Chapitre 18 - Les tourments des aventuriers (1/2)

L'ambiance était étrange.

Pour le déjeuner, j'avais décidé de rejoindre ma nouvelle famille fraîchement intégrée, le bandeau portant leur emblème entourant fièrement mon biceps. Je m'étais alors avancée face à toute cette graine d'aventuriers, toute boitillante que j'étais.

Plusieurs personnes vinrent me féliciter, certains que je ne connaissais pas et que je savais ne pas être des héros. Peu d'entre eux nous avaient suivis dans ces terres reculées. La présence seule de Lucas aurait largement suffi, mais le protocole était le protocole.

Je les remerciai chaleureusement, tentant de retenir leur visage - les gens appréciaient que l'on se souvienne d'eux, qu'on leur porte de l'intérêt.

Iris s'empressa de venir me proposer son aide, que j'acceptais volontiers, m'appuyant exagérément sur elle. Était-ce une tentative puérile de vengeance car j'estimais que ma blessure était de son fait ? Absolument. Non pas que la victime ait remarqué quoi que ce soit. De toute façon, la culpabilité transpirait par tous ces pores.

« Tu devrais faire semblant de tomber, afin de remuer le couteau dans la plaie. »

Sadique.

Je m'exécutai.

Nous nous retrouvâmes assises sur une table rectangulaire pour six personnes, où seules Iris et Ombre étaient attablées avant mon arrivée. Mon sous-fifre dévoué s'empressa de prendre ma commande et je me fis servir telle la nouvelle dirigeante que je m'apprêtais à devenir - dans mes rêves. Ou bien avait-elle simplement pitié, mais, comme mentionné plus tôt, ma claudication était bel et bien de son fait, ce n'était donc que justice.

J'attaquai avec délice mon plat de riz au curry, cuisiné par un chef qu'il fallait absolument que je félicite tant mes papilles goutaient à l'extase. Accaparée par mon plat et d'une manière générale peu intéressée par ce qui m'entourait, je ne notai que tardivement la tension et l'accablement qui semblaient peser sur les épaules de mes soldats.

Incertaine de la manière d'aborder l'objet de leur tourment - ou plutôt incertaine d'avoir envie d'en connaître la cause - je m'engouffrai sur un sujet neutre.

- La Cloison Azur a apporté notre butin ? Vous savez pour combien on en aura ?

L'argent, le plus important.

Me revint en tête, le sujet du salaire. J'aurais peut-être dû aborder ce point ô combien primordial avec Sac à Sous. J'avais été distraite.

Parcourant la salle du regard rapidement, je notai que ni Lucas ni le propriétaire de la Maison n'étaient présents. Le réfectoire accueillait une vingtaine de personnes, dont Justin qui n'avait pas participé à l'accueil chaleureux dont j'avais été victime. Il allait falloir que je trouve de quoi l'attirer dans mes filets. Hors de question de le laisser à Edan.

Ombre, son masque bien en place, sa tenue d'assassin revêtue comme si sa prochaine cible pouvait surgir à tout moment et qu'elle se devait d'être prête, soupira.

Mes yeux en sortirent de leur orbite. Léna Sue, l'Ombre assassine, aussi imperturbable qu'une statue vielle de plusieurs décennies venait de soupirer ?

L'heure était grave.

Était-il arrivé quelque chose à mon - notre - argent ?

- Ils ont tout livré ce matin, me rassura Iris, l'air malheureux. D'après les premières estimations, c'est plus que ce que nous avions espéré, bien que nous n'ayons pas d'émélite.

Je soupirai de soulagement.

Alors où était le problème ?

« C'est bien ce que j'avais dit. Heureusement que certains simples mortels ont encore la sagesse d'écouter les voix divines. »

J'étais clairement visée puisque, à ma connaissance, j'étais la seule « simple mortelle » à entendre une voix divine ici.
Que ferions-nous, pauvres âmes égarées, sans sa glorieuse magnificence ? Ave Talia De Moraz.

Passons.

Nouvel angle d'approche, j'enchaînai avec la flatterie - arme que je maîtrisais à la perfection.

