Chapitre 15 - Le Soleil Levant (2/2)
J'écarquillai les yeux.
— Attention ! hurlai-je.
Mû par un réflexe inné et inscrit dans mes instincts primaires, certainement pas de ma propre volonté raisonnée, j'attrapai Iris et la repoussai.
Se faisant, et car je n'étais définitivement pas une héroïne preuve en était, mon pied glissa sur l'eau qu'Iris avait fait apparaître un instant plus tôt. Ma cheville céda et se tordit violemment, m'arrachant un cri de douleur.
Je glissai et m'étalai de tout mon long, aussi élégante qu'une otarie qui s'écrase sur la terre ferme.
Iris hurla mon nom, comme si j'étais une héroïne se sacrifiant pour la sauver d'une mort certaine, telle une martyre dont la fin était inéluctable.
Le morceau de torse de la statue, aussi lourd et épais qu'un rocher de la taille d'un tonneau atterrit juste devant ma jambe droite qui n'avait pas réussi à me suivre dans ma fuite. Il s'explosa au contact du sol, projetant des morceaux de roche volcanique sur moi. Ils m'égratignèrent de toute part, enhardis par la vélocité de l'impact.
J'hurlai de douleur quand j'en sentis me transpercer la jambe et plusieurs fragments se loger dans ma chair.
Iris se jeta sur moi, les larmes aux yeux. Elle répéta mon nom et me pris sur ses genoux tandis que je serrais les dents à m'en mordre la langue. Les larmes perlèrent à mes yeux et je lâchai un juron. Je n'étais pas mourante et sa réaction était disproportionnée. En d'autres circonstances, je lui aurais fait la remarque, mais bordel j'avais mal !
La scène était si ridicule et pathétique que j'aurais pu en pleurer de rire si cela n'avait pas été moi qui avait été blessée. Qu'est-ce qu'il m'avait pris de la repousser ? Il suffisait que je recule, bon sang !
À force de côtoyer le Crépuscule Pourpre, est-ce que leur élan d'héroïsme commençait à me contaminer ?
— Iris ! hurla la belle voix de l'Archer des Ténèbres. Éloigne-la de là !
En un éclair, il nous dépassa. Entre mes larmes, je découvris que les Kondairas n'avaient pas succombé à la vague et à la chimère d'Iris. Plusieurs d'entre eux s'étaient relevés. Ils reprirent leur progression vers nous. Quand leur course obliqua et qu'ils se dirigèrent tous vers le même point, leur cible devint vite évidente.
Quoi ? Pourquoi moi ? Talia ?
Elle m'avait assurée que dans les Tombeaux, l'aura du Sidia la masquait. D'un autre côté, elle avait conclu l'échange avec Nazar par un « Disparais » on ne peut plus équivoque. Les bestioles étaient donc capables de ressentir sa présence ? Pourtant, elle s'était éteinte et lors du banquet, les Sidias n'avaient pas été capables de la repérer avant qu'elle ne réapparaisse.
Alors... Cette fichue plante ! Bien sûr. Les créatures étaient apparues dès l'instant où je l'avais saisie. Misère. Je ne voulais même pas m'en emparer de prime abord. Pourquoi fallait-il toujours que j'écoute cette déesse à la noix ? Elle ne m'attirait que des problèmes !
Iris tenta de me soulever, de m'éloigner. J'essayai de l'aider en appuyant sur mon autre jambe, seulement égratignée. Je poussai un autre hurlement quand, ne parvenant pas à me stabiliser, je pris appui sur ma cheville douloureuse.
— Alana ! sanglota Iris. Alana, tiens bon ! Je suis tellement désolée, c'est ma faute si... Je devais te protéger et... Pardon, Alana, tiens bon !
Je ne l'écoutais même pas. Non seulement j'avais perdu ma jambe et ma dignité à cause d'elle mais en plus elle m'agressait les oreilles de ses lamentations. C'était moi qui étais blessée. Je ne supportais pas d'entendre quelqu'un d'autre s'indigner de la situation.
— Iris ! Arrête ! hurlai-je à bout de patience. Contente toi d'avancer !
Derrière moi, Marvel décocha ses flèches, les unes après les autres. Pas une seule ne loupa sa cible. Quand elles ne suffirent plus, il créa des flèches d'Argia, un condensé d'énergie sombre et dense qu'il dégaina. Elles transpercèrent une première cible puis, déviant de leur trajectoire, soumises aux ordres du ténébreux archer, elles obliquèrent et atteignirent une autre créature. Elles continuèrent leur course encore et encore, achevant les chimpanzés les uns après les autres. Mais ils étaient trop nombreux. Les autres aventuriers étaient pris par les statues. Deux irrespectueux avaient rejoint le clan des pétrifiés. Marvel finit par être débordé.
