Preuve de l'insuffisance universitaire

L'une des plus efficaces démonstrations que le système de formation intellectuelle (au moins) français est foncièrement mauvais et contre-productif du point de vue de la salubrité des mentalités, c'est, à ce que j'ai remarqué, que plus on gagne en étude plus on devient susceptible, et indésireux de répondre à mes questions et objections sans virulence ni mauvaise foi. C'est au point que les professeurs-mêmes, particulièrement ceux d'université, paraissent ne tolérer, sur les réseaux sociaux où l'on peut encore les joindre, que les compliments et les témoignages d'estime, mais toute critique les importune, et ils n'y rétorquent bientôt qu'avec les instruments de la vexation qui représentent le contraire de la position argumentative d'un vrai scientifique.

On dira que cela vient de moi, que ma dureté suscite ce type de réactions, que ce sont mes insistances qui produisent l'impatience, et même que je fais perdre du temps à des savants qui auraient mieux fait de me renvoyer à des livres : c'est possible, mais je ne leur reproche pas de m'indiquer que leur travail les accapare afin de prendre congé de moi, je constate seulement qu'ils s'agacent presque tout de suite face à des interrogations qui ne sont ni malintentionnées ni désobligeantes, et que la moindre contradiction les soulève bientôt en réactions et procédés péremptoires situés en-dehors des considérations d'un esprit rassis et rigoureux.

À titre d'exemple, les deux derniers commentaires que j'ai reçus de professeurs de haute étude, à l'heure où j'écris, sont (je les recopie tels quels et en entier pour ne pas qu'on m'accuse de falsification) : « hors sujet 0/20 » (l'auteur est « substitute teacher à université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II ») et « Toujours aussi ignorant des réalités. Tu ferais mieux d'aller visiter quelques le laboratoires et assister à des soutenances de thèses enscurncs pour mieux comprendre et arrêter de raconter n'importe quoi. La réfutabilité est le cœur de l'histoire. » (d'un enseignant-chercheur à l'université de Strasbourg).

Je m'accorde de plus en plus avec Paul Feyerabend qui écrivait dans Contre la méthode, non sans une forme de provocation, qu'on aurait bien raison de séparer l'État de la science ainsi qu'on le fit de l'Église, en ce que la science d'aujourd'hui se présente comme un ensemble de postures et de convictions, autrement dit comme une doctrine et une foi, qui installent autant que la religion une mentalité de fermeture et de repli. C'est bien en pratique ce que je constate, même si mes savants sont toujours aptes à parler avec détachement de ce qu'est en théorie, d'un point de vue historique et épistémologique, une mentalité scientifique qu'ils n'utilisent pourtant guère : quand ils parlent des vertus scientifiques, on dirait qu'ils dissertent de quelqu'un d'autre, d'une leçon ou d'un rôle ; ils disent exactement ce qu'il faut, toujours le même discours flatteur, comme une miss Univers qui, sans connaissance, récite sa paix-dans-le-monde. Ils paraissent se détacher d'eux-mêmes, leurs pupilles allant dans la zone où l'on est le plus disposé à inventer et à broder : ils savent qu'ils se valorisent, parce qu'ils s'estiment inclus dans leurs descriptions qui, cependant, ne leur ressemblent pas. Les êtres les plus fermés évoquent alors les avantages supérieurs de la disponibilité d'esprit sans un sentiment de leur contradiction. Manifestement, parler de la science ne revient pas du tout à l'appliquer : c'est péroraison et capucinade, à peu près. Les scientifiques sont en majorité des personnes farouches et obtuses, peu accessibles à la critique à laquelle ils sont en réalité aujourd'hui beaucoup moins exposés qu'on ne suppose. C'est pourquoi la plupart des scientifiques contemporains sont d'un maigre génie.

Cette fermeture s'inscrit parmi les grands principes du développement humain auquel les savants n'échappent pas, notamment celui selon lequel plus on croit savoir des sciences, avec toutes les difficultés et quelquefois les sacrifices que cela suppose, moins on peut concéder les objections fondamentales qu'on reçoit contre cette somme constitutive de ce qu'on devient, car on est toujours ce que l'on sait. Et c'est au point qu'on finit par être sûr sans avoir l'intention de démontrer, phénomène concomitant au vieillissement où l'on a chaque année plus de « vécu à perdre », et où reconnaître reviendrait à considérer une quantité de plus en plus importante de décisions mal prises ou qu'un n'aurait pas dû prendre, un gâchis dont la représentation devient toujours plus intolérable et inenvisageable – l'esprit de l'individu se constitue largement selon un processus de stabilisation psychologique par lequel chacun évacue les regrets possibles (et qu'on imagine alors un vieil enseignant très diplômé !). C'est comme un professeur de Lettres spécialiste de Rabelais à qui l'on présenterait et arguerait les faiblesses de son idole : il ne les réfuterait pas, ne les considèrerait même pas, c'est qu'il ne les entendrait seulement plus parce qu'il lui faudrait radicalement se remettre en cause. Chaque fois qu'on touche, sans pourtant y attenter volontairement, à ce réseau de convictions mêlées d'ego, selon sa taille, mesurable en quantité ou en durée, on suscite des passions disproportionnées qui n'entrent point dans les us de la raison : un réflexe de défense meut comme un instinct celui qui semble pouvoir révoquer jusqu'aux principes de votre vie, et c'est pourquoi vous êtes alors si agressif, répondant à ce que tout votre être intérieur prend pour une agression contre toute votre existence.

