Chapitre 2 : Ténèbres intrusives


Contrariée, je sifflai entre mes dents en plissant les yeux vers le nouveau venu. Je n'aimais pas qu'on m'appelle par mon titre en dehors du palais. Ici, je n'étais pas la princesse Danaé, fille cadette du souverain des Éphémères des Sous-Sols Unis. Je n'étais qu'une exploratrice anonyme qui se promenait en pleine nuit dans un endroit qu'elle n'était pas censée fouler.

— Vous avez raté votre cible, reprit le Paladin Royal à mi-voix en retirant mon couteau miroitant de la pierre fendue.

— Je ne rate jamais ma cible. Je voulais simplement jouer avec toi. Ou t'effrayer pour avoir eu le toupet de troubler ma baignade solitaire, qui sait ? répondis-je d'un ton sarcastique.

En caressant le plat de ma lame de son index, Cyrill secoua la tête avec réprobation, comme j'avais vu mon frère et mon père le faire mille fois auparavant. Or, à la différence d'eux, ses lèvres s'incurvaient d'amusement. Il était beau quand il daignait honorer ses interlocuteurs de son sourire bien trop rare. Son regard bleu cristallin frangé d'interminables cils noirs enviés de ma dame de compagnie s'éclairait d'une lueur particulière qui le magnifiait. Il affichait la couleur d'un ciel estival ou d'un océan par temps clair, deux éléments que j'avais eu le loisir d'admirer dans les illustrations des livres de la bibliothèque palatine.

Ses cheveux cuivrés étaient coupés très courts. Sa pâleur cireuse mouchetée d'éphélides était la conséquence de l'absence de soleil en ces lieux, comme chez la plupart d'entre nous. Une cicatrice en forme de virgule barrait son menton glabre tandis que le tatouage d'un scorpion noircissait le dos de sa main, à l'image d'un insigne militaire. Doté d'une musculature sèche façonnée par la formation intensive dispensée aux Paladins, il n'était âgé que de vingt-trois hivers, soit deux de plus que moi, mais il paraissait avoir la trentaine à cause de ses traits marqués par les épreuves. Cyrill Decerf avait perdu ses parents miniers dans un éboulement lorsqu'il était enfant. Le capitaine de la garde royale et son épouse stérile l'avaient adopté. En somme, le jeune homme était le seul officier de leur ordre d'élite à ne pas être né noble.

— Tu vas finir par m'obliger à renouveler mes cachettes, soupirai-je avec emphase. Je deviens trop prévisible pour toi. Comment t'es-tu rendu compte de mon évasion ?

— Les oreillers grossièrement arrangés sous vos draps n'ont pas réussi à donner le change, je le crains. Vous avez manqué d'inventivité et de subtilité, cette fois.

— Fais-moi penser à chaparder ton double de clé pour que tu ne puisses plus pénétrer dans ma suite sans y avoir été convié, malotru.

Un ricanement à demi-étouffé jaillit de sa gorge, comme je m'y attendais.

— Comptez là-dessus, princesse !

— Tu es donc descendu me chercher en ville...

— ... et j'ai entendu mes frères d'armes pester contre les prouesses nocturnes de Renard en les croisant sur la place du marché. J'en ai déduit que vous étiez...

— Ici pour me délasser et m'isoler.

— Affirmatif. Qu'avez-vous fait du fruit de vos rapines ?

Je haussai les épaules avec une indolence consommée. Cyrill ignorait, en revanche, où je planquais mon butin et le fait que Janus Storm était mon receleur. C'étaient les deux seules informations que je refusais de lui avouer. Ce n'étaient pas ses affaires. J'avais confiance en lui dans une certaine mesure. Le Paladin était mon complice par défaut. Il ne me dénoncerait jamais, mais il ne m'aiderait jamais non plus... et je ne le lui demandais pas. Ses tentatives de me dissuader d'endosser le rôle controversé de Renard s'étaient révélées infructueuses. Selon lui, j'étais la femme la plus entêtée des Sous-Sols Unis. Il s'était fait une raison, même s'il continuait à désapprouver mon choix de vie et à me pondre des sermons soporifiques dont je n'avais cure. Il me tenait trop en haute estime pour me trahir auprès de mon géniteur. Cela, j'en étais certaine. Je pouvais me fier à lui.

Il retrouva son sérieux pour contrebalancer mon insouciance et secoua à nouveau la tête en grommelant un blâme qu'il ne se lassait pas de répéter :

— Vous êtes pire qu'un fléau des Faedras.