Notre fuite chaotique et boiteuse ne nous permit pas d'aller bien loin. De toute manière, il n'y avait pas vraiment d'issue. Les Kondairas m'atteignirent. Trois d'entre eux m'assaillirent. Leurs griffes transpercèrent ma combinaison moulante inutile. Pire, ils se mirent à creuser à même ma peau, désireux de trouver la jacinthe. Je criai, terrifiée. Je me débattis et finis par tomber, renversant Iris avec moi.
— Enlève-les !
J'en saisis un à même la tête et le balançai au loin. Un autre me mordit la main. Iris s'en empara et l'enferma dans une sphère d'eau. Le dernier fut éjecté d'un coup de pied de la magicienne.
— D'autres arrivent ! prévint Marvel.
Je me retournai, tentai de me relever.
— Talia ! grognai-je tout bas. Bon sang, fichue déesse, où es-tu quand on a besoin de toi !
Je rageai, me moquant totalement de savoir si quelqu'un m'entendait.
— Un mot de pouvoir, quelque chose, n'importe quoi ! râlai-je, à bout de nerfs.
Je ne voulais pas finir dévorer par les petits crocs affamés de chimpanzés répugnants qui faisaient la taille de ma main. Ils étaient ridicules. Iris était ridicule. Ma blessure était ridicule. Toute cette scène était une énorme farce. Même l'Archer des Ténèbres se débattant contre des singes aux dents de requins. C'était ça être un aventurier ? C'était ridicule aussi ! Je voulais retourner derrière mon bar, reprendre ma vie, étais-ce trop demander ?
C'est alors que, rongée par mes lamentations, le mur sur ma droite explosa.
Je me protégeai la tête, par réflexe. Terrifiée à l'idée qu'un nouveau Kondairas se soit manifesté — pire, qu'un Alpha se soit manifesté — je me redressai rapidement et me tournai vers le vacarme. Les aventuriers, les statues et mêmes les chimpanzés en firent de même, mettant la bataille sur pause.
Alors au comble du désespoir, au milieu des ténèbres de mes pensées sombres, voilà qu'un éclat de lumière survint. Au milieu de cette nuit cauchemardesque, le soleil se leva.
Parce qu'en réalité c'était toujours comme ceci que cela se passait dans les histoires. C'était toujours au dernier moment, quand tout espoir semblait perdu, quand la situation chaotique dépassait les protagonistes secondaires, que le héros surgissait.
Je poussai un soupir de soulagement, marmonnant un « qu'est-ce qui lui a pris tant de temps ». Mais en vérité, jamais je n'avais été aussi heureuse de voir le Soleil Levant apparaître devant moi.
Ses cheveux blanc argenté ondulant derrière lui, refusant d'obéir à la gravité, Lucas flottait dans les airs aussi naturellement que s'il s'était tenu debout. Son visage parsemé d'étoiles parcourut la scène sous ses yeux turquoise. L'arc-en-ciel qui l'entourait, qui l'auréolait de cette aura divine et surréaliste, suivait ses mouvements, comme des flammes iridescentes incapables de survivre loin de lui.
Avant même qu'un mouvement ne puisse être esquissé, Lucas disparut. Il traversa la pièce, telle une étoile filante et anéantit deux statues, alors prêtes à écraser le chauve statufié. Il ne se contenta pas de les détruire : sa lumière se propagea, comme des flammes le long d'une mèche, et la roche volcanique s'émietta jusqu'à disparaître complètement, ne laissant des statues que leur souvenir. Derrière lui, la roche froide entourant le chauve s'égratigna, couche après couche, mais à la différence des assaillants, il ne disparut pas. Sa peau chaude, vivante, réapparut, et l'irrespectueux prit une intense respiration, revenant à lui. Libéré.
Y avait-il une chose dont cet être de lumière était incapable ?
La bataille reprit.
L'une après l'autre, les statues tombèrent sous les assauts de Lucas. Même en tentant de le repousser, puisqu'il ne s'était pas incliné, même en tentant de l'abattre, elles ne purent rien faire. Elles disparurent, impuissantes, une à une.
Ma joie de revoir le Soleil Levant, mon admiration et mon choc face à son déferlement de puissance, s'éclipsèrent au profit d'une profonde irritation. J'étais ravie qu'il soit là, mais... j'aurais préféré qu'il commence par mon problème !
Les Kondairas m'atteignirent à nouveau. Iris tenta de les repousser, moi aussi. Leur nombre devint vite trop important. Marvel en tuait autant qu'il pouvait. Il manipulait une vingtaine de flèches d'obscurité, mais il en venait toujours d'autres. D'où sortaient-ils ? Iris en avait pourtant noyé un bon nombre.
Ces bestioles intelligentes s'assemblèrent, formèrent une chaîne. Elles s'emparèrent de ma cheville foulée, s'y mettant à plusieurs, et elles tirèrent, m'emportant à leur suite. J'hurlai pour la énième fois. Ma voix cassée ne me répondait presque plus. Iris fut assaillie et tomba sous leur assaut. Elle convoqua son eau et les repoussa comme elle put tandis que de mon côté, j'étais traînée, éloignée de mes boucliers. Ma poche se déchira, laissant dans notre sillage les pierres dont je m'étais emparée. Cette fois, mon cri de pure terreur résonna dans la grande salle.
