Recherche de contradictions

Je rédige mes articles de sciences humaines comme des théorèmes, des mathématiques, avec une minutie plus grande qu'on ne se le représente en les lisant, en gardant constamment à l'esprit quand j'écris l'importance de la contradiction que je quête avec assiduité et obstination. C'est ce qui me rend peu réfragable quoique sans génie, sans fulgurance, peut-être sans vision : non quelque supériorité ou vélocité de raisonnement mais l'espèce de technique, même plutôt lourde, qui cimente chacune de mes propositions en un mortier difficile à défaire. Les briques sont assemblées étroitement, chacune est bien solide, compacte et dense, sélectionnée avec un soin si maniaque qu'on n'y trouve guère de faiblesse, ni porosité ni fissure, ce qui impose même du découragement à l'amateur de sièges qui renonce à l'assaut de mon édifice, sentant d'emblée qu'ils n'y viendront pas à bout, que la forteresse est ici bien verrouillé et que d'autres ailleurs seront plus faciles à prendre. C'est pourquoi j'ai peu de contradicteurs, y compris quand j'écris des commentaires sur les réseaux sociaux. Or, c'est le résultat d'une besogne lente, appuyée, calculée, non d'une « inspiration », dont l'objectif n'est pas tant le défaut de contradictions que la vérité univoque, immaculée, sans faux-fuyants ni perspectives de replis. J'aurais été chaque fois entièrement sincère et pondéré : voici ce qui me libèrera de la culpabilité d'avoir eu tort, comme on dirait dans un procès : « La bonne-foi de l'accusé n'est pas en cause ; par conséquent même s'il s'est trompé, il faut le relaxer. » Tout y étant si scrupuleux, on ne peut condamner un homme à ce point mesuré intègre, ou bien il faudrait punir tout le monde.

Mes écrits sont une méthode, ferme, implacable, fastidieuse ; ils tâchent et parviennent à fermer tout accès à une objection. Je les tape avec hésitation et rigueur, je me relis, circonspect, comme on suspecte et comme on inspecte, sans confiance en moi-même. Je ne me fie pas à une faculté, je ne me crois pas garanti de réussir, donc je reste extrêmement attentif à traquer toute exception, c'est seulement ce parachèvement qui me rassure. À chaque étape, pour chaque mot, je valide ou modifie, ceci autant qu'il faut pour que le texte ne suscite plus de changement, pour que je ne sente nul argument pour me contredire, ce qui peut induire, en plus des reformulations initiales plus ou moins inconscientes au moment d'inventer et de rédiger la proposition, dix retouches, tant de retouches à chaque phrase ! Je veux qu'il ne subsiste pas d'interstice de doute, je veux par avance dissiper le malentendu, je veux empêcher l'ambiguïté jusqu'à la mésentente de mauvaise foi : je veux que par le texte on ne puisse attaquer rien d'autre que mon texte clair et précis, et je veux que les attaques que j'ai essayé de prévoir soient inopérantes contre cette muraille lisse et soudée, adamantine : c'est bien ainsi que les objections qu'on m'adressera sont toujours réfutées dans le texte-même.

Cet exercice continu, d'honnêteté scrupuleuse, ne s'abstrait de la crainte d'erreur que par la répétition du processus de sélection jusqu'à épuisement du sentiment de toute négligence, jusqu'à l'impression que ce qui manque ne saurait m'avoir seulement « échappé », au point que je ne crois pouvoir perfectionner le texte sans sortir de moi-même, que c'est en mon état actuel ce dont je suis uniquement capable, que s'il a tort c'est qu'il me faudrait être quelqu'un d'autre pour repérer mes failles, et qu'en somme si War n'a pas trouvé l'objection j'ai malgré tout tant travaillé qu'il me faudrait être autre pour la voir. Un tel effort systématique implique de tâcher d'anticiper tous les points de vue, domaines et paradigmes par lesquels une faute pourrait surgir et atteindre ma réflexion : c'est une besogne délicate, intériorisée et toujours renouvelée, où il ne s'agit pas seulement d'incarner successivement chaque contradicteur mais de procéder sitôt à l'analyse de ses arguments, certains n'étant qu'apparents et superficiels, d'autres portant sur des raretés qui ne réfutent pas nécessairement la vérité générale du propos, propos qu'alors une formulation parfaitement nette doit rendre inaltérable même par cette exception. Ainsi ne dois-je pas juste concevoir des objections mais les évaluer contre moi-même avec esprit de chicane et de neutralité : il me faut, par un retour perpétuel de consciences, devenir mon propre ennemi, peut-être d'une froideur savante ou d'une malveillance subjective, il faut que je me provoque de toutes parts, que je regarde tout le spectre critique comme si je visais à me saborder, que je m'inspecte minutieusement de façon à renforcer la coque du navire partout où elle peut livrer place à un explosif aussi éclatant que bref ou à un feu méticuleusement bâti.