- Aussi, je tenais à vous remercier. Toutes les deux. Je sais que vous n'êtes pas étrangères à ma présence à vos côtés. Merci d'avoir plaidé ma cause. S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire, n'hésitez pas.

En priant pour qu'elles ne demandent rien, bien entendu.

Alors que j'avais imaginé leurs visages s'illuminant de sympathie et de dévotion, l'une fit une moue gênée et l'autre soupira encore une fois.

L'heure était très grave.

Mais j'étais de bonne humeur : j'avais eu une conversation aimable et agréable avec Edan ce matin, qui avait fini par m'offrir les clés de son royaume - à peine une épinglette, mais c'était une porte d'entrée - et j'avais pu apercevoir une facette de Talia que je n'aurais jamais cru exister. Je refusai qu'elles me ruinent ma journée avec leurs mauvaises ondes. Je finis donc mon repas, dans le plus sublime des dénis, échangeant des banalités auxquelles elles répondirent laconiquement.

L'atmosphère étrange perdura toute la journée, si bien que je finis par me réfugier chez Arthur pour une nouvelle session de soin. Il me parla jovialement, ce qui me soulagea. Le rouquin bavard me félicita et, finalement, il m'informa du désastre qui avait déferlé sur ces aventuriers.

Quel ne fut pas mon choc...

Edan et Lucas s'étaient apparemment disputés.

- Cela n'arrive presque jamais. Je suis à leur côtés depuis la création de la Maison et je peux compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où ils ont été en désaccord.

Les deux puissants de la Maison étaient donc en froid ? Était-ce grâce à moi ? Étais-je l'objet de cette dispute ? Edan venait-il de perdre son bras droit ?

Arthur n'avait pas pu apercevoir mon sourire à ses mots puisqu'il était concentré sur mon pied.

Il fallait que je trouve Lucas. C'était le moment d'aller le consoler et de devenir son nouveau soutien, la nouvelle personne sur qui il pourrait s'appuyer, la nouvelle personne qu'il ne pourrait plus lâcher.

Malgré la surprise de cette annonce associée à la joie pour ma part, la détresse pour les autres, je ne comprenais pas pourquoi l'ambiance était si morose dans toute l'auberge. J'avais l'impression que nous venions de perdre un membre. C'était tellement disproportionné.

Si seulement deux personnes étaient en froid, pourquoi ce vent glacial se répandait-il sur toute la Maison telle une avalanche de déprime ?

À mon grand désarroi, je ne réussis pas à mettre la main sur le Soleil Levant de la journée. J'avais espéré qu'il viendrait me féliciter pour mon intégration. J'essayai d'ignorer la pointe de déception - de peine ? - qui tentait d'étreindre mon cœur.

La journée passa donc étrangement dans cette ambiance morose alors que le bonheur aurait dû illuminer chacun de leur visage à la nouvelle de mon arrivée parmi eux. Vexant.

Edan osait me voler la vedette. C'était révoltant.

Le soir, je me rendis au réfectoire pour prendre mon repas et rejoignis de nouveau mes soldats, assises à la même place, comme si elles n'avaient pas bougé depuis ce midi.

Voyant que le même scénario que le déjeuner se répétait au dîner, n'y tenant plus, j'explosai. Ce qui allait sans doute me conduire à un flot de plaintes insignifiantes et ennuyeuses - et des tonnes de regrets - mais je ne comprenais pas. Et j'avais besoin de comprendre.

- Bon, quel est le problème ?

Iris la pipelette se plongea dans un mutisme indélogeable, trifouillant dans son assiette à l'aide de sa fourchette. Ombre, les mains autour de son café auquel elle n'avait pas touché depuis mon arrivée, finit par me répondre quand je les interpellai directement, autoritaire.

- On a blessé Edan et maintenant il nous en veut.

J'en restais coite. Était-ce une plaisanterie ?

- Je croyais qu'il s'était disputé avec Lucas, dis-je, sceptique.

Elle soupira à nouveau. Je serrai les poings pour m'empêcher de lui enfoncer un bout de pain sous son masque.

« Les humains sont si susceptibles. C'est pitoyable. »

Je ne pouvais que lui donner raison.

