Présent ou passé ?
La question du système des temps dans un récit de fiction – le choix de raconter au passé ou au présent – est pour moi d'une telle importance qu'il m'est devenu assez pénible de lire un texte au présent de narration. J'y attache au moins à première vue une prévention défavorable, et je tiens à expliciter, surtout pour me le clarifier, les raisons de cette défiance qui ne tient pas du préjugé.
Je pourrais prétendre que la différence est d'un ordre purement décoratif – or, pourquoi la décoration en art serait-elle vaine ? J'entends d'avance la suggestion qui me serait faite que ce type de détails appartient au registre de la technique et n'a rien d'essentiel, que ça ne relève notamment pas de l'intrigue ni même beaucoup du style. Imparfait et passé simple présentent certes une teinte un peu ancienne, classique, désuète, peut-être à présent maniérée, surtout avec l'usage du subjonctif imparfait que j'aime trouver quand il s'impose par concordance. « Alors, m'arguera-t-on, parce que c'est plus difficile, ce serait plus élégant ? Calomnie de la simplicité et du naturel en littérature ! Pourquoi faut-il que les réactionnaires veuillent dicter leurs lois ? » On en déduirait assurément que je suis snob, cuistre et que je me valorise du petit fond de ce que je crois savoir de spécialisé et de difficultueux, que je me plais aux ciselures d'une autre ère, que je ne me suis pas fait, me croyant supérieur, à une réalité démocratique des livres, et que je garde de la littérature une vision élitiste et surannée, sans plaisir ni abandon, comme s'il était impossible de produire une œuvre de littérature honnêtement et de façon moderne.
Or, j'assure bien que ce n'est pas le cas. Je n'ai pas cette mentalité : si j'aime l'effort, je n'apprécie pas l'obscurité. Pour preuve, je ne crois pas avoir écrit une seule fiction abstruse, et j'avoue mon importunité à lire des récits multipliant à l'envi des expressions rares et des termes précieux : cela crée assurément une incommodité et une lassitude, une impression de pose aussi où l'écrivain s'arbore avant sa fiction, une tonalité guindée propre au courant littéraire qu'on appelle fin-de-siècle et qui nuit à l'effet qu'on veut produire quand, en écrivain comme moi, on s'intéresse plus à concentrer l'attention sur des pensées que sur une forme, même en poésie. La chinoiserie n'est pas ce que je recherche, ni ce qui caractérise ma modalité de lecture, ni ce qui représente les dispositions que j'admire en l'écrivain. On sait combien je réprouve le verbiage en philosophie : pourquoi l'apprécierais-je dans la fiction ? Il faut s'empêcher de fabriquer la contradiction chez les hommes : pour moi, la littérature est unie. Fidèle au principe d'économie, je déteste dans une œuvre ce qui ne contribue pas à l'effet visé, particulièrement les ostentations d'élégance et les superfétations de style, tout ce qui manque de netteté et de direction, avec les éblouissements formels et les attirances fates portées sur des personnes réelles plutôt que sur des idées. C'est ce qui devrait plutôt, en cohérence, me faire trouver de la sympathie à l'usage du présent ; or, c'est bien ce présent qui me répugne. Mais pourquoi ?
J'estime que le choix d'une narration au présent ou au passé confine à une posture et même à une certaine représentation de la littérature entière. C'est ce qu'il faut ici que je démêle.
Il faut d'abord reconnaître que ce choix est bien une préoccupation opératoire liminaire, qu'il fait l'objet d'une délibération consciente, et qu'un véritable écrivain ne saurait le négliger au commencement de l'ouvrage. Je veux admettre – on le doit – qu'à quelque échelle subsistent forcément des négligences dans un livre : des détails de l'intrigue auraient mérité des précisions, des termes eussent pu trouver une meilleure exactitude, et c'est alors sans honte que l'auteur peut admettre qu'en suivant tel conseil s'il l'avait reçu lors de l'écriture, le récit eût été changé, déroulement ou expression. Évidemment, il subsistera, chez un auteur méticuleux, une gêne à considérer avec pointillisme tout ce qu'il n'a pas parachevé, mais il est obligé de se résoudre, dans la somme de son œuvre, à ce que tout ne soit pas parfait compte tenu de la quantité, même si chaque défaut remarqué le laisse un tant soit peu coupable. Seulement, son souci n'est pas de cette excusable et tatillonne proportion lorsqu'il détermine s'il racontera son histoire au passé ou au présent : c'est là un procédé d'écriture conséquent qu'il ne peut pas avoir méprisé et qui va conditionner une certaine image de son livre, sans parler de ce que ce système de temps sera d'une évidente récurrence et qu'il faut sinon qu'il en mesure les effets, du moins qu'il y soit à l'aise.
