Chapitre 20 - La capitale des excentriques (1/2)

Krimson était... extravagante.

À peine arrivés aux abords de la capitale que déjà les habitations des faubourgs alentour dégoulinaient d'excentricités. Les logements alternaient entre petite chaumière ovale en bois haute d'un étage et bâtisse de brique rouge presque le quintuple plus haut sans raison apparente si ce n'est l'envie du bâtisseur. Les rues se découpaient en cercles, le sol en terre sèche, témoignage du manque de pluie des derniers jours, était cabossé, irrégulier. Les auberges et façades apparentes arboraient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, d'autant plus chargés par les compositions florales qui habillaient les balcons et port de fenêtres.

Une fois passés les portes de la cité, l'architecture se structurait bien plus : le béton des bâtiments était recouvert d'un matériau de parement en pierre brun ou gris, proche des roches volcaniques que j'avais pu apercevoir dans le Tombeau de Nazar. Les places étaient plus vivantes, l'excentricité toujours présente. D'une bâtisse à l'autre, des ponts en bois reliaient les chaumières, des échelles s'élevaient de ci-de là et, plutôt que de rester sur place, comme j'avais coutume de l'observer, les marchands qui pouvaient se le permettre se déplaçaient avec leur butin, les tirant sur des stands mobiles recouverts de leurs babioles.

Les artistes de rues n'hésitaient pas à interagir avec les passants, visant de préférence les enfants friands de ce genre d'attention. Les parents se retrouvaient obligés de verser une poignée de pièces, ne serait-ce que pour récompenser l'artiste de la joie candide générée chez l'enfant.

Les badauds se hélaient, chantaient, criaient en un brouhaha qui ne cessait d'alimenter mon mal de crâne à présent chronique. Je me massai les tempes, dérangée par tant de... vie. De mouvement.

Outre l'extravagance des lieux et son caractère incongru, je notai la relative sobriété des lieux. Seuls les temples dédiés aux prières dénotaient, recouverts de marbre blanc ou de matière bien plus noble que celles des constructions qui les entouraient.

Les vêtements des paysans étaient confectionnés dans des tissus communs, la laine et le chanvre, bien que les vestons et robes des passants soient de couleurs toutes aussi vives que les façades. L'on repérait facilement les personnes de haut rang, vêtu de lin ou de soie plus sobre et terne, arborant fièrement les armoiries de leur noble famille.

J'observai ce décor à travers la sécurité et le calme de ma calèche, le front collé contre la vitre afin que sa fraicheur atténue quelque peu le bourdonnement dans mes tempes.

— Alors ? Qu'en penses-tu ?

Lucas était assis à côté de moi, le sourire d'un enfant excité sur le visage, ravi de me voir découvrir une nouveauté qu'il trouvait sans aucun doute appréciable. Étant une célébrité, il était courant qu'il se cache dans des calèches pour ne pas attirer les foules, mais honnêtement, le Crépuscule Pourpre passait difficilement inaperçu.

Les bonnes gens qui nous apercevaient nous hélaient, sourires aux lèvres, envoyaient des fleurs, des prières de remerciements et nous applaudissaient. Ils ne savaient pas qui était présent mais ils savaient que la première Maison du royaume était rentrée au bercail, cela leur suffisait.

Ombre et Marvel siégeaient également avec nous, en silence, la première ruminant qu'elle détestait les foules — je ne pouvais que lui donner raison — et le second aussi taciturne que d'ordinaire.

Heureusement que j'avais été là pour tenir compagnie à Lucas. Parfois, je me demandais comment il faisait pour les supporter avant que je n'arrive, lui toujours si enclin à échanger. Les personnes sociables étaient épuisantes, mais il me fallait faire cet effort si je voulais plaire à mon héros ensoleillé.

— Cela me donne le tournis, dis-je.

Je me rassis dans mon siège, fermant les yeux un instant. Lucas ricana.

— Attends de voir notre villa.

Un doux frisson me parcourut. Oui, allons voir la villa.

Nous l'atteignîmes quelques dizaines de minutes plus tard et ma mâchoire m'en tomba.

