Chapitre 19 - Des rencontres non désirées (1/2)

J'avais naïvement cru que l'interlude entre Edan et Lucas resterait l'échange le plus étrange auquel il m'aurait été donné d'assister. Que nenni.

Nous avions entrepris le trajet retour pour Krimson, la capitale du royaume, où le siège de la Maison était installé. Cela n'avait pas plu à ma déesse intérieure, rageant d'un énième détour.

Après avoir subtilement appris à mes camarades ma volonté d'investir le Tombeau du Guérisseur — subtilement étant un euphémisme — j'appris au détour des conversations qui suivirent que la sépulture était un des Tombeaux uniquement accessibles depuis d'autres mondes. Celui-ci était connu depuis des années sans jamais avoir été ouvert. Il fallait entrer dans un autre Tombeau pour atteindre le second. Pourquoi fallait-il toujours que cela soit compliqué, c'était un mystère.

À l'annonce précisant mes intérêts, cela avait été discret, mais j'avais noté qu'Edan s'était figé un instant, surpris. Encore un indice qui me laissait penser qu'il en savait bien plus que moi. Ce qui n'était pas bien compliqué en réalité. Tout ce que je savais sur ce Tombeau était qu'il me fallait une « partie du corps » du dieu. Il me tardait d'y arriver — ironique, bien entendu.

Durant le trajet qui dura plus d'une semaine, trois rencontres insolites me tombèrent dessus.

La première me fut imposée et se renouvela, hélas, à plusieurs reprises.

Elle débuta durant le troisième jour, alors que je pouvais enfin remarcher sans grimacer de douleur et sans avoir à compenser sur mon autre jambe.

Nouvelle recrue que j'étais, il avait fallu commencer ma « formation ». La tâche incombait au précédent nouveau venu. Justin en était tout aussi ravi que moi. Il voyait en moi une moins que rien arriviste et opportuniste — en résumé, il avait su lire en moi — tandis que je ne voyais en lui qu'un mouton. Si Edan se jetait d'une falaise, je n'avais aucun doute que le jeune boutonneux le suivrait bêtement dans sa chute.

J'essayai néanmoins de rester cordiale et agréable. Contrairement à Edan avec qui je partageais une sorte d'accord tacite pour garder secrète ma double personnalité — peut être l'incombait-il à la déesse ? — je savais que le jeune aventurier n'aurait pas cette délicatesse. En fait, j'étais persuadée qu'il attendrait le moindre faux pas de ma part pour ouvrir les yeux à nos compagnons de route. Malheureusement pour lui, j'étais rodée et très vite, même ceux que je ne connaissais pas apprirent à m'apprécier. J'étais drôle, belle, charismatique et bienveillante. Qui aurait pu me résister ? À part un jeune boutonneux revanchard que j'avais eu le malheur de vexer par mes critiques envers son mécène.

Nous avions commencé par de la théorie. Je me retrouvais donc avec des tonnes de documents, manuels, bouquins en tout genre à mémoriser, apprendre, lire. Ayant toujours aimé beaucoup la lecture, cela ne me dérangeait pas vraiment. Certains sujets suscitèrent même mon intérêt, notamment la liste des dieux répertoriés dans le royaume. Aucun d'eux ne parlait de Talia. Je n'en fus pas vraiment étonnée. De nombreux cultes avaient émergés à la suite de la révélation des dieux. La preuve de leur existence il y avait de cela des siècles avait déclenché une ferveur impossible à contenir. Aussi, le nombre conséquent de divinités à vénérer avaient mené à diluer chaque culte. Talia, en mégalomane égocentrique, m'apprit qu'elle n'avait pas dû s'être intéressée à notre monde. Après tout, je citais, « il y en avait des bien plus intéressants ».

Je retins le nom d'Icaris dans la liste. Le fameux dieu à l'origine du Tombeau par qui tout avait débuté, à Barssa. Il s'agissait d'une divinité des constellations, des étoiles, du soleil. Dans le livre, il était mentionné comme étant un nouveau dieu, un jeune Sidia, dont la vénération aurait débuté trois cents ans plus tôt. J'avais discrètement interrogé Talia à son sujet. Elle ne le connaissait pas, sans doute car, je citais une nouvelle fois, « il n'était pas bien intéressant ».

Un autre point retint particulièrement mon attention.

— Tu es en train de me dire que vous servez de bêtes de foire ? demandai-je, incrédule, à Justin.

