Partir d'une hypothèse

Grothendieck avait tort dans sa méthode de méditation (mais probablement pas dans son raisonnement mathématique !) : il ne faut pas partir de ce qu'on a déjà écrit pour produire coûte que coûte une prolongation et ainsi forcer une pensée jusqu'à un épuisement arbitraire, mais on doit débuter par une hypothèse inédite que la composition permettra de vérifier ou de réfuter. Cette hypothèse peut s'inscrire dans la suite d'une réflexion écrite et antérieure, mais je l'estime indispensable au préalable pour assurer le renouvellement du sujet et lui insuffler sa force : c'est faute d'hypothèse systématique que dans Récoltes et Semailles Grothendieck tend à piétiner et importune, car il ne confère pas à ses articles une direction nette et donc la qualité d'un examen dirigé, de sorte qu'on les lit dans la pensée d'une espèce de nonchalance monomaniaque selon laquelle il ne s'agit pour l'auteur que de se chercher sans objectif – ce qui revient le plus souvent à ne rien trouver d'important. Si l'on n'a pas sur une théorie une proposition à faire, on présume seulement qu'elle n'a pas achevé sa démonstration, mais on ne fait que la répéter en variations assez inutiles, on développe et retourne un théorème qui ne nécessite qu'un peu d'entretien et de clarification, on atermoie le moment d'une production neuve, on ne réalise aucun progrès en dépit d'une apparence en ce que le texte est d'une certaine longueur. Un auteur peut toujours ajouter une phrase ou un paragraphe à un travail déjà terminé : rien n'advient, le temps se perd, le texte est seulement plus exhaustif. Cet ajout souvent n'est pas seulement stérile, il induit de la sophistication ou du sophisme, parce qu'on veut continuer sur des prémices vraies, mais c'est sans penser ni reconnaître qu'on avait peut-être été aussi loin que possible dans cette vérité, de sorte que tout ce qu'on y ajoutera ne fera que travestir et compromettre. Mieux vaut encore une hypothèse qui ne va peut-être pas loin à une ratiocination qui va sans doute faux. On détient au moins quelque chose. On ne dévoie pas de vérité.

Il faut absolument initier tout essai scientifique d'une hypothèse nouvelle, même d'un faible apport. Le souvenir et la récapitulation ne constituent point des méthodes d'avancée. Pour être pénétrant, il faut mener un geste, et il n'est pas sûr que contempler un geste qu'on a déjà fait serve beaucoup à en entamer un autre. Dans tous les cas, si l'auteur estime que la paralysie de l'observation peut provisoirement être utile à la concentration des forces, s'il croit – et c'est plausible – que beaucoup de cogitation sans résultat aboutit parfois à des idées supérieures, ce n'est pas une raison pour donner à lire des digressions vagues, et moins encore pour s'atteler à une réflexion sans objet dans l'espérance qu'un long néant donnera naissance à une éclatante lumière. On ne vérifiera pas que le vide engendre la matière au prétexte qu'après une période de surmenage un savant mis au repos rencontre des pensées bouleversantes, c'est seulement que, placé dans une position de recul, il renouvelle sa réflexion restée vive selon une alternative que son enfermement cognitif ne lui permettait plus de voir, mais il n'a au juste jamais cessé de réfléchir, ce n'est pas l'arrêt de la pensée qui lui a donné ses meilleures pensées.

Même, je considère l'exposition atermoyée de ces stagnations comme une contradiction fondamentale à la volonté d'économie du savant. Grothendieck passe en mathématique pour un scientifique d'élision et d'allusion, on lui a reproché apparemment de manquer de transitions, et c'est ce qui fit de lui un génie, parce qu'il allait son chemin à la recherche d'inédit. Il ne s'est pas ennuyé à ressasser et préciser des théorèmes pour les faire entendre de tous, il a poursuivi son étude sans souci des sceptiques, il ne s'est pas appesanti sur ses précédents résultats, il n'a guère fait l'effort de vulgariser. Dans un essai d'envergure, il ne s'agit pas de se limiter au détail jusqu'à en persuader d'insistance : j'ai pour le lecteur, cet autre moi (je me lis toujours comme un étranger), un respect tel que je tiens à lui montrer d'abord mes trouvailles avant ma méthode, avant mes hoquets, avant mes reprises – quoique sans vouloir les lui cacher. Certes, si j'ai traîné de conclusions nettes en réitérations impatientantes, je veux bien le lui signaler sous formes de résumés, je consens même, pourquoi pas ? à dresser un ouvrage sur le processus heuristique et sa difficulté, mais la condition de la publication est que le lecteur apprenne du neuf et que son esprit soit stimulé, non qu'il me regarde repartir d'un texte, y faire un ajout sans conséquence, y revenir sans dessein que celui de m'extirper un résultat, souvent sans succès, puis repartir le jour suivant et sans un objectif à cette répétition...