— Merci pour le compliment, je l'apprécie à sa juste valeur. As-tu l'intention de me passer les menottes aux poignets ? le charriai-je en agitant une main provocatrice dans sa direction.

L'officier maugréa des propos inintelligibles en déposant sa torche à ses pieds. Un sourire joueur fleurit sur mes lèvres. C'était puéril, mais je me réjouissais de parvenir à le désarçonner avec une allusion équivoque. Cela prouvait que je ne le laissais pas indifférent.

— Autant t'annoncer la couleur, je ne rentrerai pas tout de suite, anticipai-je en rejetant ma chevelure trempée en arrière, d'un geste gracieux qui capta l'œil de mon garde du corps attitré.

— Il le faut, Altesse, déclara-t-il avec une gravité qui faillit m'extirper un bâillement. Je dois vous ramener au palais avant que quelqu'un d'autre ne s'aperçoive de votre absence.

— Sinon, tu récolteras quelques ennuis auprès de Sa Majesté pour m'avoir encore laissée faire le mur, raillai-je en plongeant ma main dans l'eau pour asperger ses bottes.

— Je ne suis pas venu vous chercher parce que j'avais peur pour moi, mais pour vous. (J'arquai un sourcil narquois.) Ces lieux que vous affectionnez étrangement ne sont pas sûrs.

— Je sais me défendre seule. Je n'ai nul besoin d'escorte, Cyrill.

— Tu es bien trop présomptueuse, Danaé, me morigéna-t-il, les sourcils froncés.

— Oh, je suis « Danaé », maintenant ? Plus de « Altesse » ? Plus de vouvoiement ?

Les prunelles du jeune homme s'abaissèrent avec une pointe d'embarras. En théorie, il n'avait pas le droit de m'appeler par mon prénom. Son écart de langage aurait pu être considéré comme de l'irrespect au sein du palais. Punissable de cinq coups de fouet par son officier, voire dix selon son humeur. On ne badinait pas avec les traditions obsolètes et le protocole pompeux de la famille royale.

Je me hissai sur la rive avec un clapotis. Un autre soldat aurait gardé les yeux baissés par égard pour ma pudeur, alors que je n'en possédais aucune avec lui. Mais celui-là m'observa de bas en haut avec une flamme familière. J'étais persuadée qu'il ne pourrait pas résister à ma nudité mouillée. La première fois que je m'étais dévêtue devant lui, il s'était empourpré jusqu'aux oreilles en bafouillant, le regard fuyant et nerveux. Aujourd'hui, il me dévorait du regard avec un désir non plus réprimé, mais assumé. Et j'adorais capter son attention... J'aimais me sentir belle dans les yeux de mon garde du corps, le lieutenant du capitaine qui, d'ici peu, partirait à la retraite pour laisser Cyrill occuper son poste.

Je me dirigeai vers lui, qui était toujours immobile. Ses pupilles dilatées s'accrochèrent à mes seins généreux qui bougeaient au rythme de ma démarche confiante et féline. Je connaissais mon pouvoir de séduction, même si je n'en abusais pas souvent. Arrivée devant lui, je recouvris son poing de ma main sans l'ombre d'une hésitation afin de récupérer mon couteau.

Il s'agissait d'une arme spéciale, forgée dans le Royaume d'Acier des siècles auparavant. L'acier ignis était prisé chez nous, les humains, quoique courant à la surface. Il pouvait transpercer le métal et la roche. Il s'allumait d'une lueur argentée lorsqu'il répandait le sang des êtres doués de magie. Mes ancêtres avaient volé des lames et des armures à leurs propriétaires avant de quitter les Contrées Faedriques. Elles appartenaient désormais à la famille royale – autrement dit, à la mienne.

Dès que nos peaux se touchèrent, un frisson nous parcourut tous les deux. Je me levai sur la pointe des pieds pour susurrer près de son oreille :

— C'est ton regard sur ta princesse qui est trop présomptueux, actuellement. Un autre homme à ta place se serait détourné pour respecter ma décence. As-tu envie de moi, soldat ?

