Chapitre 18 - Les tourments des aventuriers (2/2)

« Tout ceci me semble complètement disproportionné. »

Sans blague.

Inconscient — ou plutôt désintéressé — de la sombre tournure des pensées de ses larbins et de l'attention submersive dont il faisait l'objet, Edan tenait un dossier dans sa main qu'il lisait, entièrement concentré. Il était vêtu négligemment, une chemise d'un bleu turquoise aquarelle dont les manches étaient retroussées sur des avant-bras bronzés, et un pantalon en lin crème. Il se dirigea droit vers la cuisine. Il aurait été en train de défiler avec la dernière tenue de luxe en vogue qu'il aurait reçu le même intérêt. Une fois sa commande passée, il patienta, appuyé sur le bar, toujours plongé dans ses documents.

Je croquai dans ma pomme et attendis, spectatrice.

Iris, incapable de supporter sa vue, attrapa son plateau et s'enfuit littéralement du réfectoire, aussi vite que moi lorsque je voyais Alec se diriger vers moi. Je haussai un sourcil. La Fuite, vraiment ?

À côté de moi, Lucas essuya ses mains moites sur son pantalon. Sa jambe tapait nerveusement le sol. Il expira bruyamment et, résolu et déterminé, il se leva brusquement, repoussant sa chaise dont le grincement résonna anormalement fort dans ce silence. Le héros avait paru moins angoissé à l'idée d'investir le Tombeau de Nazar la veille que d'aller affronter Edan.

Cette fois, je croquai violemment dans ma pomme. Tous des traîtres.

La démarche aussi tendue qu'un piquet, loin de sa souplesse et élégance habituelles, Lucas s'avança vers sa cible inconsciente de ce qui l'attendait. Le dirigeant lui jeta à peine un coup œil, brisant le courage momentané et durement gagné de son héros. Ce dernier s'arrêta à quelques pas de lui. Il déglutit et, rongé par ses remords, par sa peine, il baissa la tête et hurla d'une voix forte et assurée : « Je suis désolé ! ».

Tout le monde se figea. Les murmures s'éteignirent. Pendus aux lèvres du dirigeant, tous les membres de la Maison regardèrent celui-ci froncer les sourcils et se tourner vers le plus grand héros de tous les temps, réduit à l'impuissance par le manque de considération de son ami.

— C'est noté, dit Edan, légèrement suspicieux. Et pourquoi es-tu désolé ?

Il le torturait ouvertement là ? Le héros ne fut pas long à capituler, il n'opposa aucune résistance.

— Pour tout. Je ne veux pas que tu sois fâché contre moi. Je n'aime pas quand on se dispute et je suis désolé si je t'ai blessé. Ce n'était pas mon intention. Je ne veux pas que tu m'ignores. Je respecte tes décisions, je te respecte. Plus que n'importe qui. Et je ne remettrais plus jamais en cause ta parole.

Pardon ? Avais-je bien entendu ?

Étais-je la seule à être gênée par cette... déclaration ?

« On dirait un vieux couple tentant de se réconcilier. Va-t-il se mettre à genoux pour l'implorer ? »

Pitié, tout mais pas ça.

— D'accord, c'est gentil mais... tenta Edan.

C'était la première fois que je le voyais perdre ses mots, démuni. Il ne s'attendait visiblement pas à ça. Il lui arrivait donc aussi d'être mal à l'aise. Bien qu'il semblât plutôt confus. Tel était pris celui qui pensait prendre.

Le dirigeant de la Maison tourna la tête brièvement vers l'assemblée en admiration.

— Je trouvais seulement que tu étais injuste envers Alana, continua Lucas, implorant.

Ne me mêle pas à tes histoires, crétin.

J'attrapai mon verre d'eau et le portai rapidement à mes lèvres, pour m'occuper les mains, la bouche. N'importe quoi pour ne pas faire face à la vingtaine de pairs d'yeux qui me dévisagèrent.