Ladite villa était en réalité une aile entière du palais royal. Elle devait mesurer presque l'étendue de cinq rues des faubourgs plus en aval, le sol pavé lisse et praticable. Les jardins entretenus étaient aussi éblouissants de couleurs que les briques et parements qui recouvraient les murs des habitations en contrebas. Tulipes, roses, muguets, œillets et j'en passais. Des statues décoratives et inutiles accompagnées de fontaines tout aussi inutiles — c'était une habitude de riche ? — habillaient élégamment le jardin. Les murs extérieurs étaient recouverts de marbre blanc et gris, dont les finissions en or massif et cuivre blanc reflétaient le soleil montant. L'entrée, découpée entre quatre larges colonnes et en haut de trois marches carrelées, était occupée par une dizaine de domestiques prêts à accueillir la crème des héros.

— Ferme la bouche, dit la voix rauque d'Edan.

Perdue dans mon admiration, le murmure, bien trop proche de mon oreille, et la chaleur de son corps à quelques centimètres derrière moi, me provoquèrent un frisson. J'évitai de me retourner et me mordis les lèvres à la place, frustrée. C'était si injuste. Moi aussi je voulais une villa.

Je repensai à sa proposition de coucher ensemble. Pouvais-je me débrouiller pour lui passer la bague au doigt ? Ce qui était à lui serait alors à moi, c'était bien cela le marché non ? Incluant cette incroyable aile du palais royal. Dire que la famille dirigeante vivait à peine à quelques pas — de grand pas vu la taille du domaine. Sac à Sous devait se sentir si important.

L'intérieur n'en était pas moins insolent et j'avais une furieuse envie d'envoyer balader le mobilier hors de prix en bois d'acajou, les rideaux en tissu fin pourpre, et les chandeliers en or. Tant de perfection et de richesse m'excitaient comme une puce, et j'avais besoin de bouger. Je me précipitai donc dans le dédale de couloirs, tirant le bras d'Iris, pour qu'elle me fasse visiter.

Une vingtaine de suites, comprenant salon, sale d'eau et chambre à coucher. Un immense réfectoire, de vastes cuisines envahies par une trentaine de chefs. Des salles d'entraînements s'étalant dans tout le sous-sol, et quelques autres présentes en extérieur. Une bibliothèque pour laquelle je crus défaillir, dont les murs des deux étages étaient recouverts de rangées et de rangées de livres en tout genre. Le tout relié par de larges couloirs aux tons crème et pourpre, habillés de tableaux, statues et vases de qualité.

Ce fut toute essoufflée que je m'effondrai sur les draps de soie rose aquarelle du lit à baldaquin qui siégeait au centre de ma chambre. Un canapé aux rebords de bois et recouvert de tissus à broderies de fleurs en occupait le bout et une élégante coiffeuse en bois de frêne, peinte en bleue turquoise — où je m'étais empressée de cacher la jacinthe que j'avais dérobé au Tombeau de Nazar — avec une chaise assortie terminait le luxueux mobilier de la pièce.

C'était quand même sympa d'être riche.

**

Plus tard dans la journée, mon mal de tête ne s'arrangeant pas, je demandai conseil à Talia.

— Est-ce dû à ta présence ? me plaignis-je. Cela n'a jamais été aussi violent.

« C'est parce que je gagne en puissance. J'essaie déjà de diminuer au maximum la douleur, c'est pourquoi il faut que nous rejoignions le Tombeau du Guérisseur le plus vite possible. »

Si nous pouvions en effet éviter que ma tête n'implose, ce serait une bonne chose.

Je me dirigeai vers la bibliothèque, décidant que ce serait mon lieu de recueil et que sans aucun doute j'aurais droit au silence. Je fus une nouvelle fois impressionnée par la beauté des lieux.

Le plafond s'élevait à presque quinze mètres de haut, et un lustre de cristal illuminait la vaste pièce. Cette dernière était divisée en deux et l'étage faisait le tour de la salle afin de pouvoir cueillir les ouvrages où bon nous semblait. Au sol, plusieurs bureaux étaient entreposés et au fond, quelques marches permettaient de rejoindre un coin détente où canapés et fauteuils faisaient face à une immense cheminée.