Je l'entendis déglutir et expirer. La question était rhétorique. Il avait toujours envie de moi depuis la première fois où j'avais pris ses mains d'autorité pour les poser sur mon corps et l'avais embrassé maladroitement dans une tourelle obscure. J'avais perdu ma virginité avec Cyrill quatre ans plus tôt. Depuis, nous couchions ensemble de temps en temps. Ces moments volés étaient l'une de mes rares bouffées d'oxygène, comme mes larcins sous le masque de Renard. Personne n'était au courant de notre liaison interdite. Personne ne devait jamais l'être, encore moins le chancelier des Sudistes. J'étais en effet promise à son imbuvable héritier, un adolescent turbulent et capricieux âgé d'à peine quinze ans. Lorsqu'il atteindrait la majorité des Éphémères, c'est-à-dire dans cinq hivers, notre mariage serait célébré en grande pompe et je déménagerais dans leur sinistre manoir familial.

La simple idée de me marier me donnait envie de vomir tripes et boyaux.

Après une brève hésitation, Cyrill essuya une trace de suie sur ma joue, que mon bain n'avait pas réussi à effacer complètement, avec son pouce. J'en fus déconcertée, car d'ordinaire, c'était moi qui initiais le premier contact physique entre nous, même s'il y répondait toujours avec ardeur. Sa manière de me caresser n'était pas dénuée de tendresse. Il tenait vraiment à moi... Et dans un sens, je tenais aussi à lui. Mais... différemment. Célia, ma dame de compagnie, était convaincue que le lieutenant des Paladins Royaux était épris de moi. Peut-être avait-elle raison, finalement...

J'appliquai une paume sur son cœur qui battait à tout rompre. Amoureux ou non, il était toujours très réactif à mon toucher.

— Nous devons rentrer au palais au plus vite, objecta-t-il alors que ma main glissait le long de son tabard, sur le scorpion emblématique de notre royaume.

— Je te répète que je ne rentrerai pas tout de suite. Et toi non plus.

— Ce n'est pas prudent, surtout après tes frasques en ville ! Qu'as-tu fait des bijoux ? Tu dois les restituer à la veuve, Danaé !

Mon regard déterminé enfoui dans le sien, j'effleurai la bosse de son entrejambe pour dévier son attention sur ses bijoux.

Voilà l'incantation magique destinée à invoquer nos démons de luxure.

Cyrill prit aussitôt mon visage en coupe pour m'embrasser à en perdre haleine. Je lui rendis son baiser avec une fougue similaire. Je lâchai mon couteau, qui s'écrasa au sol, afin d'enserrer son cou à lui en broyer les cervicales. Ses mains calleuses descendirent le long de mon dos, jusqu'à mes fesses nues, qu'il pétrit avec l'appétence d'un homme trop muselé par ses principes. J'attrapai ses doigts pour les remonter sur mes reins, car je n'aimais pas trop qu'il sente les cicatrices sur mon postérieur, puis je débouclai son ceinturon à la hâte en lui mordant la lèvre inférieure jusqu'au sang. En réaction, il m'attira contre lui. Je sentis, non sans fierté, la manifestation de son désir viril contre mon ventre engourdi de papillons. Il soufflait combien j'étais belle en dévorant ma gorge d'une traînée de baisers fébriles. Une fois lancé, il ne pouvait plus s'arrêter. J'avais remporté notre duel de volontés.

Je brûlais de ressentir et de vivre. Ne plus être invisible, brimée, captive de ma condition.

Une princesse fantôme, voilà ce que j'étais depuis ma naissance. La cinquième roue du carrosse de la famille royale, après mes parents, mon frère et ma sœur. Dans l'esprit des gens, je passais même derrière ma mère, décédée.

Mais entre les bras de mon garde du corps, j'étais une femme désirée, aimée, vivante.

Lui me voyait. Lui me voulait. Lui m'offrait de l'affection.

La première fois, j'avais couché avec lui parce que je m'ennuyais ou pour défier mon père, qui cherchait à m'imposer un mariage politique que je ne cautionnais guère. C'était un acte stupide, car s'il apprenait que je n'étais plus vierge, je serais enfermée à double tour dans ma chambre jusqu'à mes noces et mon garde du corps serait décapité séance tenante en public, ce qui me dévasterait.

En dépit des risques, j'avais cédé à la tentation avec le charmant Cyrill et je l'avais tenté, lui.

Gangréné par ses remords, il s'était montré gauche, expéditif et passif. Lorsqu'il m'avait traitée comme si j'étais un gâteau en sucre, je l'avais bousculé et asticoté pour le faire sortir de ses gonds. Tester les limites des personnes qui m'entouraient était une seconde nature chez moi.

