrent, fulgurantes, et frappèrent leur cible dans le mile. À chaque fois. Continuant leur course, trois, quatre, cinq têtes de tigres explosèrent, éparpillant des éclats de glace aussi gros que des grêlons. Chaque flèche suivait son propre rythme, chaque flèche traçait son propre chemin, laissant dans leur sillage une profusion de glaçons. Bientôt, virevoltant dans les airs, une trentaine d'armes mortelles dansaient, tels des épées de Damoclès délivrant leur sentence irrévocable.

Une dizaine de carreaux s'assemblèrent. Ils pointèrent les baleines dans les cieux. Tel un javelot, l'immense harpon s'éleva, vif, et se nicha en plein centre de la nageoire sombre du Kondaira. Il ne s'arrêta pas là, l'estafilade s'allongea, déchirant le membre sur tout son long jusqu'à ce qu'elle soit distinctement séparée en deux. Un fluide bleu givre s'échappa en même temps qu'un cri, un chant suraigu. Le monstre dégringola, incapable de se maintenir, et s'échoua lourdement au sol, écrasant quelques tigres au passage. L'impact brisa la glace, soulevant des flocons comme de la poussière. Les brisures au sol s'élargirent et des blocs entiers se fissurèrent, bloquant certains monstres.

Sans attendre, un second Kondaira reçut le même châtiment et rejoignit le premier à terre.

Plus près de là où les héros se trouvaient dont une Petite Main que je ne connaissais pas bien, une irruption de flammes déferla, inarrêtable, telle de la lave en fusion. Elle repoussa les tigres, les As, dont les membres, pris dans le feu, fondirent comme neige au soleil. Ils se désintégrèrent, ne laissant pas même une flaque d'eau derrière eux. Le sol verglacé s'évapora sous les fortes chaleurs, l'air se brouilla sous les fortes vapeurs. Un trou se dessina tandis que les flammes s'éteignaient, délimitant une tranchée aqueuse entre les héros et les bêtes.

Teigneux, persistants, les Kondairas continuaient à affluer, à attaquer haineusement. Pourtant les héros les repoussaient inlassablement, si efficacement que, si je n'avais pas déjà été tué par un de ses monstres, je les aurais pensés inoffensifs.

Mais ils étaient nombreux, la masse s'écoulait encore et encore, pour anéantir les envahisseurs.

D'autres baleines émergèrent des ouvertures du Tombeau, d'autres mammouths rejoignirent leur troupeau.

Ce fut le moment où la Maîtresse des Epines entra en scène. 

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