« Je pourrais toujours parler l'Hitzord de sorte que je m'éteigne pour un moment. Cela fera disparaître la douleur pour un temps. »

Promenant mes doigts sur la première rangée de livres sur ma droite, je compris qu'ils étaient ordonnés par thèmes. J'avais sous les yeux le rayon « agriculture » et « architecture ». Chaque étagère représentait une lettre de l'alphabet.

— Gardons cela en dernier recours, dis-je.

La douleur restait supportable malgré tout, c'était juste fatiguant à la longue. Inutile de finir une nouvelle fois alitée et fourbue de blessures pour faire disparaître une petite migraine de rien du tout.

Tandis que je continuais mon exploration, me dirigeant à l'étage par le biais d'un élégant escalier d'angle, Talia devint intriguée.

« Tu cherches quelque chose en particulier ? »

— Je voudrais en apprendre plus sur les Sidias, expliquai-je. Puisque tu distribues tes informations au compte-gouttes.

« Je ne distribue pas les informations au compte-gouttes. J'estime seulement que cela n'est pas nécessaire. Les mots ont du pouvoir. Que veux-tu savoir ? »

Je haussai les épaules puis me souvins qu'elle ne pouvait pas le voir.

— Tu n'es pas curieuse de savoir ce que mon monde sait sur toi ? Personnellement, je n'avais jamais entendu parler de Talia de Moraz avant. Sans vouloir te vexer.

Elle réfléchit. Finalement, son égo l'emporta. Prévisible.

« Dirige-toi vers le « S ». »

Où croyait-elle que j'allais exactement ? C'était mon objectif.

Je récupérai une dizaine de manuscrits au nom plus incongru les uns que les autres, allant de Gloire aux Sidias à La Chute du Paradis, en passant par la Déchéance des hommes qui ne vénèrent plus leurs dieux.

La bibliothèque était pratiquement déserte, seuls trois personnes s'y trouvaient. Je pris place dans une petite alcôve à l'étage où une simple chaise et un petit bureau d'étude me permirent d'être complètement isolée. Ce qui s'avérerait utile quand je me mettrais à parler toute seule.

Talia comme moi ne vîmes pas passer les prochaines heures, complètement absorbées par notre lecture.

Tout avait commencé par un bref aperçu de la Terre des Dieux dans un premier ouvrage. Devant les images féériques que le livre me renvoyaient, les descriptions fantastiques qu'il fournissaient, à coup d'habitations, d'îles et fleuves flottants, je compris que la gravité n'avait pas de droit dans ce monde. Les lois physiques qui s'appliquaient chez nous ne pouvaient gouverner Zeruan. D'autres forces plus importantes étaient à l'œuvre.

— C'était là où tu vivais ? demandai-je, émerveillée devant les renards à neuf queues, les licornes, les dragons et autres créatures fantastiques répertoriées.

« C'était là que je régnais. »

Bien sûr. Au temps pour moi.

Je tournai les pages, avide de savoir, de me gorger de ses idées couchées sur papier qui se trouvaient être réalité pour les divinités. J'abreuvai Talia de mes commentaires, portant tantôt sur les modes de vie, tantôt sur la faune et la flore. Elle me répondit avec autant de curiosité que moi, démentant certains points et affirmant l'exactitude des plus hallucinants.

— Qu'est-ce que cet animal ?

Il s'agissait d'une sorte de chaton, aussi petit que ma paume de main, aux yeux aussi noirs que du charbon et aux dents aussi aiguisées que celles d'un reptile.

« C'est un chat. »

Son ton avait pris une inflexion respectueuse qui m'interloqua pour deux raisons. Premièrement car Talia ne semblait pas respecter grand-chose, et deuxièmement, car je voyais bien que ce n'était pas qu'un simple chat. J'essayai d'en apprendre davantage, mais elle me coupa l'herbe sous le pied.

« Si tu n'es pas capable de reconnaître un chat, ce n'est pas ma faute. »

Si bien que, vexée, je n'insistai pas plus.