Ce n'est donc pas juste un accessoire. C'est un moyen important, à peu près comme de décider si la maison qu'on érige sera en brique ou en parpaing, bien que cette différence puisse passer inaperçue pour le simple amateur de construction. Si l'on est inattentif, l'émotion des péripéties masque ce choix littéraire comme l'enduit le matériau du maçon ; c'est tout de même une différence structurelle qui indique sur l'état d'esprit de l'artisan. Toujours est-il – c'est ce que je veux faire premièrement comprendre – qu'on ne peut ni écrire un récit (ni construire une maison sans y avoir réfléchi), ne serait-ce que parce qu'à un moment, il faut poser le premier verbe conjugué (ou le premier élément de maçonnerie).
L'écrivain peut certes avoir résolu la question dans les premières minutes de son travail, il peut s'en être débarrassé aussitôt qu'il en a pris conscience en délibération instantanée, mais il ne peut en tous cas l'avoir méconnue. Il lui a fallu juger au moins s'il lui est plus confortable d'utiliser le passé ou le présent, sans parler des connotations de l'un ou de l'autre. Ce point, il m'importe de le faire entendre à un lecteur devenu si débutant qu'il tend à nier que des procédés aussi élémentaires que des structures syntaxiques ou des figures de style soient les fruits d'une sélection. Dans sa paresse contemporaine, il lui plaît de croire à l'impossibilité d'envisager avec méthode et systématisme les problèmes relatifs à la relation entre la forme et le fond, et il aime penser qu'un texte s'écrit de lui-même sans une réflexion alambiquée et pénible, comme un jeu spontané, ce qui lui donnerait déjà la plupart des qualités pour être écrivain s'il le veut, et même que toute justification technique est venue ensuite à la manière d'un prétexte pour se vanter que chaque élément textuel ait été anticipé au mot près, comme dans ces fameux cours de Lettres où le professeur prétend, l'auteur étant mort, que celui-ci avait telle intention retranscrite avec volonté et perfection, ce que plus personne ne peut vérifier et ce qui flatte surtout la profession de commentateur : l'ère du divertissement ne conçoit l'art que comme ludique et épanouissant. Pourtant, même le lecteur innocent doit comprendre que si vous voulez raconter une histoire, deux possibilités s'offrent à vous : le passé ou le présent, « L'homme entra dans la pièce » ou « L'homme entre dans la pièce ». C'est bel et bien un choix initial, quel que soit l'importance qu'on lui trouve.
Un premier reproche que je fais au système-présent en général, c'est que je soupçonne son auteur de l'avoir choisi non par goût personnel, ni même pour sa facilité (car je ne le suppose pas assez piètre pour craindre de conjuguer au passé simple), mais pour complaire à un lectorat devenu embarrassé par l'emploi des temps du passé : la langue du livre se rapprochant ainsi de l'oral, on évite d'impressionner ou d'effrayer le client, on le rassure, on le cajole, on se fait le rabatteur d'un pratique potentiellement plus nombreux, on cherche donc à se faire aimer dès le moment initial de ce choix devenu un réflexe commercial, un principe de vente, un paradigme pour plaire. On peut vérifier que beaucoup d'auteurs français populaires utilisent le présent sans beaucoup d'autres raisons sensibles que la commodité du vulgaire, mais sans doute ne sont-ils pas seuls à en décider, les éditeurs les pressant afin qu'ils évitent de produire une sensation de difficulté. Dans sa perspective, l'écrivain aspire à être accessible et sympathique en se mettant à la portée du lecteur majoritaire, il lui tend la main, lui facilite le passage vers la lecture, et il augmente simultanément ses chances de trouver un éditeur.