À présent, je n'avais plus besoin de l'encourager. Il répondait à mes avances avec une fièvre démesurée, comme si c'était la première et la dernière fois qu'il possédait une femme.

Nous tombâmes à genoux sans cesser de nous embrasser. Ses mains baladeuses étaient de plus en plus fébriles et passionnées. Les miennes fourrageaient sous sa taille avec une exigence non contenue, dictée par les prérogatives dues à mon sang royal. Je détachai son baudrier d'un mouvement urgent. Je n'avais pas le temps de le débarrasser de sa cotte de mailles et de son tabard, noués par des dizaines de lacets. Cela aurait nécessité cinq bonnes minutes que je refusais de gaspiller. Je voulais qu'il me prenne ainsi à la va-vite à même le sol de cette caverne, dans sa tenue militaire, alors que j'étais dans le plus simple appareil. Ses doigts enfoncés dans la rondeur ferme de mes hanches, il grogna dans ma bouche avide à l'instar d'un animal en rut, ce qui incendia ma chair devenue particulièrement sensible. 

Je n'avais jamais couché avec lui à l'extérieur de Deadfall ; ma course-poursuite sur les toits m'avait rendue encore plus aventureuse, en plus d'attiser chacun de mes sens. J'espérais oublier qui j'étais durant nos ébats et m'envoler par-delà la surface lors de ma délivrance. Cyrill était le moyen dont je me servais pour accéder à cet objectif. Dans un sens, je m'évadais grâce à son corps. Il me procurait la jouissance dont j'avais désespérément besoin pour ne pas me morfondre et parvenir à repousser les tourments qui me hantaient depuis si longtemps.

Au moment où je commençais à abaisser son pantalon et m'apprêtais à saisir la chair dure que je convoitais, un léger bruit résonna dans une galerie accidentée sur notre droite.

Cyrill et moi réagîmes au quart de tour, tels des soldats chevronnés. Nous nous séparâmes brusquement avant de nous rétablir dans un bond. Le souffle court, les lèvres gonflées par nos baisers et l'avant du pantalon entrouvert, il dégaina son épée et se positionna devant moi comme un bouclier humain. Au lieu de me rassurer, son automatisme protecteur m'exaspéra. Ce n'était pas parce que j'étais nue que j'étais sans défense : j'avais ramassé mon couteau en acier ignis juste avant de me relever et le tenais près de ma cuisse d'une poigne résolue.

Je sentais poindre l'inquiétude de Cyrill à travers sa raideur musculaire excessive. Il n'était pas un guerrier novice chez les Paladins Royaux, mais il était anxieux à l'idée d'échouer à assurer ma sécurité. Si je venais à être blessée, mon garde estimerait avoir failli à son devoir et serait rongé par la culpabilité. Il avait gagné ses galons grâce à ses compétences, non par l'intermédiaire de ses fréquentations. C'était aussi pour cela qu'il m'avait tapé dans l'œil. Il se distinguait des autres. Ce n'était pas un lèche-bottes obséquieux comme la majorité des officiers ou nobles de la cour, mais un homme intègre qui veillait sur mes secrets – ma double identité ainsi que notre liaison.

— Qui va là ? s'écria-t-il d'un ton acéré tout en guettant l'entrée de la galerie obscure, couronnée de stalactites qui ressemblaient à s'y méprendre à une rangée de crocs géants.

Les flammes de nos torches vacillèrent sous l'effet d'un courant d'air glacial qui parsema ma peau de chair de poule. Je frissonnai de tout mon corps et vis les doigts de Cyrill se crisper sur le manche de sa flamberge.

Une créature non humaine approchait de nous. Nous en étions conscients tous les deux.

— Ce doit être une goule, grinça-t-il entre ses dents. Ce sera réglé en un coup de lame.

— Non. C'est autre chose, le détrompai-je tout bas en lançant un regard vif aux torches qui dansaient violemment à nos pieds.

Les goules étaient bruyantes. On les entendait se déplacer avant de les voir. Et on les flairait. Dégageant elles-mêmes la puanteur de la mort, elles étaient attirées par les cadavres dont elles se nourrissaient. Ces êtres nécrophages à l'apparence squelettique et grisâtre et aux dents pointues ne s'attaquaient aux vivants que lorsqu'ils étaient affamés au point de faire fi de leur instinct de survie. Il ne s'agissait pas non plus d'un animal typique des souterrains. Je le pressentais dans mes entrailles nouées et mon cœur paniqué qui tambourinait contre mes côtes. Je n'avais pas si facilement peur en temps normal... Cela impliquait que cette créature invoquait la peur chez ses proies afin de s'en repaître. Et je ne connaissais, du moins de nom, qu'une chose capable de cette forme de sorcellerie.