Voici comme je procède :

Une intuition me saisit : l'idée me paraît possible, je ne me souviens pas de l'avoir lue quelque part, c'est-à-dire qu'en esprit je l'estime potentiellement juste et inédite, encore faut-il que je la fixe et publie, manière de la formaliser, de lui donner une consistance. Il est rare chez moi que l'écriture de l'hypothèse débouche sur une neutralisation de l'idée, parce que je tends toujours ma réflexion dans le sens de sa fécondité : j'ai beau m'en méfier, la création est plus forte, ce ne sera qu'après l'avoir rédigée qu'une autre proposition, plus tard, viendra peut-être la nuancer ou la dédire (c'est sans doute qu'avant d'écrire, je réfléchis assez pour m'assurer que le temps que j'y passerai ne sera pas vain). À l'instant où j'écris, je tiens à développer l'idée le plus loin que je puis pour vérifier si ses corollaires sont fructueux ou s'ils nécessitent des rectifications – l'application extrême d'une idée signale toujours le grossissement de ses failles. Comme pour un récit, je me plonge dans « l'histoire » que l'idée est capable de raconter, et je l'aboutis jusqu'à juger qu'elle tient en vraisemblance ou réalise au contraire une incohérence. Souvent, en cours de rédaction, viennent des idées connexes, parfois d'importance considérable et même d'une conséquence supérieure à l'idée d'origine, modifiant radicalement « l'intrigue », et c'est ce que maints auteurs comme Grothendieck croient servir à fonder de grands théorèmes, à savoir le seul fait de s'obstiner à développer une idée au départ assez creuse ou déjà épuisée dans l'espérance qu'une trouvaille émergera spontanément de sempiternelles redites. Mais je ne m'accorde pas à cette vision « automatique » : je tiens, avant d'écrire, non à quelque rendez-vous avec une page, mais bien à me sentir en apport vis-à-vis d'un objet extérieur à moi-même. J'exige, avant de coucher une phrase, qu'elle soit nécessaire par rapport à tout ce que j'ai lu, y compris par rapport à ce que j'ai lu de moi-même. C'est en quoi la répétition est un principe inverse à ma motivation.

Cet échafaudage méthodique requiert une considérable bonne-foi intérieure : ne pas se mentir, se reconnaître si le « récit » ainsi créé est un fantasme inapplicable, apporter toutes les modalisations nécessaires au verdict de vérité du texte, tout en cherchant à vérifier sa nécessité. Chez moi, le texte ne doit pas être simplement le témoignage d'une réflexion, d'une ponctualité à réfléchir, d'un entretien pour l'image de ma fidélité à réfléchir, mais bien une avancée : je ne me rassure pas en écrivant – ils sont nombreux à le faire –, je me mets en danger, je mesure si ce pas en quoi il doit consister n'est pas en vérité un piétinement ; quoi qu'on comprenne de mes textes, j'évite de m'observer pensant, j'évite de me flatter par la considération que j'écris, j'évite de me consoler de l'innocuité d'un texte par la représentation que j'écris toujours. On ne voit pas forcément ce qu'un autre de mes articles ajoute à la somme des précédents, et l'on suppose alors que je me répète : c'est qu'on m'aura mal lu, insuffisamment pénétré. J'inspecte toujours au préalable, quand je me sens un risque de me redire, auquel de mes textes antérieurs je pourrais faire référence, mais j'ai ensuite rarement abandonné ma volonté d'écrire : c'est que l'idée qui point, en dépit de similitudes avec une autre, dispose en général de sa vitalité propre, de sa personnalité autrement colorée, de son individualité distincte ; elle est bien un corollaire ou une focalisation différente et non une reformulation, elle présente une conception sous une évolution ou un décalage, c'est une idée qui, quoique rapportée à un domaine déjà développé, n'est pas d'un même ordre-d'idée, c'est pourquoi je l'admets comme un prolongement, mais ce prolongement est venu d'une idée nouvelle et non seulement du désir d'une prolongation.