Or, je n'apprécie pas ce souci anti-artistique qui non seulement est une condescendance mais induit une première disposition pour l'auteur à ne jamais dépasser ce que son public est disposé à lire, ce qui doit logiquement s'étendre à la teneur même du livre. Je trouve insultant qu'un homme se penche sur moi en l'idée qu'il doit atténuer ou abêtir son langage parce qu'il ne m'estime pas suffisant à apprécier une certaine finesse et à utiliser un dictionnaire. Même si cet abaissement traduit une sorte de soin porté à mon égard, cela transpire les affaires et suppose une atténuation de la puissance créatrice, un peu comme un peintre qui penserait que son public ne dispose pas d'une assez fine perception chromatique et qui, se le figurant daltonien, éviterait toutes nuances de vert et de rouge ou n'importe quel dégradé nuancé. Amoindrir une technique pour se niveler aux mœurs répandues est d'évidence un mépris, fût-ce un mépris involontaire, fût-ce un bienveillant mépris. Alors, il faut bien concevoir que l'auteur n'en restera pas là : s'il redoute d'indisposer son spectateur par des complications de couleur, il le redoutera aussi par des complications de motifs. L'auteur se résoudra en cohérence à ne représenter que ce que son public est désireux et « capable » de lire : ce qui « coule » aisément, ce qui est conforme à ses dispositions, à ses préjugés, ce qui ne réclame que peu d'effort et ne lui suscite guère de surprise susceptible de l'inquiéter, c'est-à-dire qu'il n'inclura dans son œuvre aucune idée vraiment novatrice et forte. Si l'écrivain choisit une narration au présent dans le but de se rendre aimable, assurément tout son livre est imprégné de ce désir de complaisance, une considération de douce racole, et c'est probablement pourquoi j'ai rarement lu de livre au présent qui n'ait été destiné manifestement au succès le plus large possible. Et je suis de cette sensibilité qui n'aime pas lire un récit en percevant sans cesse que la profondeur du sujet importe moins pour l'auteur que le désir d'un triomphe populaire, ou que la célébrité ou l'argent guide cette intention : je lis alors ce temporel-là au lieu de lire une œuvre d'art, et chaque mot, chacun de ses présents inutiles, me rappelle à cet objectif : ne rien compliquer, être fluide en mentalité commune, respecter le manque de patience ordinaire. Il est vrai qu'on trouve rarement une pensée complexe assortie d'une narration au présent – rare mais pas impossible, j'en conviens. C'est pourquoi d'emblée, à force d'expériences, un récit au présent me communique une impression de fadeur : j'anticipe du moins le récit qui se destine à la compréhension unanime, le récit vulgaire, le récit modeste et même pauvre, le récit par moi abhorré de l'écrivain à succès actuel qui veut faire plaisir avant d'avoir une pensée et un art à réaliser. C'est pourquoi peu de textes précis, élégants, soignés, par exemple longuement descriptifs, sont écrits au présent.
L'autre vice, plus subtil et foncier, que j'impute à l'usage du présent dans la narration, réside en ce qu'en linguistique on appelle la valeur du temps : le présent est une illusion d'action en cours de déroulement, dont le procès est présenté en loin comme ayant lieu sous nos yeux. D'abord, il me gêne qu'on refuse de solliciter le lecteur pour plus que qui est censé se passer « ici » et « maintenant » : il y a quelque chose de prosaïque, de médiocre, et même d'idiot, dans ce cantonnement perpétuel au fait-immédiat, bien qu'évidemment l'histoire ne soit pas en train de se produire dans la réalité, et que ce ne soit qu'une figure. N'empêche, l'écrivain prétend intéresser en quelque sorte parce que c'est réel, non parce que c'est inventé : c'est alors surtout cette insincérité qui m'indispose. Ce terme d'insincérité semblera intrus s'agissant d'un récit de fiction qui raconte le plus souvent des rêves et des mensonges, mais ce n'est pas comme il faut m'entendre ; je veux parler de l'insincérité à ne pas assumer pleinement la dimension de la fiction, et, par le moyen du présent, à entretenir l'idée que le récit ne nécessite pas de se plonger en arrière, d'utiliser la mémoire, d'intégrer la conscience que ce monde littéraire est faux et de s'en satisfaire comme d'un procédé artistique. On défausse le lecteur d'une dimension de la fiction : les actions sont communiquées comme « en cours », il n'y a pas à les extraire des strates de temps révolus. « C'est là » : on les présente ainsi. On atténue la métaphore du récit. On dirige l'histoire vers un rapport trivial, presque un rapport de police, au lieu de lui conserver son image de représentation. On lui supprime en partie de son rêve, et on l'abaisse à la mesure d'un fait divers plutôt que d'une composition irréelle.
Ce n'est pas que le présent soit anti-aristocratique, c'est qu'il est anti-spirituel.
Il maintient le lecteur en une pensée pratique, en un lien premier-degré du monde : les récits au présent ont tendance – et c'est logique – à éviter les sujets fantastiques et à ne référer qu'au quotidien. C'est pour moi une fausseté : la fausseté n'est pas de raconter une intrigue que tout le monde sait fausse – il n'y a aucun reproche à adresser à un menteur qui annonce qu'il ment sous l'appellation de « roman » – mais de la présenter sous un angle où le lecteur n'a pas même à se souvenir qu'il est entré dans un univers de pure convention, où on le décharge de cette perspective, comme s'il était trop difficile pour lui, trop intellectuel, de lui faire prêter de l'intérêt à une invention.