— Un ténèbris, soufflai-je, la bouche sèche, en agrippant le bras de mon amant.

— Impensable, répliqua-t-il d'emblée d'une voix blanche, extrêmement tendue, sans quitter la gueule béante de la galerie des yeux. Ils n'ont pas le droit de profaner notre territoire. Telles sont les lois divines de la surface.

Je le savais pertinemment. Mon père l'avait seriné un million de fois aux membres de la cour pour apaiser leurs angoisses. Ces Polytres désincarnés étaient censés rester dans le Royaume Obscur sous la coupe de leur maître, le terrible Faedra Night.

— Ce doit être un renégat, Cyrill. Un déserteur rebelle. Eden m'a dit que...

— Malgré tout le respect que ton frère m'inspire, Danaé, il affabule la moitié du temps à propos des Polytres et des Faedras en plus de déformer son expérience du terrain à sa convenance. Pour l'avoir escorté en patrouille à la surface à plusieurs reprises, je puis te le garantir. N'écoute pas ses hâbleries. Les ténèbris ne trahissent jamais leur créateur. Non, à tous les coups, ce n'est qu'une goule plus furtive que ses congénères.

Je débordais de scepticisme, mais ce n'était pas le moment d'en débattre.

L'une des torches s'éteignit après avoir été balayée par une rafale polaire issue du boyau. L'autre opposa de la résistance, même si la luminosité avait décliné de moitié dans la caverne. La mienne, à quelques pas de celle de Cyrill, ne brûlait plus que faiblement.

C'était un ténèbris, l'une des plus redoutables créatures des Contrées Faedriques. Je n'en avais jamais vu, j'ignorais ce qu'il fabriquait ici, mais je le sentais au fond de mes tripes entortillées dans un sac de nœuds organiques. Je n'avais jamais ressenti pareille terreur. Mes jambes tremblaient sans que je puisse les contrôler tandis que mon cœur palpitait à un rythme improbable comme s'il voulait s'arracher de ma poitrine et s'enfuir très loin de cet endroit anxiogène. Ma respiration était aussi lourde que celle de Cyrill, devant moi, mais ce n'était plus à cause du désir qui nous avait emportés quelques instants auparavant. Il était aussi effrayé que moi malgré son expérience de guerrier et son sang-froid d'officier, alors qu'il n'y avait encore rien face à nous. Ces signes attestaient qu'une magie noire insidieuse était à l'œuvre. Pourquoi refusait-il de le percevoir ?

— Débarrassons le plancher. Maintenant, bafouillai-je, dépourvue de ma bravoure et de mon audace coutumières.

J'étais parfois casse-cou, certes, mais pas folle ou suicidaire. Aucun Éphémère ne pouvait vaincre un ténèbris. Mes flèches seraient inutiles. Même mon acier ignis capable de tuer la plupart des Polytres serait inefficace. Selon les rumeurs qui circulaient parmi nous, seule la magie Faedrique pouvait terrasser les ténèbris et les lumides, qui étaient, prosaïquement, des élémentaires de ténèbres et de lumière.

— Ça va aller, répondit le Paladin Royal. Je te protégerai de tous les dangers, Danaé.

— Tu t'embourbes dans le déni ! Nous ne sommes pas de taille. Je viens de te donner un ordre, soldat. Obéis à ta princesse !

Il m'expédia un regard étonné par-dessus son épaule pendant que j'essayais de le tirer en arrière. Je n'étais pas aussi cinglante et autoritaire avec lui d'habitude. Or, j'étais affolée pour nous deux. Cyrill était mon ami en plus d'être mon garde du corps officiel et mon amant officieux. Je ne voulais pas qu'il lui arrive malheur par ma faute.

— Danaé, protesta le jeune homme à voix basse, tu ne...

Il s'interrompit en sentant une présence intrusive.

Je retins mon souffle, mes yeux écarquillés rivés sur l'ouverture qui crachait son visiteur.