Il s'agit toutefois foncièrement d'aller de l'avant, de considérer potentiellement valide l'hypothèse, de me fonder a priori en sa faveur, et d'extrapoler dessus en tentatives à dessein au moins d'en constituer une œuvre intéressante, fût-ce une œuvre d'imagination, fût-ce une fiction : il sera toujours temps de constater à la fin si l'on n'a produit qu'un charmant délire. Pour celui qui comme moi a l'habitude d'écrire, un texte de plus ou de moins, s'il a eu tort, vaut tout de même comme effort d'innovation, tandis que pour le chercheur peu stylé à la rédaction, il faut absolument que tout écrit, parce qu'il lui demande du temps et du mal, réalise la certitude et la preuve, y compris par le mensonge ou l'autopersuasion. Parce que j'écris sans relâche, je me soucie moins qu'une hypothèse que j'ai énoncée et à laquelle j'ai cru ne s'avère pas en définitive, je demeure content tout de même d'avoir déplacé mon esprit en une sphère nouvelle, et me satisfais d'apprendre de mon erreur ; pourquoi ? Parce qu'en la somme assez énorme de ce que j'invente, il importe peu qu'une de mes inventions soit fausse, tandis que pour celui qui se concentre exclusivement sur quelques procédés, l'erreur d'une publication peut annihiler une carrière et toute l'estime-de-soi – qu'on voie comme aujourd'hui chaque étude scientifique qui a nécessité de grands moyens est censée être conclusive ! C'est pourquoi j'ose – ce qui revient à dire : j'ose me tromper.

Or, la dimension de production aventureuse est certainement ce qui manque le plus à la science actuelle qui tient à asseoir chacune de ses propositions sur des absoluités irréfragables. Les scientifiques contemporains avancent lentement, n'entreprennent guère ; ils ont appris qu'il fallait surtout se méfier au lieu de tenter des hypothèses. Ils ne veulent pas choquer, s'inquiètent du nouveau qu'ils ne proposent qu'après de grandes quantités de précautions et de vérifications, par conséquent ils évitent de s'essayer dans l'incertain. Si l'on y regarde bien, on vérifie qu'ils n'ont généralement émis qu'un petit nombre de théories démontrées à (trop) longs renforts de statistiques : ils veulent convaincre plutôt que créer, ils n'ont pas le goût des histoires, leur esprit est tout de calcul et rien d'envergure. Leur travail de bureaucrate est pareil au codage dont on fait les sites Internet, c'est un ennui mécanique qui, en principe, ne vient qu'après une forte suggestion, une sorte de relecture, une somme de procédés ennuyeux. Ils dépensent leur temps – je n'ose même écrire « leur énergie » – à appliquer. Il répète des processus tant de milliers de fois ; ils ne font que de l'entretien de théories existantes, songeant qu'ils y reconnaîtront soudain un décalage, mais ça n'arrive pas : l'épistémologie raconte qu'en général l'idée n'est pas le fruit d'un labeur identique de fonctionnaire mais d'une hypothèse sise en un paradigme différent. Ce que Grothendieck appelle son « esprit d'enfant » est la faculté curieuse à s'interroger sur ce qui manque à ce qu'on sait déjà, à se poser des questions en-dehors du déjà-su et à se plaire à les résoudre même maladroitement par soi-même.

L'hypothèse, donc.

L'avantage de l'hypothèse innovante, c'est que n'importe qui d'autre peut l'étayer, que le travail de soutènement est assez évident et médiocre comparé à la force de la révolution, que ce n'est précisément qu'un travail de consolidation consistant à étayer et approfondir. Mais la galerie est principalement creusée, et l'on accède déjà au trésor, la sonde a porté ses résultats, on est riche au fond sans avoir vraiment à examiner les parois. Quelqu'un propose un paradigme jusqu'alors impensé : c'est peut-être une erreur, voire un hasard, mais ce n'est pas une banalité ni la continuation de règlements ; il y a une personnalité, un homme avec des conceptions qui n'appartiennent qu'à lui, des images colorées et une vie intime, au lieu du froid bureau habituel d'enregistrement et d'accréditation. Je préfère qu'on se trompe en fabriquant plutôt qu'on ait raison en recopiant. Inventer une hypothèse nécessite une audace qui terrorise le monde stylé à ses normes et à ses protocoles, à ses consensus si confortables et « sûrs », à cette démocratique absence de talent individuel qui fait prendre tout quidam pour un égal. La plupart se défient de ce qui est neuf, c'est pourquoi il ne leur vient pas à l'esprit d'écrire du neuf. L'égrégore – y compris l'égrégore scientifique – consiste à rester d'abord moral : on ne s'aperçoit pas à quel point toutes nos sciences sont imprégnées de convenu. Establishmentet suitable.