J'allais passer pour la semeuse de trouble dans ce couple hors du commun et tout le monde allait finir par me détester pour m'immiscer entre eux. Ne pouvaient-ils pas laver leur linge sale en privé ?

J'entendis Talia ricanait.

« Tu vas finir lapider sur la place publique. »

Cela n'avait rien de drôle. Si je fuyais la salle discrètement, s'en rendrait-on compte ?

En même temps, j'éprouvais une fascination et curiosité malaisante qui m'empêchaient de détourner mon attention de cet échange peu commun voire irréel qui se déroulait sous nos yeux ébahis. Je n'aurais pas dit non à du popcorn que j'aurais dévoré par gourmandise et nervosité.

— Elle a fait preuve d'un grand courage et de beaucoup d'altruisme, se mettant incessamment en danger pour défendre autrui, allant jusqu'à se blesser, même gravement, que ce soit à Barssa ou dans le Tombeau.

Je me figeai.

« C'est gentil. »

— Alors si nous pouvons l'aider à résoudre ses problèmes personnels en l'accueillant parmi nous, c'est aussi notre rôle en tant que héros de la nation de la lui procurer.

Oh... Stupide, stupide héros.

— Lucas...

Mal à l'aise, le dirigeant jeta un autre coup d'œil autour de lui, sentant le poids de tous les regards posés sur eux.

— Je conçois qu'elle ne coche pas toutes les cases, continua le héros d'une traite. Qu'elle manque de formation, que nous manquons également de temps, que cela ajoute une charge de travail et j'ai entendu tous tes arguments.

Mon moment d'émotion se termina. J'avais compris : j'étais un boulet.

— Je ne voulais pas m'énerver et mes mots ont dépassé ma pensée. Je suis allé trop loin et je le regrette. Du fond du cœur. S'il te plaît, pardonne-moi. Dis-moi ce que je peux faire pour me rattraper.

— Tu as fini ?

Le héros au regard implorant d'un cocker quémandant des caresses hocha la tête et la releva vers son maître.

Edan soupira bruyamment.

Lucas avait-il seulement conscience que tout le monde assistait ouvertement à leur discussion privée comme si nous étions face à une représentation théâtrale ? Je voulais dire, au risque de me répéter, c'était gênant non ?

« Honnêtement, c'est hilarant. »

Un ricanement m'échappa. Je pinçais les lèvres. C'était nerveux. Sans doute. La scène était tellement surréaliste.

Lucas, le héros vaillant et lumineux capable de combattre les monstres les plus coriaces et de conquérir les lieux de repos d'anciennes divinités, était terrifié de faire face à son employeur qui semblait ne plus savoir où se mettre, et était anéanti à l'idée que celui-ci puisse ne plus jamais lui parler.

Qui aurait cru que j'assisterais à ce genre de scène au sein du Crépuscule Pourpre ?

— Je ne t'en veux pas du tout, dit Edan. Je n'ai pas du tout l'intention de t'ignorer.

Le soulagement évident que Lucas ressentît se propagea, telle sa lumière, et des soupirs se firent entendre dans l'assemblée. Je haussai un sourcil. De mieux en mieux.

Incapable de supporter le poids de ses émotions, Lucas s'assit sur le petit tabouret à côté d'Edan.

— Alors tu n'es plus fâché ?

Edan lui décocha son sourire destructeur.

— Non. Je ne l'ai jamais été.

Je jurais avoir entendu un « oooh » dans la pièce, sans parvenir à identifier de qui il venait. Peut-être de la femme qui s'essuyait le coin de l'œil à l'aide d'un mouchoir.

— Mais, et hier après-midi ? Tu m'as dit...

— Nous pourrons en reparler plus tard, l'interrompit Edan, faisant un signe évident vers le reste d'entre nous.

Lucas retrouva enfin son éclat et le soleil éclaira de nouveau la pièce.