Il m'expliquait en long et en large l'essence d'un aventurier et ce que cela impliquait d'appartenir à une Maison. J'avais bien sûr conscience de nombre de leurs activités, comme toute personne ayant un minimum de culture et échangeant sur les divers évènements du royaume en société. La gestion des Tombeaux en était la principale. En plus de sécuriser ces sépultures, certains aventuriers s'en servaient pour aller découvrir de nouveaux mondes. Les Tombeaux servaient de passage entre notre monde et celui d'où le Sidia venait. Il s'agissait de brèche d'entrée pour les Kondairas bien sûr, mais cela marchait également dans l'autre sens. Il nous était donc possible de traverser également. Une fois à l'intérieur, les Tombeaux étaient soit clôturés comme cela avait été le cas pour celui de Nazar, soit maîtrisés afin de s'en servir de passage. C'était par le biais d'un de ses passages que nous pourrions rejoindre le Tombeau du Guérisseur.

Outre cette activité qui faisait leur renommée, les Maisons pouvaient également intervenir dans les corps militaires, leurs capacités hors du commun en faisant des soldats de choix. Milice, garde du corps, représentants de la loi et j'en passais.

J'avais également eu vent de leurs actions humanitaires, dont Elsa était une figure incontournable, notamment après le tsunami qui avait ravagé nos côtes, l'année passée.

Je savais que la communication, l'image que la Maison renvoyait au public était importante. Elle déterminait les subventions qu'elles pouvaient obtenir du royaume. Les Maisons avaient donc tout intérêt à se rendre sympathique aux yeux du peuple et de mettre dans ses poches les journalistes et autres réseaux de communication. Toutefois, je ne m'attendais pas à découvrir que les aventuriers s'adonnaient à des représentations auprès de nobles, comme s'ils étaient des artistes en quête de son public.

J'essayais d'imaginer Lucas en acrobate, brillant de mille feux tandis qu'il traversait à toute vitesse un cerceau en feu. Je trouvais ça insultant, à la fois pour les véritables artistes dont c'était le métier et les aventuriers qui n'avaient certainement pas signer pour cela à l'origine. Cela ne m'aurait toutefois pas empêché de payer pour aller voir ce spectacle si j'en avais eu l'occasion. Oui, l'être humain était plein de contradictions.

Les yeux de Justin me foudroyèrent pour la énième fois et je m'étonnai qu'il ait encore espoir qu'un éclair fende les cieux pour répondre à sa requête muette. En tout cas, il ne cessait d'essayer très fort et si son but n'avait pas été de me nuire, j'aurais été admirative de sa détermination.

— Nous ne servons pas de « bêtes de foires », répondit-il véhément. Ses représentations sont importantes pour gagner des investisseurs.

Edan avait bien formé ce marmot.

— Une représentation aura lieu une fois que nous serons à Krimson, continua-t-il. Vu que tu n'as aucune affinité avec l'Argia qui puisse attirer la convoitise...

« Quel charmant jeune homme.»

— ... Tu n'y assisteras pas, mais c'était pour que tu ais une vision globale de nos activités.

« Ce n'est pas plus mal, cela n'a pas l'air très intéressant. »

C'était à ces moments-là que je soupirais, une migraine lancinante en fond sonore.

**

Ma deuxième conversation dérangeante fut avec nul autre qu'Iris.

Debout au bord d'une rivière, elle m'apprenait à tenir un arc depuis quelques jours — quand j'avais demandé à m'entraîner à l'épée, mes soi-disant amis Ombre, Lucas, Iris et même Edan et Marvel avaient ouvertement ri. Sans parler de Talia. C'était vexant.

Cela aurait été plus pertinent d'avoir Marvel comme professeur, mais celui-ci était, semblait-il, indisponible. Iris s'était aimablement proposée.

Je parvenais enfin à tendre l'arc sans que mes bras ne tremblent, ce qui pour moi, relevait de l'exploit. J'en fus tellement fière que j'attrapai Iris par les mains, la faisant tournoyer avec moi, euphorique.

Sans crier gare, elle prit soudain un air grave.

— Je voulais vraiment te remercier Alana, dit-elle.

— Pour ? demandai-je surprise, en m'arrêtant.

— Pour m'avoir protégée au Tombeau. Mais pas seulement. Pour être mon amie.

Wow. Cela sentait la conversation sérieuse. J'observai autour de nous. Nous étions seules. Si je tentais de fuir, cela se verrait donc.

Elle alla s'assoir contre un arbre et m'invita à la rejoindre en tapotant le sol à ses côtés.

Il n'y avait vraiment aucun moyen de me défiler ?

« Je sens que cela va être ennuyant.»

Je m'assis et elle soupira, lasse.

— Est-ce que tout va bien ? demandai-je, inquiète.

— « Si tu ne fais pas de toi ta priorité, personne d'autre ne le fera. »

Sa voix était basse, presque un murmure, un mantra qu'elle se serait répétée, encore et encore, pour se donner du courage.