- C'est le cas, confirma-t-elle. Nous ne comprenions simplement pas pourquoi il tenait temps à ce que tu partes. Alors que tu méritais clairement une chance. Tu as prouvé que tu avais à cœur nos intérêts en tant qu'individus, en tant que camarades, pas seulement des intérêts matériels ou personnels.

Principalement des intérêts matériels et personnels. Dire que j'avais simplement glissé comme l'avait si bien exprimé Justin, c'était d'une délicieuse ironie.

- Ce sont les valeurs qu'il reconnait et défend d'ordinaire.

Pas quand la personne éveillait sa libido en permanence, de toute évidence.

- Je crois qu'il nous en veut de ne pas avoir pris son parti, dit Iris, malheureuse. Il nous a à peine adressé la parole depuis hier après-midi. Il nous a carrément mis dehors à l'issue de notre rapport.

- D'ordinaire, il dîne avec nous, mais hier il n'est pas venu et il nous évite, compléta Ombre.

- Il est en colère. Nous l'avons blessé, se lamenta Iris.

Venais-je de mordre dans un citron ? Quel était ce goût infect qui envahissait mon palais ? Mon dédain, mon dégoût transparaissaient-ils dans mon expression ?

J'aurais voulu les gifler, afin de remettre leurs idées en place.

Alors il en était ainsi ? Le chien mordait la main de son cruel maître pour empêcher le beau et mignon petit chiot d'être abandonné dans la rue, et quand le maître lui refusait sa dose quotidienne d'attention, le chien abattu se morfondait et culpabilisait ? Ne voyaient-elles pas que c'était malsain ? Aucun chiot ne méritait d'être abandonné.

Ces deux-là retournaient leur veste plus vite que leur ombre. J'avais cru qu'elles m'étaient à présent dévouées, mais l'emprise qu'Edan exerçait sur elles était bien plus puissante que ce que j'avais de prime abord imaginé. En les ignorant, il réduisait tous mes efforts à néant. Était-ce calculé de sa part ? Que dis-je, bien sûr que ça l'était.

« Il est fort. »

Le scélérat.

- Je suis sûre que cela lui passera, balayai-je de la main, en une tentative désespérée de leur faire dédramatiser la situation.

Moi aussi je pouvais jouer la carte de la culpabilité.

- Ma présence n'est pas si terrible, marmonnai-je avec un sourire hésitant.

Le visage d'Iris se décomposa. S'empressant de me rassurer, elle attrapa mes mains par-dessus la table et cria presque :

- Bien sûr que non. Ce n'est pas ça. Nous sommes tous ravis que tu sois parmi nous et je suis sure qu'Edan aussi.

Je n'y mettrais pas ma main à couper.

« Définitivement pas. »

- C'est juste que d'ordinaire, la sélection est stricte, continua-t-elle. Il y a des examens, des académies dédiées à la formation d'aventuriers. Ton parcours est atypique.

Il était inexistant, plutôt.

- Edan aurait aimé que tu passes par les canaux officiels, intervint Ombre. Mais puisque ton cas est particulier et que tu ne souhaites pas investir tous les Tombeaux avec nous, nous ne voyions pas de problème à t'accorder une dérogation temporaire.

- Oui, ce doit être la paperasse qui l'ennuie, voilà tout, conclut Iris avec un sourire penaud.

Il n'avait surtout pas apprécié qu'un vent de rébellion ébranle son empire et que sa parole de tyran soit remise en question.

Les portes s'ouvrirent soudain et, alors que nous ignorions ceux qui entraient au compte-goutte jusque-là, il était difficile d'ignorer le soleil quand il se manifestait, aveuglant et chaleureux.

Pourtant, celui-ci avait perdu de son éclat.

Lucas fouilla la pièce, empli d'espoir, adressa des sourires et des signes de têtes amicaux aux personnes qui croisaient son regard, mais rapidement, quand il comprit qu'il ne trouverait pas la personne qu'il cherchait, il perdit toute sa superbe.

J'écrasai mon morceau de pain dans ma main et en mangeai un bout violemment. J'avais envie de tous les étrangler.

Quand le héros nous vit, comme si une mèche avait été rallumée, il se redressa et se dirigea droit vers notre table, le pas décidé. Il tomba presque tant il se jeta rapidement sur la chaise à côté de moi.