Voici donc comme j'en viens assez facilement à distinguer les « instruits » des autres (et l'âge s'y amalgame encore) : ce n'est pas que ceux qui n'ont pas fait beaucoup d'études soient toujours bien disposées à l'égard de mes articles – même, le plus souvent ils ne me lisent pas –, mais, en leur curiosité générale où l'aveu de leur ignorance les place, ils ne s'exaspèrent jamais des objections que je présente, bien qu'ils puissent les contester et même s'ils n'ont souvent pas la patience de les suivre. Les étudiants, à mesure qu'il apprennent, croient avoir acquis, depuis l'engagement de leurs études et la confiance qu'ils accordent à leurs enseignants, la certitude de ne pas se tromper, même si on leur présente le contraire, certitude nécessaire à la force et à l'entretien de leur propre estime, de sorte qu'en définitive il ne leur semble pas plausible qu'un contradicteur puisse avoir raison contre tant de gens cultivés dont ils se sont faits les disciples et sur les pas de qui il marchent si volontiers. Or, en cette différence, c'est l'ignorant qui est le plus scientifique, et le savant qui est le plus ignorant, car le premier se sert de sa raison, l'autre de sa conviction ; le second a cessé d'explorer ce qui froisse sa susceptibilité, quand le premier est sans préjugé sur tout ce qu'on lui sert. Et c'est sans doute comme il faut entendre le proverbe anglais (on sait pourtant que je ne suis pas amateur de dictons) : « A little learning is a dangerous thing ». Celui qui croit tenir un morceau de savoir croit toujours détenir toute la vérité de cette partie et ne la remet jamais plus en question : il « sait » une certaine chose, alors cette chose est au moins ce qu'on doit lui concéder de bien savoir. Or, selon cet adage, je trouve que « little » (« petit » ou « faible ») peut autant signifier « any » (« tout », « n'importe quel »), en ce que la somme des savoirs est infinie, et qu'ainsi il n'existe pas au juste un « big learning » (« grand enseignement »), de sorte que chaque fois qu'on commence à apprendre aussi bien que si l'on se perfectionne, on se suppose trop posséder ce qu'on a appris, sensation qui est dès lors difficile à vaincre et se grave en soi comme un irréfragable désir de croire en ce qu'on a appris et qu'on prend pour un su définitif.

C'est où l'enseignement pèche (en France) : presque tout se résume à une profusion de connaissances réputées, jamais réexplorées et réinstruites, qu'on fait ingérer par cœur, mais on n'a pas encore enseigné le doute de ce qu'on sait, du moins la vérification systématique du su, et ce qu'on ose prétendre faire de tel n'est jamais en pratique mais en affectant de comprendre la théorie et maints vestiges éteints ; or, cette attitude d'examen est beaucoup plus fondamentale à la science que la conviction-en-la-science qui n'est qu'une variété de la foi anti-scientifique. On se contente dès l'école primaire de remettre aux élèves des documents présentés d'emblée comme fiables et de leur en faire déduire des données, parce qu'on pense qu'il faut commencer par savoir (des choses) avant de savoir la valeur de ce qu'on sait ; or, ceci n'est pas de la science. Je songeais l'autre jour que, selon cette méthode habituelle, quelque extrait de Mein Kampf, par exemple celui sur les Aryens, produirait des questions de texte toutes semblables à destination d'étudiants, comme s'il s'agissait d'un ouvrage de science – sans mentir, on procède ainsi dans toutes les matières jusqu'au lycée, et il n'y a pas lieu de supposer, comme je l'ai constaté pour mes propres études, que le procédé change ensuite, ou l'on trouverait des étudiants désorientés par un fonctionnement pour eux entièrement inédit. C'est pourquoi l'on voit comme le soupçon devient, pour le savant qui le reçoit, une variété d'insulte soluble automatiquement par l'injure : c'est que ce savant se devine un vide, un espace vacant, une humiliante béance où des arguments légitimes renvoient à une intolérable et foncière finitude ; autrement, il lui suffirait d'expliquer posément (on sait combien je suis disposé à apprendre), mais il n'en est seulement pas question, parce que le professeur ne dispose pas de cette réponse et qu'il sent que c'est celle par laquelle il aurait dû commencer d'apprendre alors qu'il est si tard, ce qui lui suscite une gêne centripète de laquelle seule une violence centrifuge peut le soulager. Il s'énerve contre ces élémentarités, excessif et ridicule – plus l'étudiant « monte » en cursus, plus il s'agace de ce que je lui rétorque –, et il use bientôt des mauvaises fois les plus caractérisées signalant l'endroit par où il n'a jamais été intrinsèquement un être de science. Il a certes « appris » bien des sciences, mais il n'a pas intériorisé la science ou « l'esprit de science » ; il se comporte sur son sujet de spécialité moins intelligemment que le premier prêtre venu qu'on contredit et qui, lui, a peut-être un peu davantage l'habitude qu'on le conteste, et y est mieux préparé. C'est où je rejoins Feyerabend : le système de « foi de la science » (ou de foi en la science), nuisible à l'intelligence scientifique et à la science même, est tout à fait, dans nos écoles prétendument laïcs, un vice qu'il faudrait réformer.

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