Je fronçai les sourcils, incertaine de comprendre ce qu'elle voulait dire.

— Ce sont les mots que tu m'as dit le soir de notre rencontre au Pesant d'Or.

Surprise, je haussai les sourcils.

J'avais dit ça, moi ? Je n'en avais aucun souvenir. Cependant, il fallait reconnaître que des conseils du type « sois égoïste » me ressemblaient bien.

« Une grande vérité philosophique. »

— Tes mots m'ont profondément touchée ce jour-là. Je voulais t'en remercier.

Je devais avoir quoi ? Deux grammes dans le sang à ce moment ?

— Je veux dire : si je ne prends pas soin de moi, qui le fera ?

Certainement pas moi.

Les larmes envahirent ses yeux. Elle renifla. Des... sanglots ? Au secours.

« Affligeant. »

— Je ne peux pas éternellement compter sur les autres. Je ne dois pas les considérer comme acquis. C'est ce qui m'a poussée à me déclarer.

Euh... Pardon ?

— Attends, attends, Iris, l'interrompis-je, l'information mettant du temps à atteindre mon cerveau. Tu t'es déclarée ? À qui ? À Edan ?

« Choquée » n'était pas assez fort pour définir mon état.

Elle hocha la tête. Au souvenir, les larmes coulèrent sur ses joues, intarissables. Je passai mon bras sous le sien, dans l'espoir de lui apporter un maigre réconfort. Dans l'espoir que ces pénibles et malaisantes larmes ne cessent.

« Je te laisse, je me retire dans mon Vittsoa. »

Lâcheuse.

— Pour la première fois de ma vie, je me suis écoutée, continua la jeune femme. J'ai fait de moi-même ma priorité.

— Comment ça s'est passé ? demandai-je, curieuse.

Bien sûr, j'avais déjà deviné la conclusion de cette conversation. Mais comment Edan avait réagi ?

Iris renifla, s'essuya le nez avec sa main. Elle observa les brins d'herbes dansant au grès du vent devant nous, tandis que pour ma part, je ne loupai pas une seule de ses réactions.

— C'était juste après notre retour du Tombeau de Nazar, durant mon entrevue avec lui pour faire mon rapport.

Elle voulait parler de cette entrevue où elle m'avait défendue pour que je reste avec eux et où Edan s'était énervé, l'exhortant de sortir de la pièce ?

— Après réflexion, ce n'était peut-être pas le meilleur moment, grimaça-t-elle.

Sans blague.

— Il n'a pas eu l'air surpris. J'ai vu tout de suite qu'il était mal à l'aise. Et au fond, je me doutais que mes sentiments n'étaient pas réciproques. Elsa ne cesse de me dire qu'on peut voir sur mon visage que je suis amoureuse de lui dès qu'il est dans la même pièce que moi.

La bave au coin de tes lèvres chaque fois qu'il entrait dans ton champ de vision n'aidait pas à le garder cacher, en effet.

— Au début, c'était dur. J'ai hésité à venir te voir après que cela se soit passé.

Les dieux en soient remerciés, tu t'étais abstenue.

— J'ai beaucoup pleuré, mais j'avais besoin d'être seule pour remettre de l'ordre dans mes émotions, dans mes sentiments. Après coup... je me sens soulagée. Maintenant, je sais que je peux avancer sans regrets.

Elle sourit tristement à travers ses larmes. Mais je pus discerner sur ses traits une certaine résolution.

— Et sans toi, je ne suis pas sûre que j'aurais eu le courage de lui parler.

Sans moi, tu te serais surtout évitée un énorme râteau.

Je lui attrapai sa main. Elle essuya ses joues humides. Attendrie, je lui souris.

Je décidai que, après le courage dont elle avait fait preuve, après la force insoupçonnée dont elle avait fait montre, elle avait droit à une autre de mes précieuses citations réconfortantes.

— Eh bien... Un de perdu, dix de retrouvés, n'est-ce pas ?

Peut-être pas la plus réconfortante, je le concédais. Ce genre de situation ne m'inspirait vraiment rien de bon.

Pourtant, soulagée de s'être confiée à quelqu'un, d'avoir libéré ses larmes, Iris rit. Son éclat de rire sincère me réchauffa le cœur. Pour moi, cela restait une petite victoire. Après tout, je me sentais légèrement coupable. D'autant plus que le lendemain matin, l'homme de son cœur était venu me proposer de coucher avec lui. Pourquoi avais-je refusé déjà ?

Toujours est-il que, à la vue de ses yeux embués de larmes, mais le visage tout de même souriant, je fus rassurée.

Elle s'en remettrait.

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