À la place je la questionnai sur le château qui était décrit comme le lieu du jugement dernier.

« Il n'y a pas de « jugement ». Toutes les décisions sont prises par l'Ordre des Dévoreurs, qui s'applique à faire respecter la volonté du Fil de la Destinée : ils préviennent et punissent, il n'y a pas d'intermédiaire. »

— Jugement dernier... Cela sonne très religieux.

« Ce terme doit faire référence à cet Ordre. Ou alors il s'agit d'une autre invention de fanatiques pour renforcer la pertinence de leur culte. »

Je tombai également sur la description de plusieurs dieux, ce qui eut pour conséquence de faire beaucoup rire Talia.

« [...] Quand la Mort vient vous chercher, si vous pouvez donner son nom, elle vous fera l'honneur d'un précieux cadeau »

« Son baiser mortel, je le déconseille. »

Et elle semblait parler en connaissance de cause.

« Les paroles de la Déesse de la Musique étaient aussi envoutantes que sa beauté [...] »

« Elle est d'une laideur à faire pleurer les nourrissons. »

Heureusement, les nourrissons ne voyaient pas les premiers jours de leur vie.

« Le Sidia du Courage, bras droit de la Connaissance, entretenait une relation interdite avec le Sidia des Océans [...] »

« Cet idiot n'était pas fichu d'affronter son ombre, il n'allait certainement pas entrer dans une relation interdite avec ce dégénéré. »

Des êtres suprêmes qui semblaient peu fréquentables. Toutefois, je pouvais à présent dire avec beaucoup de fierté que j'étais apparemment aussi courageuse que le dieu référent.

Talia fut également plus déboussolée par nos lectures que je ne l'aurais cru. Nombre de divinités ne lui disaient rien. Sidia des Fleurs, Sidia des Ombres, Sidia de la Véhémence...

— Il y a des dieux pour tout j'ai l'impression, je suppose que tu ne peux pas tout savoir.

Seulement, ma désinvolture pour ce qui ne me semblait pas être une aberrance ne la gagna pas.

« J'étais pratiquement omnisciente. Je connaissais tout. »

— Tes souvenirs vont de pair avec ton essence et ton Argia, non ? Tant que tu n'as pas tout récupéré, ta mémoire est incomplète, voilà tout.

Elle n'avait pas semblé convaincue.

Des passages de mythes, d'histoires dont elle n'avait pas connaissance la déboussolèrent au plus haut point, notamment la Dévotion des Couronnes et la Montée des Héritiers. Le premier relatait la mise en place au Paradis d'une cérémonie d'allégeance qu'elle avait semblait-il abrogé au tout début de son règne. La fable ne semblait pourtant pas faire mention de cette disparition comme si ce qu'elle avait entreprit n'avait jamais eu lieu. La seconde anecdote mettait en scène six Sidias qui auraient gouverné Zeruan par la terreur pendant des siècles. Les Sidias en question n'était pas mentionnés et je ne réussis pas à trouver plus d'informations dans les prochains ouvrages. Cependant, Talia était certaine qu'avant elle, seuls des Empereurs ou Impératrices uniques avaient toujours dirigé le Paradis avec équité. Un Monarque absolu, régentant les mondes. Cela avait toujours été le cas. Elle n'avait pas connaissance d'un règne de la terreur de son vivant et elle m'avait assuré qu'il avait été très long.

C'était donc avec beaucoup de questions que nous avions continué notre lecture, désireuses de comprendre ce qu'il se passait chez les dieux.

Enfin, pendant les longues heures que je passais à éplucher l'histoire des dieux, aucune oeuvre ne fit la moindre mention de Talia de Moraz.

Du bruit, du mouvement attira mon attention lorsqu'une personne tira une chaise pour se poster face à moi sur mon petit pupitre — le bureau avait-il rétréci ? — qui peinait déjà à supporter mes dix livres dont les quatre restés ouverts sur des pages intéressantes.

Comme s'il ne venait pas de troubler ma tranquillité, l'importun s'accouda et me regarda en souriant innocemment. Légèrement irritée, je le fusillai du regard.

— Qu'est-ce que tu veux, Edan ?

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