— Alors tout va bien entre nous ?

Alors celle-là... C'était le pompon.

Edan sembla s'en apercevoir également à sa grimace, mais choisit tout de même de rassurer son héros. Ou son petit ami ?

— Oui, tout va bien.

Edan balaya l'air de la main et retourna à ses notes, signifiant que la conversation était close.

Satisfait, tout sourire, Lucas se releva fièrement, bien plus léger.

Un brouhaha de « hourra ! » et de « oui ! » explosa dans la salle quand il commença à s'éloigner, accompagnés d'applaudissements et de sifflements tandis que certains se levaient de leur siège, emportés par l'émotion.

Moi, j'explosai de rire, parce que, honnêtement, je ne savais vraiment pas quoi faire d'autre. Celui de Talia se mêla au mien et j'aurais été bien incapable de les distinguer l'un de l'autre.

Les larmes me montèrent aux yeux et je m'empressai de les essuyer et de reprendre contenance — ce qui restait difficile avec les éclats de rire de Talia qui résonnaient dans ma tête — quand Lucas reprit place à mes côtés.

— Voilà une bonne chose de faite, conclut Ombre.

Elle aussi semblait soulagée.

— Oui, c'est rassurant, dit Lucas. Il ne nous en veut pas.

Edan avait juste mentionné qu'il n'en voulait pas au héros, techniquement il n'avait rien dit sur les autres, mais je m'abstins de commenter.

Et comme si c'était tout ce qu'il avait fallu, le nuage sombre et terne de déprime qui avait asphyxié l'auberge toute la journée disparut, chassé par la bonne humeur renouvelée du Soleil Levant.

J'étais quelque peu déçue. J'avais pu prendre conscience que je n'avais pas encore la main mise sur mes soldats. Leur loyauté à Edan relevait du fanatisme, il allait être très dur pour moi de dérober ce lien.

Alors que je continuai à converser avec Ombre, Lucas et quelques autres membres du Crépuscule Pourpre qui nous avaient rejoints, attirés par Lucas comme les abeilles par le miel, Edan finit son repas et se releva pour fuir discrètement.

Désintéressée de la conversation, et sans que je ne sache trop pourquoi mes yeux s'étaient posés sur lui — déni, déni — je le suivis à travers la salle, une main soutenant ma mâchoire.

Surprenant mon regard, le dirigeant fit la chose la plus détestable à laquelle je m'attendais. Il me sourit vicieusement, dégoulinant de suffisance et d'insolence.

L'enfoiré.

Alors que je ruminai pour ne pas exploser devant tout le monde, serrant si fort mon poing que mes jointures en devinrent blanchâtres, Lucas, s'étant débarrassé du lourd fardeau qui pesait sur son cœur, se rappela enfin de ma présence. Comme pour donner raison à ce détestable tyran.

— Alors Alana, comment s'est passée ta première journée au sein du Crépuscule Pourpre ? me demanda le Soleil Levant tout sourire.

Tenait-il à ce que je le frappe ?

Durant mon premier jour, j'avais flirté avec ma némésis, croyant quelque peu m'être rapprochée d'elle, j'avais eu une discussion des plus honnêtes avec ma déesse envahissante, j'avais assisté à la chute de ma rébellion aussi éphémère qu'un éternuement, à une scène aussi irréelle qu'amusante et la déclaration de guerre de celui qui m'avait proposé le matin même de coucher avec lui.

C'était une des journées les plus étranges que j'avais vécu de ma vie. Et j'avais investi mon premier Tombeau la veille, c'était dire le niveau.


**--- Note de l'auteur ---**

Un chapitre où je m'essaie au comique (en quelque sorte), moi il m'aura bien fait rire ! J'espère que j'aurais réussi à vous faire sourire aussi !

À très vite ! <3

PS: nous avons officiellement dépassé la moitié de l'histoire (33 chapitres pour rappel) 🎉

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