La vérité d'un auteur de fiction au sens où je l'entends, c'est de ne pas craindre d'enfouir son lecteur si profondément dans l'imaginaire qu'il n'a aucun scrupule à le lui rappeler par des procédés relatifs à son art ; ainsi, quand le narrateur s'exprime au passé, il dit insidieusement, à chaque verbe : « Lecteur, tu lis une histoire » : c'est de cette sincérité que je parle. Ainsi, ne pas gommer le travail d'imagination auquel le lecteur se livre. Ne pas rabattre l'art au rang bas des choses-vues. On note pour cette raison que les récits au présent tendent à se départir d'un narrateur à la première personne, parce que toute référence à un personnage qui raconte, c'est-à-dire tout occurrence d'un « je » qui ne réfère pas à l'écrivain, force le lecteur à reconnaître la fiction. La sincérité d'un auteur, c'est de souligner régulièrement : « L'histoire n'est pas vraie » sans crainte de désintéresser son lecteur. L'intérêt du récit n'est pas dans le vrai, autrement le moindre souvenir de collègue aurait plus de valeur qu'un roman. Si l'auteur tient à l'art, il n'a pas honte d'indiquer par tant de signes que l'auteur est ailleurs, justement pas ici et maintenant. Et c'est seulement alors qu'il sollicite en ce lecteur une faculté supérieure.
La faculté qu'en utilisant le système passé il présume et entretient au lecteur, c'est celle d'imaginer vraiment, de se fondre dans de l'inexistant, de s'enfoncer en ce qui n'est pas lui et en ce qui n'est pas tout-court. Celle de s'extravaser. Ce n'est pas une personne qui fait, c'est un personnage qui fit : tu ne dois pas, lecteur, te contenter de suivre des actions, mais intégrer profondément la pensée qu'un univers se déploie qui n'appartient pas au réel. Alors, c'est une disposition profondément artiste que l'auteur prête à son lecteur. Il ne l'assiste pas en conférant à son récit des formes et des idées empruntées à la réalité banale à dessein de prolonger son quotidien et de l'entretenir en une vision utilitariste des livres, mais il lui exprime à chaque verbe : « Ne crains pas d'utiliser les ressources de l'esprit pour concevoir des objets et des faits tirés du néant ; ainsi : "il était une fois"... mais nous savons que "une fois" veut dire "jamais", ce qui était déjà traduit dans la proposition par "était". » Une confiance, une connivence naît de cet usage, supérieurement respectueuse : « Nous ne sommes pas obligés d'affecter le réel, nous allons ensemble chercher au fond de l'irréel une histoire pure à laquelle nous ne feindrons pas d'attribuer les formes de l'anecdote ou de l'autobiographie. Ce récit n'est pas en train de se dérouler, je ne vais pas te le faire accroire, il ne s'est pas davantage déroulé autrefois – il faudrait raconter au passé composé – : c'est une création entière et nette de duplicité, une œuvre d'art peut-être pas inutile mais pas faite en tous cas pour raconter ton existence ni pour communiquer une leçon-de-vie – tu ne sauras pas mieux demain comment te comporter avec ton patron ou comment régler tes problèmes de télévision). C'est une œuvre d'intellect, un travail de l'esprit, pensées extirpées des profondeurs de ma créativité comme à travers les âges de ma conscience, ce que j'indique tout au long du texte par le passé simple et l'imparfait pour ne pas te tromper et parce que je t'estime capable de t'atteler toi-aussi à un tel travail sans déguisement, le travail de ne pas mépriser, dédaigner ou négliger ce qui constitue les fantasmes sis au fond de la pensée humaine. Je te donne à voir ma vision lointaine, non une histoire avec des actions et avec des choses. Il y a des enseignements à tirer de cette fiction, et je l'ai bien constituée de manière à la rendre crédible, ce qu'on nomme « vraisemblance », mais son édification première, la condition même à l'aborder, consiste à solliciter en toi les pleines facultés d'imagination par lesquelles tu te déplaces en ce que tu n'es paset par lesquelles tu visites une contrée étrangère qui n'existe qu'en moi : là est l'effet et l'effort fondamentaux d'un récit. Non seulement il n'y a pas d'action présent, mais il n'y a pas au juste d'action tout court : le passé est justement là pour ne pas pousser l'illusion jusqu'à l'avilissement ; il te rappelle que nous ne sommes pas dupes. Tout ce qui se trouve dans un récit ne peut réaliser en toi un apport que par une volonté de transposition et d'abstraction ; or, si je te dénie déjà l'intelligence de savoir que rien de ceci n'"est" réel, et si j'atténue les marques de la fiction pour satisfaire à un pragmatisme plat et grossier, comment atteindrais-tu à ce qui "pourrait être" par l'intermédiaire d'un passé fictif, ce qui m'intéresse beaucoup davantage, et qui est la raison pour laquelle je publie, croyant ne pas m'adresser à des sots ? Prenons conscience que ceci est de l'art, et ayons confiance en nos facultés spirituelles : voici tout ce qu'en somme signifie un texte au passé. »
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