Les ombres étaient en train de s'animer pour façonner une forme fluctuante. De minuscules torsades de brume noire fusionnaient dans une silhouette vaguement humaine, munie de quatre membres et d'une tête sans visage. Elle glissa vers nous dans un silence sépulcral sans se précipiter, comme si elle savourait chaque goutte du nectar de notre épouvante. Sa proximité annihilait notre raison, absorbait notre courage, nous dépossédait de nos moyens. Je me hérissai tel un chat sauvage horrifié en me cramponnant à la poignée de mon couteau. Cyrill et moi réalisâmes qu'il s'agissait bel et bien d'une entité supérieure du Royaume Obscur. Nous n'avions jamais croisé de ténèbris jusqu'à présent, mais son apparence ne semait aucun doute dans nos esprits. J'aurais préféré avoir tort sur ce coup. 

Cet élémentaire n'avait rien à faire sur le territoire des humains. Il avait transgressé les arrangements légaux jadis conclus entre nos ancêtres et les Faedras, ce qui incarnait un funeste présage pour nous. Si son seigneur Night apprenait son infraction, une peine de mort immédiate serait appliquée. Les dieux qui vivaient à la surface étaient les seuls êtres au monde capables de désintégrer ce type de prédateur immatériel. Dans le meilleur des cas, les Polytres nantis de magie spécifique pouvaient l'exorciser et le renvoyer dans son néant natal. Mais nous, faibles Éphémères, n'avions aucune chance.

Hélas, mon garde du corps, mû par sa folle volonté de me protéger, occulta cette réalité.

— CYRILL, NON ! hurlai-je tandis qu'il chargeait la créature, qui stoppa sa progression.

Avec un rugissement de guerre imbécile, il abattit son épée vers le ténèbris. La lame trancha puissamment les ombres en deux sans rencontrer de consistance solide. Un tentacule sombre surgit vers la main de Cyrill avant de lui arracher son arme du poing. Elle valdingua dans la caverne et vint percuter la paroi rocheuse dans un bruit mat. Mon garde du corps émit une imprécation en secouant ses doigts bleuis, gelés par le frôlement maléfique, et recula face au ténèbris qui reprit sa forme humanoïde avant de grandir pour surplomber sa proie dans une attitude menaçante. Il atteignit la voûte cabossée, semblable à une tornade au ralenti qui escomptait avaler l'humain blafard qui avait cru, l'espace d'une seconde, pouvoir le blesser. Cyrill comprit qu'il avait commis une erreur monumentale et signé son testament. Quant à moi, même si une sueur froide dégoulinait le long de mon dos nu, un brasier de révolte calcinait mes tripes. Je ne concevais pas de rester là sans agir !

Ma personnalité vaillante de Renard opéra une résurgence. Guidée par mon instinct ainsi que mon regain d'adrénaline, je ramassai ma torche vacillante et me ruai vers eux en tentant de faire abstraction de cette terreur surnaturelle qui aurait pu aisément me paralyser. Ma lumière ambrée fit son office salutaire. L'élémentaire de ténèbres se recroquevilla sur lui-même en perdant du terrain. C'était d'une logique imparable : il ne supportait pas la proximité de son élément contraire, soit le feu. Cyrill et moi échangeâmes un regard fugace. Je décelai de la gratitude, de l'admiration et même un brin de honte dans ses billes céruléennes. Son devoir était de me protéger, pas de me mettre en danger, et je venais de lui sauver la vie au péril de la mienne. Néanmoins, je me contrefichais de ses états d'âme chevaleresques. Ce qui m'importait, c'était que nous survivions tous deux à cette nuit. En plus, il n'avait pas à se sentir coupable de l'inversion de nos rôles, puisqu'il était ici à cause de moi !

Par malheur, alors que nous nous apprêtions à profiter de notre avantage pour déguerpir, le ténèbris contre-attaqua... en soufflant la flamme de ma torche avec sa magie.

Nous nous retrouvâmes livrés de plus belle à l'étau d'une peur innommable, dans un silence d'outre-tombe seulement entrecoupé par nos respirations saccadées.

Et surtout, au cœur de l'obscurité la plus totale, à proximité d'une créature létale.

*******************

Ouch, ils sont mal barrés... Priez les dieux pour qu'ils s'en sortent face au ténèbris !

Petite question au passage. Même si nous n'en sommes qu'au début, ça va, l'immersion progressive dans l'univers ?  Vous comprenez les premières infos et n'êtes pas paumés, tout est clair pour vous ?  

Merci pour vos votes, vos commentaires et vos partages.

J'espère que ce chapitre vous a plu et que vous accrochez bien avec mon héroïne. 

RDV mercredi prochain pour la suite, passez une bonne journée !

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