Moi, par désennui je me presse au plus lointain, j'essaie de percer du regard un horizon inexploré, je tente de l'embrasser et de le pénétrer, certes sans avoir beaucoup défriché jusque-là-bas et sans faculté surhumaine : dans l'action du pionnier, le plus difficile est l'acte de trouver la terre, et son aménagement est un problème administratif incombant à des machines zélées. Or, explorer le Nouveau, c'est le rôle des hypothèses : on n'est pas certain de rencontrer un lieu utile, mais on sent que selon toute logique il y aurait en cette direction quelque chose, comme sous la force d'une gravitation soupçonnée. Pour réaliser ce talent, il ne suffit pas de marcher après une découverte en suivant le même point cardinal : « Au nord, capitaine ! toujours au nord ! Ça a pour nous toujours bien réussi jusque là ! » On a peut-être atteint là une chaîne de montagne indépassable, ou bien il faut naviguer, ou bien il faut voler, ou bien il faut creuser, il appartient au visionnaire de surmonter l'obstacle en n'usant pas toujours des mêmes moyens : c'est la condition même d'un dépassement. On ne supplante qu'avec des hypothèses de nature foncièrement disparate.

Autrement dit, l'hypothèse est la figuration d'un moyen alternatif, parce qu'il est encore manquant, pour se rendre dans telle direction.

Tout ce que j'écris tâche à tracer des pistes : j'ouvre une voie ; on pourra me reprocher qu'il y manque des pavés droits et des pylônes électriques, on aura beau reporter sur d'autres le bienfait de la rationalisation du tracé et de l'embellissement du paysage, toujours est-il qu'on n'aurait jamais aperçu cette contrée sans un esprit hardi de « tentative ». L'hypothèse, c'est le risque d'avancer un peu au hasard dans un sens où des indices nous portent, mais ce mouvement qu'on prend pour de la négligence, parce que ses raisons sont infiniment moins nombreuses que celles d'aller où l'on va déjà depuis longtemps, est la condition-même d'un eurêka. Il faut être un peu déraisonnable pour s'opposer à tant de villes et d'hommes installés dans les contrées où l'on a l'habitude, même quand le pays est devenu étroit, et les motifs pour chercher ailleurs semblent dérisoires, les explications étant forcément moins étayées que tout ce qui est su. La résolution de partir paraît même insultante à ceux qui cherchent des solutions au sein des terres familières ou à leur lisière directe. Un véritable explorateur affiche par sa recherche-même son insatisfaction : c'est ce qu'on ne lui pardonne pas facilement. Il semble mépriser les chercheurs-du-peu.

Le véritable génie est celui qui a assez d'imagination pour mériter les insultes de ceux qui entretiennent les routes déjà construites. Il faut pourtant de préférence que ses voies mènent loin vers des endroits fertiles et neufs, ce qui, depuis une solitude comme la mienne, n'est pas aisé à mesurer : je ne suis pas sûr d'avoir fait cela, je ne suis pas convaincu d'avoir ouvert des perspectives, je ne suis pas certain d'être génie. J'ai cependant la volonté méthodique : j'émets les hypothèses et m'efforce par l'écrit à une première vérification, je fonde les strates initiales du théorème, je crois fonder des fragments de sciences au titre d'explorateur avisé, sans crainte du ridicule ni souci de pairie, malgré les accusations d'orgueil dont je n'ai cure, et surtout sans peur de me tromper, l'erreur étant pour moi la correction vers le but. Mais si d'autres ont déjà foulé la terre que je pense arpenter comme le premier homme, c'est ce que j'ignore. On ne peut pas tout lire, et j'ai trop l'ambition d'explorer c'est-à-dire d'écrire vers le neuf pour attendre de vérifier si des explorateurs ont déjà franchi ces limites avant moi. Tout ce que je puis dire, c'est que je n'ai pas entendu parler d'un devancier sur ces territoires, autrement je me serais empressé de le lire et j'aurais infléchi mon tracé, de sorte que, sans influence, aidé par personne, j'ai le sentiment authentique – et ce sentiment prévaut pour m'attribuer cette distinction – de découvrir ces mondes comme leur concepteur : je ne lis nulle empreinte sur le sol où je vais, je ne repère nul témoignage civilisateur, comment donc saurais-je que je me suis surestimé en considérant mes trouvailles comme originelles ? Ne les ai-je pas ainsi conquises tout seul ? C'est en quoi j'ai bien le mérite du pionnier, quand même il s'avèrerait que, relativement à des progrès que j'ignore, je n'ai rien « trouvé » qui n'existait avant moi : le pionnier n'est pas celui qui le tout premier a en effet découvert, mais c'est celui qui a marché où il a cru qu'il n'y avait personne.

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