Puisque Lucas était aimable, il commença par les usages de politesse.

- Salut Léna, salut Iris, salut Alana.

Il me sourit et ajouta :

- Bienvenue parmi nous. J'espère que nous ne te décevrons pas.

Je lui rendis son sourire et m'apprêtai à répondre, mais trop tard, le héros ensoleillé avait déjà tourné la tête et m'avait oubliée. Mon masque de sympathie fana plus vite qu'une fleur en hiver.

- Est-ce que vous avez pu lui parler ? s'enquit-il auprès de ses comparses de galère.

Iris secoua la tête, abattue. Ombre soupira. Encore. Une. Fois.

« J'espère que nous ne te décevrons pas. », avait-il dit. Trop tard, imbécile.

- Je suis restée devant son bureau en début d'après-midi, conta Ombre. J'espérais le croiser durant une de ses pauses. Il n'est même pas sorti.

C'était quelle forme de traque malsaine ça ?

- Il reste enfermé, conclut Iris. Il doit être tellement triste que nous ne l'ayons pas soutenu.

Il était seulement en train de compter ses fichus lingots d'or après la récolte reçu ce matin, remettez-vous les idiots.

« Cela en devient franchement écœurant. »

À vomir ! Et encore, moi, j'étais obligée de garder la face devant tous ces fanatiques ridicules et pathétiques.

Lucas se rongea l'ongle du pouce, angoissé.

Je poignardai mon morceau de bœuf baignant dans ma sauce au poivre en y imaginant leur tête, puis portait un morceau à ma bouche. Au moins la nourriture ne me décevait pas, elle.

- Personne ne l'a revu depuis son échange individuel ? voulut s'assurer Lucas.

Elles secouèrent négativement la tête.

- À part Marvel, précisa Ombre. Il est retourné le voir en fin de soirée.

Et comment pouvait-elle savoir ceci ? Flippant.

Je décalai les morceaux de gras de mon steak et les jetai dans l'assiette d'Iris. Personne ne réagit. Je me demandais pourquoi j'étais encore là. De toute évidence, j'étais devenue invisible.

- Si je résume, dit Lucas. Après notre entrevue à Marvel et moi, il t'a reçue toi Ombre, puis Iris. Et Marvel y est retourné plus tard dans la soirée.

Elle hocha la tête.

Un nuage de tristesse recouvrit le héros ensoleillé et c'était à peine si je ne distinguais pas des larmes aux coins de ses yeux. Pitié...

- Je ne comprends pas pourquoi il tenait tant à recaler Alana. Il honore toujours ses contrats, de manière juste. Or, ce n'était clairement pas juste. Il doit bien s'en rendre compte.

Tout ceci me concernait bel et bien, pourtant personne ne s'intéressait à mon avis.

- Mais ce matin, il a finalement déclaré son entrée officielle, souleva Ombre. Cela veut bien dire qu'il a tenu compte de nos arguments.

- Alors pourquoi il nous en veut ? se plaignit Lucas.

J'entendais la vérité à travers son pleurnichement. « Pourquoi il m'en veut ? ». Beurk.

J'avais poignardé chacun d'eux une bonne demi-douzaine de fois en dévorant mon succulant steak, me permettant d'évacuer quelque peu ma frustration. Je ne les écoutai plus que d'une oreille inattentive tandis qu'ils tentaient maintenant d'établir un piège pour forcer Edan à les écouter. J'en viendrais presque à le plaindre. Presque.

Iris resta particulièrement silencieuse. Elle semblait même fuir la discussion, ne souhaitant visiblement pas confronter le dirigeant.

J'attaquai ma pomme pour conclure mon repas quand l'impensable se produisit. Les trois imbéciles transis d'angoisse autour de moi s'immobilisèrent et leur souffle s'étrangla dans leur gorge. Le silence retomba un instant dans le réfectoire et des chuchotis s'élevèrent peu à peu.

Edan Roselli venait d'entrer dans la place.

**--- Note de l'auteur ---**

Héhé petit cadeau ;)
La fin du chapitre dès demain matin !

À très vite !

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