Et une réflexion qui m'est venue, qui eût pu alimenter un autre article mais que, étant en lien avec ces derniers mots, je place ici, c'est que j'écris avec ce que j'appellerais la mentalité du Juif – je parle du Juif avant Israël, en insécurité omniprésente mais opiniâtre à travailler et à exceller. Je devine souvent que mon œuvre est novatrice, s'oppose à quantité de préjugés, gêne explicitement ou tacitement beaucoup d'intérêts, beaucoup de traditions, beaucoup de morales, par conséquent – c'est où je suis Juif, loin de moi l'idée qu'un Juif serait un iconoclaste ou un importun – je me prépare à toutes les aigreurs et à tous les coups, et sens la nécessité de rendre au préalable chacune de mes pièces irréprochable en cette optique de survie. Plus une révolution est hardie, plus en particulier elle apparaît d'ordre éthique, plus elle semble porter atteinte à un grand nombre d'observateurs, et plus on veut la contrer y compris avec acharnement et de façon irrationnelle : c'est en quoi l'indice d'un texte génial (ou disons d'un texte vraiment novateur) est certainement la violence de la controverse qu'il suscite. « Des gens ont surréagi » signifie qu'ils se sont sentis en danger, signe que le texte risque au moins de renverser des visions ou des carrières. J'ai toujours en la conscience, au moment où j'écris, le regard d'un antisémite qui me fixe et cherche à me piéger, et qui en profiterait, s'il y parvenait, pour ruiner toute ma maison et peut-être finir par s'approprier ce que je possède, le fruit de mon travail, ma réputation, mon honneur – à deux reprises déjà on s'y ait essayé contre moi, en vain grâce à l'irréfragabilité de mes textes. À chaque mot couché, je pèse avec professionnalisme ma responsabilité contre ces inimitiés innombrables et processives à dessein de ne garder scrupule d'aucun terme imprudent dont je pourrais avoir du mal me défendre, que je pourrais lourdement regretter, contre lequel j'aurais à demander pardon, et qui pourraient me nuire. Je me figure toujours concrètement sur la sellette du tribunal, accusé par des esprits partiaux, ricanants, sans règle probe et ne répugnant ni à l'infamie ni aux insultes, moi en butte à la vindicte vaste comme un peuple et mauvaise comme la calomnie. Et je me vois, tandis que j'écris, répondre point par point, avec exactitude, rien qu'en citant le texte, si bien que même les juges corrompus malgré leurs préventions ne peuvent rien contre moi, sont désarmés face à ce qu'ils m'imputent et que la pièce à conviction dément sans conteste tandis que, de leurs accusations, je révèle imparablement les déformations et la malintention. Avec prudence et non sans une certaine ruse, avec une sorte de cautèle mais une cautèle innocente située du côté de la potentielle victime, j'y pense toujours quand j'écris, j'y pense vraiment lorsque je place ces mots, j'y pense tant que c'est devenu un mécanisme et une intuition, songeant toujours : « Par où tâcheront-ils de m'embarrasser ? » Je tâche à prévoir chacun de leurs motifs et infléchis mon expression pour la rendre, à chaque phrase, inaccessible à l'accusation, hors d'atteinte, et si aisément défendable que l'évidence frappe et confond le diffamateur. Je fais ainsi en sorte que le texte soit en soi un plaidoyer que je n'ai qu'à citer : le texte est déjà écrit avec l'esprit de la défense, il consiste presque moins en une révélation qu'en une parade méthodique contre des assaillants à demi fous de colère.

Et d'ailleurs, qu'on y songe pour ce texte-même, et l'on verra, en me relisant, la preuve de cette rigueur à la fois hardie et inattaquable :

Croit-on que j'ignore que ce n'est pas légèrement ni sans risque, chez nous, que l'on parle de Juifs ?

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