— Lucas ! appelai-je, désespérée.
Je donnai des coups de pieds, encore et encore, mais comme l'Hydre de Lerme, si j'en repoussais un, deux semblaient revenir à la charge. Un premier me grimpa dessus à nouveau, entreprit de creuser mon dos, m'entailla. Un deuxième se joignit à lui, arrachant ma peau. Aussi vives que l'éclair, les flèches de Marvel les saisirent et les emportèrent, m'octroyant un instant de répit. Leur course ne diminuait pas et j'arrivai maintenant près de l'autel.
Non... J'allais être sacrifiée ?
Les primates s'accumulèrent alors sur mon dos. Leurs griffes se plantèrent dans ma peau, leur dent de requin mordirent. Un à un, jusqu'à être des dizaines, ils se posèrent sur moi, m'écrasant, me recouvrant. Je tendis un bras, tentai de ramper. Incapable de m'extirper, avalée par le nombre, leur poids, je fus bientôt recouverte, mon visage seul vestige à découvert, mon bras cherchant à m'arracher à cet enterrement sous une pile de corps chauds et poilus. Mon agonie, mon cœur, mes pensées s'affolèrent et je perdis le peu de raison qu'il me restait.
Horrifiée, j'aperçus Iris qui tentait de se frayer un passage, en hurlant mon nom. J'aperçus Marvel se servant de son arc pour faucher les capucins comme s'ils s'étaient agis de mauvaises herbes.
Alors que je réalisai qu'ils n'arriveraient pas à moi, qu'un capucin recouvrait mon visage couvert de larmes, je sentis, avant d'apercevoir, une douce chaleur, un rayon lumineux rassurant.
Lucas atterrit sur l'autel, le fissurant sous la pression de l'impact. De ses pieds, comme le souffle d'une explosion, une intense vague de lumière, si condensée en Argia que je parvins à la ressentir physiquement, déferla, ravageant tous sur son passage. Le tsunami emporta avec lui les ignobles singes, les faisant disparaître dans une gerbe d'étincelles, de braises. Ils furent annihilés, s'évaporant comme les pages d'un vieux livre succombant aux flammes. Passant sur ma peau, je sentis une intense chaleur. Loin d'être douloureuse, j'en appréciai la douce pression chaude sur mon corps couvert de griffures et morsures. Je relâchai tous mes muscles et m'affalai au sol en expirant bruyamment. Je poussai un petit cri, frappant ma tête contre le sol.
Et tout aussi soudainement que leur apparition, c'était fini.
Devant moi, plus de statues, plus de Kondairas. Seuls des aventuriers, exténués.
Je me tournai sur le dos pour regarder mon héros.
Lucas descendit de l'autel, ses arcs-en-ciel s'éteignant autour de lui, les étoiles disparaissant de sa peau.
— Par tous les dieux... Alana ! s'écria-t-il à la vue de mon état.
Il accourut et s'accroupit à mes côtés. Il pinça les lèvres, attristé.
Je respirai fort, bruyamment, j'avais mal, terriblement mal. Pourtant à sa vue, je ne pus m'empêcher de sourire et un rire dément m'échappa.
— Si tu voyais ta tête...
Même si avec mes yeux larmoyants, le sang qui me recouvrait et dégoulinante de sueur, je n'en menais pas large.
Il venait d'anéantir plusieurs centaines de Kondairas, de terrasser des statues indestructibles en quelques minutes, pourtant, son visage défaitiste me donnait l'impression qu'il avait perdu beaucoup trop durant ce combat. Ses beaux yeux azurs posés sur moi gonflèrent mon égo devant l'évidence que son insatisfaction venait de mon état lamentable.
Je ne pouvais décemment pas laisser mon héros déprimer.
Ses yeux inquiets, affolés, se calmèrent à mon rire et je pus y lire de la tendresse tandis qu'un sourire timide étirait ses lèvres.
— Pardon d'être arrivé si tard.
Je lui rendis son sourire.
— La prochaine fois, dis-je, je veux être dans ton groupe.
Il lâcha un rire mélodieux.
— Promis.
Le Soleil Levant passa délicatement ses bras sous mes jambes et me souleva dans ses bras, me collant contre sa poitrine, prenant grand soin de ne pas appuyer sur mes blessures. Je passai mes bras autour de son cou et posai ma tête sur son épaule.
— Rentrons, dit-il.
Je hochai la tête. Merveilleuse idée, rentrons. Nous en avions terminé ici.
Et tel la fin d'un roman fantastique, le héros lumineux transportant la princesse blessée dans ses bras sortit du Tombeau.
C'était d'un cliché...
Mes lèvres se relevèrent.
J'adorais.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top